A l'heure où les plus éminents savants de la toile déclinent leur souci d'une parole solitaire (mais recherchée sur Internet, les malheureux !), discutant à n'en plus finir de la corruption généralisée qui empêche celle-ci de jaillir (il est vrai que Dostoïevski se fait de plus en plus rare à la foire du trône), invoquant dans les larmes et la rage la possibilité d'un infra-langage ou d'une trans-humanité qui ne serait pas décimée par un méta-verbe (ou l'inverse on ne sait plus), s'acharnant à sortir d'une matrice dont on ne savait pas qu'elle existait à ce point et dont on finit par se demander si elle n'existe pas que pour eux, risquant en outre de se brouiller avec tout le monde, surtout avec celles qui jouissent - car ce refus jamais tempéré de jouir est leur credo ! - je ne connais pas de définition de la littérature plus salubre, plus stimulante, plus ensorcelante, à mille lieues de tout cette théologie d'écorché vif (car personne ne nierait qu'ils souffrent, ces arpenteurs), que celle qu'en donne John Cowper Powys au début de ses Plaisirs de la littérature.
"Les magiciens n'ont été capables de contrôler leurs anges ou leurs démons que le jour où ils ont découvert leurs noms. C'est en ceci que réside l'origine de toute littérature. Un mot est une incantation magique à la faveur de laquelle le "moi" exerce un pouvoir, d'abord sur lui-même, puis sur les autres "moi" et, pour finir, sur toutes les puissances de la nature."
Les mots sont donc des sorts jetés aux choses. Sorts de sens, de reconnaissance autant que d'animation. En bon christo-païen qu'il est, inspiré par la Croix comme par Stonehenge, Powys oscille entre la pensée mystique et la pensée magique, la première qui sauve, la seconde qui conjure. Nulle contradiction pour lui entre Merlin et le Christ, l'un servant l'Autre et mettant ses sortilèges au service de la grâce - la magie n'étant que du miracle organisé. C'est que tout belle et désirable soit-elle, la Création n'en est pas moins d'une cruauté sans limites pour les créés. Aussi devra-t-elle subir les plaintes, voire les accusations de ces derniers - le créateur nous donnant la possibilité de maugréer contre elle - c'est-à-dire aussi contre Lui. Serait-à dire que le premier mot fut un blasphème ? le premier nom un nom de Dieu ? Ce qui est sûr, c'est qu' "...après avoir suscité et créé la vie, la première fonction des mots, c'est de la critiquer. (...) en définitive, il me paraît difficile d'améliorer la définition de Matthew Arnold selon laquelle toute bonne littérature est dans une certaine mesure une critique de la vie."(c'est moi qui souligne). Comment ne pas souscrire à cette vérité aussi éternelle que difficilement concevable pour l'humanité moyenne ? Car il faut compter avec ces gens heureux pour qui la littérature est une perte de temps et un danger pour l'ordre social. On ne le dira jamais assez, le drame des écrivains est que les gens sont heureux - même quand ils sont malheureux, et que le livre sera toujours ressenti par le plus grand nombre d'entre eux comme ce qui pervertit le goût de vivre, subvertit les valeurs et désespère autant Billancourt que le seizième. Il n'empêche : sans Parole, soit sans cette faculté d'invoquer et de dénigrer les choses, de rendre grâce à la vie et de la maudire, l'humanité aurait cessé de se reproduire depuis Caïn - et Dieu se serait retrouvé Gros-Jean comme devant.
L'on a toutefois tort de limiter la littérature à un thème prédominant, fut-il le Mal ou la Rédemption. La littérature est le lieu de la diversité, de l'ambiguïté, des contradictions, du désinfectant et de l'ensorcellement, du discernement et de l'envoûtement, de la lucidité absolue et de l'ivresse. Surtout, elle n'a rien à voir avec l'objectivité du monde (bon pour la science) ou avec la valeur officielle de la vie (bon pour la morale), elle n'a rien à voir avec le sérieux que demande l'existence dans ses événements les plus sacrés et les plus anti-littéraires : la naissance, le travail, le mariage, l'enfantement, la mort - tant il est vrai qu'on reconnaît le sérieux à ce qu'il déboute tout instinct artistique. La preuve : entre la Joconde et un être humain, qui sauvez-vous ? L'être humain bien sûr, fut-il le plus con et le plus méchant du monde. Pire : entre l'Evangile et un anticlérical qui est en train de brûler le dernier exemplaire de l'Evangile, qui re-sauvez-vous ? l'anticlérical bien sûr, car notre présence ici-bas nous paraît malgré tout plus sûre et plus importante que toutes nos croyances d'une vie meilleure ailleurs. La vie veut la vie plus que le salut, la vie veut l'espèce plus que le sens. C'est notre tragédie. Passons.
Donc, la littérature, c'est quoi ? "Dans les livres sommeillent tous les démons et tous les anges sécrétés par l'esprit humain. C'est pour cette raison qu'une librairie - et spécialement une librairie de livres d'occasions - est un magasin d'explosifs, une pépinière de révolutions, une séminaire de réactions. (...) Une librairie est une poudrière remplie de dynamite, un drugstore plein de poisons, un bar bourré d'alcools, une fumerie d'opium, une repaire de bandits, une île peuplée de sirènes." Un jour, le Transhumain me reprocha de ne prendre le cinéma que comme un palliatif, un lot de consolation, une rose pourpre du Caire. Il avait sans doute raison mais il avait tort d'ignorer mes raisons. Car oui, en effet, schopenhaurien sur ce point, je tiens le cinéma en particulier et l'art en général comme une immense consolation, un gigantesque baume, un philtre qui aide à vivre. Serait-ce faire peu de cas de la vérité ? Mais quelle vérité ? Celle de Dieu ou celle des illusions vitales ? Celle qui me sauve ou celle me fait vivre ? Que m'importe de sortir de la matrice du moment que je peux voler dedans ! L'alternative est simple : soit Dieu existe et Il me sauvera malgré moi, soit Il n'existe pas et dans ce cas, autant se droguer à Shakespeare et à Dante. "Là se trouvent les poisons mortels, les drogues pour calmer, l'eau de vie qui rend fou, l'ichor* qui enflamme, le nectar qui enivre ! Là se trouvent concentrés les gémissements de toutes les générations d'humains, leurs cris désespérés, les hurlements de tous ceux qu'on enferme, leurs fuites désespérées, leurs triomphantes réconciliations. Au Commencement était le Verbe ; et le Verbe était en Dieu - et le diable a volé le Verbe dans son berceau. L'éternelle contradiction, qui donne naissance à toute création, fermente et bouillonne dans les livres, dans tous les livres ; et du haut de cette empyrée neigeuse que sont les livres, les avalanches mortelles de l'ultime négation nous emportent dans les profonds abîmes."
Bien sûr, pour cela, il faut aimer lire - et quand on aime lire, on aime posséder les livres. "Ce n'est jamais tout à fait la même chose de lire un grand auteur dans une édition empruntée à une bibliothèque municipale que dans un livre acheté avec ses propres deniers. (...) [c'est comme] recevoir la Muse lors d'une réception officielle au lieu de passer avec elle une nuit d'amour". Et qu'on n'ait pas la vulgarité d'avancer que les livres sont trop chers ! Un livre n'est cher que pour ceux qui n'aiment pas lire. Dostoïevski ou Proust à moins de dix euros en poche, je trouve même que cela n'est pas assez par rapport au gain infini que leur lecture représente... Chaque vrai lecteur (un par famille, selon le pourcentage de Powys) le sait bien. Pour lui, "les livres sont plus qu'une seconde Nature. Ils sont une sous-Nature et une sur-Nature. Ils sont la Nature dans son effroyable universalité, passée au tamis divino-diabolique de tous les types d'imagination humaine." Lire, c'est en effet posséder deux mondes, le dicible et l'indicible, le nommable et l'innommable - mais l'indicible... dit, l'innommable... nommé. C'est ici que tout se joue. Ecrire, c'est exprimer l'inexprimable - et lire, c'est le comprendre. Ca a l'air un truisme, cela ne l'est pas du tout. Le grand écrivain est celui qui outrepasse les droits de l'expression normative, qui rend caduque le sacro-saint "ineffable", qui possède tous les signes de tous les sens et tous les sens de tous les signes. Il peut être alors "un ascète, un immoraliste, un pornographe, un papiste, un quaker, un communiste, un anarchiste, un iconoclaste, un idolâtre", il peut même être un fou ou un imbécile, tout ce qu'il veut du moment qu'il sait traduire tous les langages qui traversent notre langue. Son rôle est de nous rendre à Babel. J'ai beau être ce gros français de trente-cinq ans, je veux exprimer en moi l'enfant, la femme, le nègre, le colon, le bochiman, l'animal, le sadique, le masochiste, le paon, le petit oiseau, le lion, le cancer, ma soeur, mon père, mes amis, mes ennemis, mon ex, ma marraine, mon amour, mes collègues, leurs souvenirs, leurs fantasmes, leurs voix ; je veux parler comme un éléphant et comme une brume, comme un éclair de feu ou comme un crumble au noix, je veux être moi-même une église, un quatuor ou la rivalité de François Ier et de Charles Quint ; je veux que tout parle - tout jouisse ! en moi. Je veux être livre. Qu'on me feuillette, qu'on me souligne, qu'on m'apprenne par coeur, qu'on déchire mes pages, qu'on se torche avec moi, du moment qu'on me lit et que je fais un effet, tout me va. "Considérez mes découvertes, réfléchissez à mes théories ! Laissez-vous séduire par ma magie, laissez-moi vous libérer grâce à mon imagination, laissez-moi vous impressionner par mes subtilités, laissez-moi vous enchanter, vous transporter par mes caprices, mes fantaisies, mes lubies, mon humour !"
[Ce que je fais de ma foi catholique et romaine dans tout ça ? diable, c'est vrai, je l'avais oubliée celle-là... Eh bien, disons que je rends à Dieu ce qui est à Dieu et à Proust ce qui est à Proust. Chacun son stade comme dirait Kierkegaard. Dieu, c'est du sérieux, justement - c'est la Parole qui se passe des paroles. C'est de la substance et du sens, alors que... mon dieu, allez-Vous me laisser sortir une énormité pareille ? C'est la seule qui me vienne spontanément : la littérature, l'art, tout ce que j'aime,... c'est du sens sans substance. Des effets de surface. Des simulacres - "sublimes" sans doute mais simulacres quand même. A DEVELOPPER.]
Donc, je veux jouir (c'est-à-dire comprendre, dit Claudel), avoir un pouvoir sur la création, la chérir ou lui chier dessus selon mes humeurs, et me branler dans l'universel. C'est pour cela que je lis. Et que je plains ceux qui ne lisent pas, "[ces] gens qui disent "je peux me passer de livres ; mon expérience me suffit, mes idées n'appartiennent à personne" [et qui] ne sont eux-mêmes rien d'autre que des livres très ordinaires et très usagés, dont le vent s'amuse à tourner les pages ; des pages qui ont déjà été tournées des millions et des millions de fois !" La banalité éprouvante de ceux qui ont préféré "vivre leur vie sans livres", la bassesse d'esprit des non-littéraires, l'ignorance crasse de leur vision du monde. Oh ils peuvent avoir "réussi", être riches, avoir tous les pouvoirs (et aucune puissance !), passer leur temps à tyranniser leurs semblables, ils ne pourront jamais "avoir vu Dieu", "[ils] ne pourront jamais vivre dans un présent qui est le fils du passé et le père de l'avenir sans une certaine connaissance du journal de bord que tient la race humaine depuis l'origine des temps et qui s'appelle la Littérature." Tu entends Esther ?
Insuffisance de la vie non littéraire. Vanité extrême de celui qui croit se passer des vanités mondaines et qui croit modeste de ne se contenter de la réalité que prise telle quelle. Alors que "le plus grand honneur que vous puissiez faire à un fragment de réalité, c'est de le qualifier de biblique, d' homérique, de dantesque, de shakespearien, de dickensien ou de rabelaisien. L'homme à l'écorce grossière et à l'épiderme épais qui dit mépriser les livres et qui prétend aimer ce qu'il appelle "la vie", vit ses expériences sur la corne d'un rhinocéros, sur la bosse d'un chameau ou entre les dents d'un requin." Comme il a peur de la réalité aussi, ce philistin... Il dit qu'il n'a pas besoin d'être consolé, mais tout simplement parce qu'il n'a rien vu, rien senti, rien vécu. Et il veut vivre encore moins - c'est pour cela qu'il ne lit rien. Il ne supporte ni les ténèbres ni la lumière et surtout pas cet "élément d'effroyable obscénité" sans laquelle "une grande oeuvre de fiction ne peut exister." Finalement, le Stalker avait raison. "Même le plus idéaliste des grands livres plonge souvent dans la boue, dans ce limon insondable qui tapisse le fond de l'océan et sans lequel la réalité ne serait pas la réalité." Qu'est-ce que la littérature ? ce qui console et ce qui révèle, ce qui berce et ce qui réveille, ce qui charme et ce qui arme. CE QUI EXPLIQUE LA SOUFFRANCE EN FAISANT JOUIR.
Suffisance du littérateur. Du philistin au pharisien, il n'y a qu'un pas. C'est beau d'être exigeant avec soi, ça l'est moins de l'être avec les autres - surtout quand on donne l'impression de n'être dur avec soi que pour avoir le plaisir de l'être avec les autres. Sois dur avec toi-même, mais, s'il te plaît, ne me fais pas payer ta dureté, sois dur avec toi-même si ça te chante, mais sois doux, très doux avec moi. C'est la seule morale qui compte. Surtout quand on est un ami des livres.
"Notre culture serait une bien pauvre chose si elle détruisait notre tolérance philosophique et transformait notre sympathie et notre compréhension en un mépris pharisaïque. Un homme qui aime vraiment les livres considère avec une indulgence infinie les goûts littéraires des gens les plus simples. Il a suffisamment d'esprit pour comprendre que ce flot de littérature médiocre qui nourrit l'intelligence des multitudes et les aide à supporter la monotonie de leur vie est quelque chose de tout à fait différent de ce que peut en saisir une personne qui se contente d'y jeter un coup d’œil en passant. Il a la générosité et l'intelligence de comprendre que la moindre page des productions de second ordre, quand elle s'imprime dans l'esprit du lecteur, est transmuée par l'alchimie de l'imagination en une réalité qui transcende le sens littéral des mots. Tous les lecteurs sont doués d'imagination. Ils ne seraient pas lecteurs autrement. Et ceux qui parlent avec condescendance de la littérature populaire devraient se souvenir comment fonctionne l'esprit des enfants, et comment ils transforment les histoires les plus banales, les plus ridicules et les plus vulgaires en eldorados de pur ravissement (...). Le plus pauvre, le plus grossier, le plus épais, le plus creux, le plus mélodramatique des livres porte en lui quelque chose, quelque teinture, quelque essence, quelque notion de la sagesse des siècles que roule ce vaste flot."
Que rajouter ?
(*l'ichor est un fluide éthéré qui remplace le sang dans les veines des dieux.)