15 - La volonté asservie.
« Regardez un champ de bataille [Facebook], l'ennemi le plus acharné n'est pas aussi impitoyable envers son adversaire vaincu que sait l’être l'éthique. »
Et c'est pourquoi l'éthique veut réécrire la Bible - se débarrasser du serpent en tout premier lieu, ce serpent qui « tente » l'homme et la femme et qui a bien l'air d'être l'envoyé de Dieu, sinon Dieu lui-même (car après tout, ils sont d'accord tous les deux pour sacraliser l'arbre de la connaissance, Dieu pour en faire un tabou, le diable pour en faire un totem). Se débarrasser aussi de Job et d'Abraham eux aussi tentés, et pire que ça, éprouvés par Dieu. Se débarrasser même de la Croix - ou, ce qui revient au même, ne pas trop y insister. Après tout, Dieu a ses raisons que la raison ne connaît point. Mais c'est la sienne et pas la nôtre. Préserver l'humanité de cette Croix incompréhensible, voilà le souci de l'éthico-religieux, du prêtre, du juge, du sage. Préserver l'homme rationnel de tout ce qui donne au réel une dimension irrationnelle, insoutenable, irrécupérable. Car « le réel est rationnel » (Hegel), point barre. Le réel a un sens moral qui ne peut être tragique - même s'il frôle ce tragique de temps en temps. Ruses de la raison. Malices de l'histoire. Habileté de l'esprit. Platon, Kant, Hegel : rationaliser le réel, moraliser le réel, récupérer le réel. Et puisque notre monde est « chrétien », enlever au christianisme tout son aspect « scandale et folie » et le réduire à un « éthico-religieux » parfait pour contenir les âmes, rassurer les hommes, et assurer les bonnes moeurs. Alexis Karénine, le mari d'Anna, ne raisonne pas autrement quand il apprend que sa femme en aime un autre que lui :
« … il se sentait en face d’une situation illogique, absurde, et ne savait qu’entreprendre. Cette situation n’était pas autre chose que la vie réelle, et s’il la jugeait illogique et stupide, c’est qu’il ne l’avait jamais connue qu’à travers l’écran déformateur de ses obligations professionnelles. »
Ne pas insister trop non plus sur les miracles du Christ, en revanche mettre le paquet sur sa « vertu », sa « chasteté » (?), sa « socialité » (??), sa « moralité ». Faire un christ moral, en voilà une idée qu'elle est bonne ! Ce n'est plus « à Dieu, tout est possible », mais « à Dieu, tout est moral ». Comment la volonté humaine ne pourrait-elle complaire à ce programme normatif et apaisant qui n'est autre qu'une planification humaine, la plus acceptable de tous ? Comment ne pas accepter ce conseil d'administration qui nous libère de la déchirure existentielle ?
On s'est souvent demandé si Kierkegaard, fils de pasteur, était resté protestant. Ce qui est certain, c'est que toute sa pensée est une arme de destruction massive du protestantisme (et c'est pourquoi elle séduit tant de catholiques). Remettre l'abîme au goût du jour, ce n'est pas très protestant - et le Christ sur la croix, encore moins. Ce qu'il faut comprendre, c'est que Kierkegaard veut éprouver le christianisme dans tout son scandale et sa folie - dans tout ce qu'il y a d'inacceptable en lui. Il veut s'installer dans la plaie, le hurlement, le clou, l'abandon de Dieu. Il ne veut penser la vie qu'à partir de Gethsémani. Il ne veut chanter Dieu qu'à travers le verset : « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? ». Il veut se mettre du côté de Job et d'Abraham jusqu'au bout. Ce n'est pas là pur sadomasochisme théologique mais volonté d'éprouver le tragique de la présence au monde que chacun de nous a peu ou prou senti. Comme Pascal ou Simone Weil, Kierkegaard veut toucher le pire de la condition humaine - l'instant où l'homme est le plus loin de Dieu. Donc le plus proche.