"Je sais bien que c'est difficile mais lorsque t'auras compris je serai mort." (p 389)
...... neuf.
APRES LES PARENTS, LES ENFANTS.
Théâtre des jeux, jeux du coucher, coucher des enfants. Shaun & Shem, on s'en rappelle. Conflit des mêmes. Enfants terribles qui donnent du grain à moudre à leurs rocher et rivière de parents. Education ou démagogie ? Home, home, home. Après Dublin (première partie), nous voilà dans le foyer Earwicker (seconde partie). La chambre des jumeaux devient une scène, un bar, un club, un dancing. Les enfants jouent une pièce sur l'enfance - la leur et celle de Joyce lui-même - qui s'appelle Mime de Mick, Nock et Maggies. Lutte des anges et des démons. Shaun toujours du côté de la loi, de l'église, Shem toujours du côté du mal, de la création. Déboires de Shem qui dans le rôle de Glugg, "bon mauvais garçon battu des vents", est abandonné par les femmes, moqué par elles (comme Alberich par les filles du Rhin), et qui en outre a une furieuse envie de faire pipi. Pauvre Shem ! Même sa mère le plaint au lieu de l'aimer !
"Ah ho ! Pauvre Glugg ! On a dit de lui qu'il tenait bien de sa mère-fontaine. Vraiment déplurabelle ! A marre, O mare ! Et toute la frayeur qu'il avait inhibée de Collen Bawn, sa janitrice. A peine tolérable ! Avec ses andouillers accrochant l'air au passage, et la lumière babélique qui ressortait de ses chaussettes tout le temps qui passait, elle lui répétait sans cesse cette pluie d'interrègnation comme au jour de ses gnoces : Comment expliques-tu qu'un manque se traduise par la Manche et passe-moi le sel je te prie ?"
Glugg, timide avec les femmes. Glugg répondant toujours à côté - tandis que sa soeur, plus dégourdie, plus "joyeuse commère de windsoeur" apprend à son futur mari à la trousser. Tout le monde baise autour de Shem, sauf lui. C'est lui, le fils qui prend tous les péchés de ses parents, de son père, sur son dos, lui que l'on assimile hélas à l'assassin Macbeth, lui dont sa soeur Izzy / Yseult se moque avec les autres. Mais les femmes vieilliront et Shem sera vengé. Pour l'heure, il se vautre dans l'immondice tandis que les jeunes filles chantent la gloire de Shaun / Chuff. Roue Vico. On devient l'ennemi, l'adversaire, l'assassin juste pour que la roue tourne. Il faut bien que la vie continue. Il faut bien rouer quelqu'un pour que la vie tourne.
Et que le texte nous fasse tourner en bourrique : "c'est un peu dense, hein, mon gars ?", se répète, se reprenne, se reperde. Cite Ulysse en passant :
"Eucalypso. Nid d'amant. Hades. Nemo in Patria. Déjeuner dehors. Charybde et Scylla. Naufrage en question. De la Taverne des Sirènes. Polyphème. Nausicaa. Mère de Pitié. Nuit de Walpurgis."
Infuser les mots entre eux, toujours. Faire du texte une bouilloire plutôt qu'une bouillie.
"Livie vallée-t-elle d'être vécue ? Nej !"
Difficile ? Oui, non. Ce qu'il faut comprendre, on le répète, est que l'hermétique vient du trivial, le savant du populaire, l'imbitable de la chansonnette. Joyce en donne même l'exemple paradigmatique dans ce chapitre en parodiant un de ses premiers poèmes.
Ainsi :
"Mon toit, hélas ! pauvre vieille maison
où j'ai joué souvent dans ma jeunesse
sur l'herbe verte et grasse tout le jour
et mes moments de repos à ton ombre."
devient :
"Ma chaumière, hélas, pauvre chère maison dans l'ombre
Où séculaires mes joujeunes années,
Luisent entre les herbes verdigrasses et les futaies de la vallée,
Est restée comme le cloître ornamour de mon coeur."
Vous voyez le truc ? On dit la même chose en plus élémentaire, en plus analo-tellurique. Non, la vraie difficulté de FW, ce n'est pas la profondeur de la langue, c'est sa surface. C'est le décor, les fioritures, les références. Le fait qu'à un certain moment, ça ne raconte plus rien. Ca ne fait que citer des trucs. Proust aussi a ce travers dans Guermantès. Friser les mots et rien de plus. Du coup, la mayonnnaise ne prend plus et c'est fort dommage. Mais tant pis. Il faut continuer. Pour les personnages. Pour la guerre entre les personnages. Pour le cul, aussi, pourquoi le nier :
"Et chaque fois que t'as des picotements dans l'intime nous sommes sûrs d'être pris dans la toile de tes sortilèges."
Donc, Shem joue Glugg le perdant, l'accusé, autrement dit le père accusé de viol dans un jardin. Le fils qui se confond en père, qui se transsubtiantialise en père. Qui devient péché du père. Tu m'étonnes qu'enfants et parents ne peuvent s'entendre, quand les seconds s'aperçoivent que les premiers incarnent ce qu'eux cachaient.
"Le gros ego-te-dici s'est bien gardé de dire, même sur le point d'être débarqué par convocation, qu'il contribuait coccyxement une pièce d'argent avec sucre candy sur Spinshesses Walk donnant des pourlilithes aux midinettes tout en mouchant son nez à part avec les plus prures inattentions pollygames, car il avait cette maladie impécuniaire de spectaculairement se retirer sur une haute falaise dominant la lande, les jours de grands hurle-vents, car il souffrait chroniquement d'une plentitude de blessures domestiques."
Mais la nuit revient. Et c'est du bonheur. La nuit. La lune. Les chemins vides. Le parc bleu nuit comme dans la toile de Degouve de Nuncques. "Le monde phénoménalement drôle" - et psychologiquement affreux. Shem pleure de ne pouvoir aimer que de loin.
"Il pleurait indeiterum. Pourvu d'une telle dent de vérité, il semblait aimer sa dulcinée de loin. Haut petit mortmatin, il comparut devant soi."
Shem se juge, s'accuse, se condamne, s'exécute, se masturbe. Shem loin d'Astrid. Shem triste sire. Shem sans loisir.
"Le monde du baiser est plein de gars qui trébuchent en s'agenouillant vioyamment à la chape du ciel."
Appels. Beautés. Effluves. Parfums. Chants. La chambre des enfants devient un paradis. C'est le dernier jeu avant le coucher. Avec la grande soeur. Et avant la nuit totale - irritante pour le coup. Mais quoi ? "Les coeurs timides des mots sont tous en exeomnosomme." Bonne nuit les petits.
......................................................... dix.
Marges. A gauche, celle de Shem la cigale ; à droite, celle de Shaun la fourmi. Entre les deux, le cours. D'histoire, de botanique, de mathématique, de théologie, de littérature. Les deux frères à l'école ou faisant leurs devoirs et annotant dans la marge remarques érudites ou obscènes, scolaires ou hors sujet, universitaires ou artistes. Bizarrement, ces trois textes qui n'en forment qu'un ne sont pas les plus difficiles du livre. Peut-être même les plus réjouissants. C'est qu'à droite, on parle de Kabbale et à gauche d'arché sexuel. Polarité qui se complètent. Frères qui reconstruisent le monde. Et échangent leur rôle. Shaun se retrouve à gauche. Shem à droite. Tous deux sous les jupes de leur mère qui contiennent tous les secrets. Car le savoir, c'est le sexe, bien entendu. Orygine du monde. Et hiéroglyphes finaux : pied de nez et os croisés. Soient antéchrist et crucifixion, ricanements et squelettes, rire et mort.
Et plaisir inouï de ce chapitre, l'un de ceux qui fonctionnent le mieux avec le cinq (livre de Shem) et le sept (livre d'Anna Livia) :
"Tels nous-ci sommes soucis où sommes nous sommes nous ici de totamésange à thétroptomtotalitaire. Thé thé trop oo."
A la recherche du sens ultime des choses :
"laisse-nous rechercher, voir, faire la lumière, ne pas manquer le rendez-vous féminin avec Mimosa Multimimetica, la sirène mnémonique du sens de tous les sens ! Elpis, fontaine pleine de grèces, nous tournons tous nos espoirs vers toi, depuis les rois dans leur palais jusqu'aux villains derrière le tertre."
Ils ne se détestent pas tant que ça ces frères. Ils se complètent. Ils auraient pu faire des choses ensemble. Marx. Cohen. Taviani. Wachowski.
"Il y a un certain rassurantisme dans le fait de savoir que souvent de la haine inspirée en première audition vient l'amour en seconde vue. Fais sienne ta petite parlote pécheresse dans un baril de subjonctions, duel en duel, et prude au pluriel (...) le genre d'accident qu'il faut pour t'ajuster à cette sorte d'être jouissant d'une différence."
Ecrire, donc :
"attrape les lettrines par les ouïes, là où la plume n'a jamais posé le bec."
Aller au bout des possibilités des langues. Atteindre Babel. Parler queer. Finnegans wake ou le premier roman queer comme je disais en I. L'ironie est que Babel tourne au charabia et que le queer aboutisse à l'imbitable.
"la face perdue d'erroroute, poneys à 2 pattes et ânes à 3 manches (madahoy, morahoy, lugahoy, jogahoyaway-mamalujo) mPm nous offre une pentomine arc-en-ciel, aquavalente (du diable si ça m'a pas dégoûté de tout !) kaksitoista volts yksitoista volts kymmenen volts yhdeksan volts kahdeksan volts seiteman volts kuusi volts viisi volts nelja volts kolme volts kaksi volts yks ! allah-thallacamélion, caravansérail sériant les fractures fines du ciel. En d'autres termes, 1-5, 2 moins 5,1 de 5,2 milliamille et 1 5/2 mile 2x2x5x5 de Ballyclee, Blablaklava Pour une vue cavalière sur toutes les mises en facteur possibles voir Iris de l'Evenine World. Binôméens compris. Inexcessibles comme tes voies de Dieu. Les axinomes. Et leur prostulats. Pour sa neuralgébrie."
Bien sûr, on pourra trouver ça monumentalement con et prétentieux - "des sables mouvants de connerie", comme le dit l'un des deux frères lui-même.
Ou des abîmes. Il faut penser à tout ce que l'on aime ailleurs et que l'on ne comprend pas plus. Trou noir dans 2001, l'odyssée de l'espace. Compositions de Kandinsky. Pierrot Lunaire de Schoenberg. Ou un bon vieil épisode de Star Treck. Car tout ce qui s'annote comme "vérité bifoliée et appétances conjonctives d'origines oppositionnelles" (main de Schaun) n'est rien d'autre qu'un conflit verbal et sexuel.
.............................................................................................. onze
Pendant tout ce temps, HCE rêve. Et le lecteur avec lui. On rêve d'humiliation. Les clients du bar qui se foutent de nous. Nous mettent en lambeaux. C'est-à-dire font de nous un vêtement qu'on déchire. Un sacrifice dont bénéficiera les enfants. Les enfants qui mangeront leur père. Le père qui ressuscitera en eux. Toujours la roue sacrificielle et matricielle - patricielle dans ce cas-là. Même si Burgess (que serions-nous sans Burgess ?) qu'
"il est proprement infernal de tenter de résumer cette partie de Finnegans Wake : ce serait comme de vouloir expliquer L'art de la fugue de Bach, mesure par mesure. Mais on ne le dira jamais assez, nous ne devons jamais espérer quoi que ce soit qui s'approche de la logique diurne, même de loin."
Nourriture et couture, donc. Le corps dévoré et décousu de HCE. La prose envahie par des termes de couture. Métamorphoses en cascades. Et nouveau coup de tonnerre qui semble contenir le nom d'Humphrey tonnant du ciel :
"Bothallchoractorschummei-naroundgansumuminarum-drumstruminahumptadum-pwaultopoofooloodera-maunsturnup"
Dans ce chapitre infernal, il est aussi question de défécation, de perversions sexuelles (contenues dans le nom même d'Earwicker), et de conflits entre frères - l'épisode Butt et Taff. L'idée est d'affirmer que tout un chacun est un jour anéanti par ce qu'il y avait de plus vil en lui et que la nature a forcé à exhiber. HCE aurait pu être un héros, un combattant des mers, un Lord Jim, mais la vie l'a fait chuter. Comme Adam.
Suivent les discours de quatre vieillards, quatre évangélistes, quatre provinces d'Irlande, quatre phases du cycle de Vico, quatre pays : la Russie (Grégorovitch), la Grèce (Leonocopolos), l'Italie (Tarpinacci) et l'Irlande (Duggelduggel).
Mais il est temps de fermer la taverne. Finita la "régalynchade". Après cette soirée, Earwicker n'est pas mort, mais accablé.
L'échec de FW (échec sublime) est qu'on finit par comprendre que le langage ne suffit pas. Le langage ne saurait se confondre avec le réel. Le langage qui dit la totalité finit par clore cette totalité sur elle-même. A la fin, c'est intolérable.
"tout le Kalevala sait qu'il n'est si longue aurore qui ne vienne à la nuit mais les actes viennent à la vie, le viol convole (tha lassus ! tha lassus !) et, pour boucler la boucle il n'est pas trop tard pour la serrer dans mes bras notre Faery Queen, la nuit des choses de la nuit de la création de Thot seigneur qui vient des puissantes ténèbres et profondeurs la nuit de la création où il la fit crier comme Horus en crihumphe sur son ennemi, alassant son chemin à l'aide de portulans plus riches que Roedshields, Elizabeliza bénissant la douleur du miel, tout un Willbedone de Yinko Jinko Randy, et hippychip eggs, elle alalit opérer la fusion de tous deux en mi-tête, conjoitement et solitairement, comme tous les autres Tom, Dick et Harry, tel le divin petit Mimmykin Puss....."
Nouveau coup de tonnerre où tous les pères tonnent en un mot de cent lettres (comme d'habitude, allais-je dire) :
"Pappappapparrassanua-ragheallachnnatullagh-monganmacmaccwhack-falltherdebblenonthe-dubblandaddydoodled"
Et brusquement, la plus belle page du roman :
"Du temps où le monde entier n'était que jardin d'Eden, Anthéa dévoila les limbes de ses premiers membres, ainsi le haut et le bas étaient comme les deux tranchants d'une même épée. Ils avaient quant à soie, leur content d'idées, et toute vie se dépensait en muscat et tout était clair comme au temps de Pline et de Columelle lorsque les tours de Babello et de Pépie se penchaient au bord du nid. Les oiseaux de ses fontanelles dansaient sur l'étoffe de son lit. Les gars seront toujours les gars, les filles toujours les filles, aussi longtemps que filera le Moulin sur la Floss, avec le miel et la soie lorsque toi et moi jouions à lanciférer des lucifuges et que nos timides corolles de cousettes cousaient sur l'eau. Revenons en germinal et remâchons la graisse grège du tonneau de notre conte."
Le texte s'adressant à nous, lecteurs, et se moquant de nous :
"Tu perdras ton nom à la lecture de Wimmegame's fake, "Finnegans Wake". Avance ! Un fil grandit, son frère jumeau se noue. Tu t'es débattu comme jamais hein mon petit ? Ca va éveiller ton esprit, lui donner de l'Eire !"
Finalement, hors les moments féminins, c'est quand le texte nous parle de lui qu'il est le plus lisible !
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En roi Marc. Amertume de HCE. Adieu à sa jeunesse. Ne lui reste plus qu'à regarder les Tristan et Isolde de jeunes. Leurs baisers. Mouettes. Goélands. Large. A eux, le désir de vie d'amour. Pour nous, c'est fini. Ca n'a d'ailleurs jamais commencé. Quelques prostituantes et voilà tout. Le reste est littérature. Histoire-géo. Voilà ! J'ai trouvé ! Sans histoire-géo, FW serait presque lisible..
"Il y a toujours une lumière qui se balance le long de la rivière."
A SUIVRE.
Une étude exhaustive, assez géniale, de FW :
http://riverrun.free.fr/finnegans%20wake.pdf
http://riverrun.free.fr/resume.pdf