Simone Weil (1909 – 2009) la déflagratrice
Avant toutes choses, s’agenouiller. Se recueillir. Rendre grâce. Et pourquoi pas, tomber amoureux. La plus grande philosophe chrétienne du XX ème siècle était aussi une femme incroyablement séduisante malgré sa soi-disant mocheté. Les photos qui nous restent d’elle montrent d’abord une adolescente exaltée aux grands yeux curieux et profonds, à la chevelure noire, au cou de cygne, aux lèvres pleines. « Elle vous regardait par sa bouche », dira d’elle le poète Jean Tortel. Plus tard, ce sera cette jeune femme, pas mal godiche, qui joue au garçon, à l’ouvrier, au soldat. Je l’aime beaucoup avec son béret, sa pèlerine, ses bas de laine, ses grosses chaussures plates, ses lunettes d’intellectuelle, son air gavroche. Elle sourit toujours. Elle a l’air de s’amuser de la vie. Sur une photo, elle ressemble même à Harpo Marx. Quelque chose de profond et de goguenard dans le regard – quelque chose qui sent tout, qui voit tout, qui perçoit tout, et qui a l’air tellement plus fort que nous. Et puis, il y a son énergie, surhumaine quand on sait qu’elle est anorexique et migraineuse, sa conduite, souvent asociale et que d’aucuns qualifieraient de folle (eh oui elle est un peu folle, mais folle comme une sainte ! folle comme Jeanne d’Arc !), sa pensée, enfin, impitoyable comme le sont toutes les pensées chrétiennes mais qui chez elle dépasse tout ce qu’on peut imaginer en cruauté existentielle, et qui ferait passer Pascal pour un animateur de club Med ou Kierkegaard pour Joe le rigolo.
D’autant qu’on ne sait jamais très bien sur quel pied danser avec elle. C’est qu’elle brouille les pistes, Simone. Mieux qu’infréquentable (au contraire, chacun recherche ardemment sa compagnie), elle est l’irrécupérable par excellence, nourrissant et contrariant tous les camps, quoique ne se réduisant à aucun. Catholique anti romaine, helléniste christique, anarcho-platonicienne, stoïcienne mystique, maurrassienne d’extrême gauche, révolutionnaire anti-communiste, syndicaliste attachée à l’ordre traditionnel du monde, pacifiste qui s’engage dans la guerre, bourgeoise qui va à l’usine, intellectuelle qui se veut manuelle, chahuteuse et tragique, celle qui se définissait comme « amante du malheur » et qu’un recteur d’académie, un jour de mauvaise humeur, appela la « vierge rouge », semble avoir illuminé toutes celles et tous ceux qu’elle a rencontrés durant sa courte vie. Sa légende de « sainte laïque » vient aussi de ces témoignages saisissants que l’on a recueilli et qui semblent ceux d’apôtres contemporains : Gustave Thibon, Simone Pétrement, le père Perrin, Marie-Madeleine Davy, Camille Marcoux, Maurice Schumann et tant d’autres. En 1942, sa mauvaise santé ne lui permet pas de rejoindre la Résistance en France et elle doit se contenter d’un travail de coordinatrice à Londres dans les réseaux gaullistes. Par solidarité avec les Français de la zone occupée, elle ne se nourrit que par ticket de rationnement et meurt d’inanité l’année suivante au sanatorium d’Ashford, à trente-quatre ans, plus jeune que Mozart. D’aucuns disent que c’est un suicide alors que c’est une mort volontaire sacrificielle. D’après son biographe Georges Hourdin, elle demanda à son amie Simone Deitz, une juive catholique, de la baptiser en juillet 43, un mois avant sa mort. Quelques années plus tard, on ouvrira ses cahiers et on tombera à genoux. Simone Weil, c’est Tertullien + sainte Thérèse d’Avila + saint François d’Assise + Giotto. Une perception inouïe de l’homme, « ce néant capable de Dieu » et de Dieu « qu’il nous faut aimer même s’il n’existe pas ». Une métaphysique paroxystique de la terre et du ciel. Et une façon d’aller jusqu’au bout de soi-même qui peut faire dresser les cheveux sur la tête. On se sent toujours indigne de lire Simone Weil et on a toujours un peu honte d’écrire sur elle. Notre pesanteur, elle nous l’a fait bouffer.
Certes, elle en agaça et continuera d’en agacer plus d’un. Son platonisme intransigeant, sa passion de la justice, « cette fugitive du camp des vainqueurs » et pour laquelle il faut toujours être prêt à changer de camp, son sadisme punitif, son obsession du dur, de l’âpre, de l’inconfort (sinon du malconfort) dans la pensée et dans la vie, son « égalitarisme supérieur », sa pureté dangereuse, ses tentations albigeoises, son anti-romanisme primaire, pourront sembler parfois plus que discutable. Impossible de toujours la suivre dans ses exigences morales ni surtout dans son comportement qui ferait passer une carmélite pour une rombière. En même temps, la dure stoïcienne se conduit parfois comme une Marie-Chantale - quand par exemple, un jour de 1936, elle refuse, par charité mal ordonnée et toute déplacée, que le syndicat, qui l’a envoyé en mission dans le Nord lui couvre les frais de son voyage, sous prétexte qu’elle est assez riche pour s’en charger elle-même. A cette surfemme christique il arrive de confondre le désintéressement avec l’insolence et la force d’âme avec une manière très cavalière de faire fi des obligations. Mais tant pis. Ses excès, ses erreurs mêmes, sont à la mesure de son génie. Elle stimule toujours. Se plonger dans son oeuvre, c’est risquer la déflagration spirituelle. Un mot d’elle et vous n’êtes plus le même. On parie ?
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Commentaires
Quel dommage que tu n'aies pas pu l'entretenir ! Quel savon elle t'aurait passé ... ah ! je crois que ce coup-ci tu aurais trouvé ta dominatrice pour de vrai, pour toujours !
Je ne veux pas dire mais j'espère que si l'on te nomme un jour chef de la sécurité du musée d'Orsay, tu ne te laisseras pas carambouiller une seconde fois "Les choristes" de Degas au musée Cantini comme tous ces crétins diplômés qui sont tes supérieurs !
PS Je sais que cela n'a aucun rapport avec Simone Weil mais c'était mon coup de gueule de la nouvelle année, et comme dit Jean Gabin dans "Touchez pas au grisbi", il ne faut jamais se laisser voler après avoir filé une mandale au serveur indélicat !
Très juste, très émouvant. G.Thibon n'avait pas compris aussi bien que vous la stature de ce génie de la vraie mystique. Une vie de martyr comme celle de Tsvétaéva. Beaucoup plus forte et poétique que Jean de la Croix.
Mais après vos turpitudes extatiques avec nos contemporains, idiots de village, on ne sait pas très bien si cette belle émotion naît vraiment du courant passé entre vous et SW ou bien qu'elle n'est qu'un exercice verbal qui aurait pu s'adresser à un MH quelconque. Puisque votre relativisme est ahurissant. Comment peut-on avoir le même souffle coupé à la lecture de SW ET de ces autres ...
Je crois, cher Scythe, que vous confondez relativisme et éclectisme. On peut apprécier un grand vin comme se régaler d'une bière sans pour autant mettre au même niveau gustatif et spirituel les deux alcools. J'aime MH, je pense que c'est le grand écrivain de notre époque - l'avenir dira s'il deviendra un classique, à mon avis, oui, lignée Huysmans, Villers de l'Isle-Adam. SW, elle, est un être supérieur. Cordialement et sainte année à vous.
Cher Montalte, à côté de votre bonhomie je fais figure d'un énergumène. Là où vous pratiquez des paraboles solidaires, je sors mes hyperboles salutaires.
Je suis content d'entendre votre voix apaisée. Et je vous répète que, de toute la blogosphère francophone, vous avez le ton le plus vif, le jugement le mieux nuancé et le style le plus convaincant. Et ce n'est pas le fait d'être ici rabroué, qui me fera changer d'avis. Si, en plus, vous gardiez la bière pour vos soulographies secrètes et ne nous grisiez qu'avec des grands crus ...
Mes meilleurs voeux pour votre enthousiasme et votre goût du sacré !
Cordialement.
Ce soir, Frank Phélan 2006 (Saint Estèphe), et hier, Ruinart millésimé 2004 - histoire de terminer mes vacances en beauté. A bientôt !
C'est à la fin de l'article que tu touches l'os de la pensée Weilienne (et je dirais de plusieurs penseurs divinistes). C'est qu'en ne pensant qu'à Dieu on finit par faire abstraction de l'homme - le minuscule est voulu. Or, prendre en compte l'Homme c'est prendre en comptes les hommes dans leur diversité, ou comme disait l'autre dans leur unité multiple et leur multiplicité unique.
Or pour ce faire il faut les prendre dans leur plénitude imparfaite, et les passer par ce que j'appellerai un crible discriminatoire personnel. Chaque personne est un dosage particulier d'égoïsme, d'altruisme, d'affect et de raison, et il faut prendre chacun comme il est mais accepter que nous aussi (moi aussi?) nous sommes pétrit de la même façon. Il faut donc accepter nos préférences et nos aversions, et savoir discerner celui ou celle qui nous convient le mieux et se construire avec. C'est en sachant intégrer cette personne particulière pleinement (et les autres plus ou moins parfaitement, selon ses goûts et sa raison) que l'on apprend à intégrer Dieu.
Être libre n'est avoir des choix sans conditions, c'est savoir accepter les conditions des ses choix.
Un bon Saint-Estèphe est jouissif en effet, mais il faut savoir le faire attendre. 2006, ce n'est pas un peu jeune pour un Bordeaux?
Happy New Year du pote américain!