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  • Tuer le père, d'Amélie Nothomb (ou tuer Freud ?)

     

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    Tuer Freud

     

    (Attention, ce texte, qui se veut une interprétation du roman plus qu’une critique, dévoile le déroulement de l’intrigue, final compris. Mieux vaut donc avoir lu celui-ci  avant de lire celle-là.)

    Vingt ans déjà. Le problème d’Amélie Nothomb est qu’à force de la voir publier un livre tous les ans à la même époque on finit par oublier qu’elle est géniale, que sa littérature est la plus vivante et la plus surprenante du temps, et que contrairement aux critiques qui doivent bien vivre, elle reste jeune comme au premier jour. C’est vrai qu’à la fin c’est agaçant d’être toujours à la première place avec ce qui semble la vingtième version d’une même histoire. Alors, on parle d’ « éternel retour », de « métronome », d’« écriture automatique qui commence à bien faire ». Pour ma part, une écriture qui dit aussi vite des choses aussi fortes que « sa beauté n’était pas tapageuse », que « la beauté s’adressait à lui en particulier, comme si c’était une confidence qui se méritait », qu’à propos d’une livraison de fleurs proposée par un fleuriste, « Joe refusa, étonné que d’aucuns délèguent la meilleure part, à savoir le moment de l’offrande », que « le corps de Christina présentait une si forte densité d’elle-même qu’on aurait pu s’éprendre aussi violemment de son orteil que de ses cheveux », qu’ « elle le dirigeait si bien que, parfois, il connut le bonheur d’être une fille », et que si « les enfants que ne reconnaît pas leur père en souffrent(…), il existe une souffrance plus grande : celle d’un père que son enfant ne reconnaît pas », me semble divinement mécanique.

    Exécuter un personnage en une seule réplique, cela aussi, c’est tout son art : « Il m’a abandonnée quand tu es né. C’est ça, les hommes »,  explique Cassandra à Joe Whip, son fils de quatorze ans et bâtard négligé. En lisant cette phrase, le mauvais lecteur, celui qui fait plus attention à son idéologie, féministe en l’occurrence, qu’au texte qu’on lui propose, pourra croire que cette femme est sans doute une victime des hommes comme il y en a eu tant et que cela ne peut plus durer et qu’il faut agir. Le bon lecteur comprendra tout de suite que c’est une salope – car il n’y a que les salopes qui parlent des hommes en général et qui les accusent devant leur fils. La suite est sans recours. A l’instar de la méchante reine de Blanche Neige qui demande à son miroir magique de la complimenter sur ses mensurations, Cassandra demande à Joe de lui dire si elle n’est pas une belle femme : « - Oui, maman.  – Alors, dis-moi pourquoi je n’en garde pas un ? » Parce qu’elle les confond, les hommes, se dit Joe en lui-même, parce qu’elle en parle au pluriel, et que le pluriel est toujours vulgaire, parce qu’ «  elle parle fort », enfin, et qu’il n’y a rien de pire que l’arrogance sexuelle d’une mère.

    Mais ce n’est pas tant le mauvais parent qu’il faut tuer que le bon, celui qui nous aime, s’occupe de nous, fait tout pour que nous devenions une personne de bien - tel Norman Terence, ce maître de la magie connu dans le monde entier, et qui recueille Joe un beau matin chez lui, acceptant de devenir son professeur, puis, s’étant attaché à lui, son père adoptif. Pourtant, Joe tournera mal, préférant utiliser ses dons d’illusionniste pour la triche, décevant cruellement son mentor et couchant au passage avec Christina la compagne de celui-ci, fire dancer de son état, et qui triomphe chaque année au festival de Burning man, à Black Rock City, dans le désert du Nevada.

    L’ingratitude comme nécessité filiale. L’injustice comme essence des rapports humains. Le racisme affectif. C’est entendu, les romans d’Amélie Nothomb traitent du conflit, mais du conflit « inadéquat », du conflit auquel chaque protagoniste donne une raison différente, du conflit qui fait mal à l’un mais pas à l’autre, du conflit qui, souvent, n’en est même pas un pour l’un alors qu’il l’est à mort pour l’autre, ce dernier à la fois agressé et nié dans son agression. Dans Les Catilinaires, Palamède n’était pas conscient d’emmerder ses voisins en venant s’inviter chez eux tous les jours à la même heure. Dans Antéchrista, Christa n’avait pas tant l’impression que ça de faire un mal fou à Blanche. On fait plus souvent le mal en n’y pensant pas qu’en y pensant.  Et si dans Ni d’Eve ni d’Adam, Amélie finissait par abandonner Rinri, son fiancé japonais, c’était tout simplement parce que leurs sentiments n’étaient pas adéquats. Le sadisme peut être un moyen de se mettre en adéquation avec quelqu’un, pas l’indifférence, et d’ailleurs pas la différence non plus qui est toujours étrangère avec ce quoi elle diffère. En vérité, le mal est bien souvent un malentendu. « Même le mal, vous le faites mal », criait l’héroïne du Loft sanglant aux spectateurs irresponsables de Acide sulfurique. C’est que même dans la guerre, surtout dans la guerre, on voudrait que les choses aient un sens. Or, l’amour donne du sens. La haine aussi. C’est pour cela qu’on y tient. Mais ce serait trop simple : les véritables raisons du mal que l’on se fait entre nations ou entre individus relèvent une fois sur deux d’un quiproquo. Et Tuer le père sera l’histoire d’un abominable quiproquo et dont l’incroyable final ne décevra que ceux qui ont cru, comme Norman, que le mal qu’un fils pouvait faire à son père était dans l’ordre archaïque et mythique des choses et qu’il fallait passer par là pour se structurer.

    Comme souvent chez Nothomb, la tragédie est celle de la bévue qui fait plus mal que le mal lui-même et surtout quand on décide de la mettre à plat – telle Amélie elle-même dans Stupeur et tremblements lorsqu’elle tente d’expliquer à Fubuki que la cause de leur mésentente vient du fait de leurs différences culturelles, exactement comme ce qui se passe entre Toshiro Mifune et David Bowie dans le film Furyo… et qu’elle s’entend répondre que cette démonstration ne tient pas puisqu’elle, Amélie, ne « ressemble à pas à David Bowie » ! On croyait que tout pouvait se comprendre par le mythe et la culture, on se trompait encore plus. Au fond, il n’y a jamais d’intelligence, c’est-à-dire de langage commun, avec l’ennemi. Si la vie n’est pas un jeu, c’est que la vie ignore les règles du jeu, justement, en plus de celles de la rhétorique. La vie ne s’arrange pas avec le Logos. La vie se contrefout des structures élémentaires de la parenté, de l’interprétation des rêves et de l’Evangile. La vie se contrefout des sens qu’on veut lui donner à tout prix, et c’est pourquoi « les sages affirment que rien n’a de sens. »

    Si, comme tente de l’expliquer Norman à Joe, l’art de la magie consiste à faire douter du réel, l’art du roman, selon la définition qu’en donne René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque et telle que l’accomplit Nothomb depuis ses débuts, consiste à faire douter du sens – freudien en l’occurrence.  Car c’est bien le « père » de la psychanalyse qui est la victime métaphysique et métaphorique de ce très subversif Tuer le père – et il est pitié de lire tant d’articles qui parlent de ce vingtième roman d’Amélie Nothomb comme d’un roman sur « l’Œdipe », alors que d’Œdipe, il n’en est point. L’auteure s’est-elle amusée à piéger les critiques en prouvant qu’ils ne lisaient que les titres des livres qu’ils critiquaient ? Ce qui est sûr, quand on lit vraiment ce roman, c’est que le désir outrepasse toutes les significations qu’on voudrait lui donner. Le désir se charge d’investir toutes choses, tout être, toute lettre, y compris le « y ». « Rien n’est plus irrésistible qu’un y qui renvoie à quelque chose d’inconnu », s’exaltait-elle déjà dans Ni d’Eve ni d’Adam. Aujourd’hui, elle nous dit qu’ « il n’avait rien pour lui, sinon l’immensité de son désir et cela lui suffisant à y croire. Si on lui avait demandé ce que désignait ce « y » dans lequel il plaçait sa foi, il aurait répondu : « Un jour, je ferai l’amour avec Christina et elle le voudra autant que moi. » Erotique du Y chez Amélie Nothomb.

    « L’envie féroce » qui tient ses personnages et, semble-t-il, elle-même. Férocité anorexique qui exclut sans pitié ce dont on ne veut pas ou férocité boulimique qui dévore tout ce qui nous excite - que cela soit les champignons hallucinogènes (déjà présents dans Le voyage d’hiver) ou les êtres humains, le corps des femmes ou l’âme des hommes. Férocité de l’être qui sélectionne les désirs d’autrui et ne retient que ce qui le sert, lui. 

    « Je n’aurais pas été d’accord pour un autre que lui »,  explique Norman à Christina qui lui demande pourquoi il a choisi de faire de Joe son fils. Parce que c’était lui et que c’était moi. Sauf que Joe s’était déjà choisi un père depuis bien longtemps, en la personne de ce belge improbable qui un jour vint le voir et lui proposa de participer à une arnaque géante. Et pour ce faire aller trouver Norman Terence auprès duquel il apprendrait tout ce qu’il faut pour devenir un tricheur hors pair. On se retrouverait plus tard à une date précise fixée d’avance et on accomplirait l’escroquerie. Et Joe accepta parce qu’il était seul à ce moment-là, parce qu’il était en pleine gestation, et qu’il avait « un besoin monstrueux » que quelqu’un le choisisse, le désigne, « le fonde ». Joe réagit comme le canari qui, paraît-il, reconnaît comme parent le premier être vivant qui se trouve à ses côtés quand il sort de sa coquille, que ce soit un corbeau, un renard ou un arnaqueur belge. Ce que dit ce terrible roman d’Amélie Nothomb est qu’il suffit d’un instant, d’une parole, d’une adéquation-minute entre un être et un autre pour que tout s’enclenche – pour que la vie prenne un sens. Peu importe qui, ensuite, fera le bien - l’essentiel, c’est le clinamen qui décide d’une vie en un seul coup. Alors certes, Joe est fou, et l’on pourra toujours se rassurer en se disant que l’on ne peut calquer un comportement universel à partir d’un comportement dément. Sauf que c’est tout de même ainsi que cela se passe symboliquement entre les êtres, parents et enfants, frères et sœurs, amoureux ou amis. Qu’on se scrute ! Ce n’est jamais la morale qui a fixé nos attachements les plus forts et les plus structurants. C’est toujours ce qui nous a séduit en premier. D’où les injustices que nous faisons à ceux qui s’occupent diligemment de nous mais qui ne nous séduisent pas et que nous traitons de boy scout. D’où les préférences que nous accordons à ceux qui nous ont choisi ou donné l’impression de le faire, ce qui revient au même puisque d’une faux sentiment peut survenir un vrai. Joe a sans doute été l’agent du belge, agent floué qui plus est, mais c’est grâce à lui qu’il a trouvé un sens à sa vie. Et c’est Norman qui s’aperçoit avec horreur que toutes les souffrances que ce fils adoptif lui infligeait n’avaient aucunement le sens cruel et filial qu’il lui donnait – que lui, Norman, n’était pas le père digne que son fils torture pour le dépasser, mais un pion servant la cause d’un autre père, indigne celui-là ! Comme dans un tour de magie, le truc est souvent le plus bête et le plus frustrant pour l’esprit qui rêve tellement d’un sens supérieur à toutes choses. Déclinaison impitoyable de l’être qui fait que nous aimons moins ceux qui nous aiment que ceux qui nous font – y compris dans le mal. Dommage collatéral du coup de foudre. Nazisme de l’intime. C’est cela, le roman familial. C’est cela, Amélie Nothomb.

     

    Tuer le père, Amélie Nothomb, Albin Michel, 160 pages, 16 euros


    [Article paru une première fois dans Le Magazine des livres n° 32, septembre 2011]

     

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