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interview

  • Houellebecq, l'entretien du Magazine des livres n°19

     

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    A MARTINE COUPRI SANS QUI RIEN N'AURAIT ETE POSSIBLE.

     

    (Propos recueillis par Joseph Vebret et Pierre Cormary)



    blaise-pascal.jpgEn tant que lecteur, les livres ont-ils un impact immédiat sur vous ?

    De tous les livres que j’ai lus, les Pensées de Pascal est peut-être le seul que je n’ai pas compris immédiatement – alors que, par exemple, j’ai immédiatement tout compris de Schopenhauer dont l’impact sur moi a été très fort, en une seule fois. Mais peut-être ai-je lu Pascal trop jeune pour que le livre ait un impact total d’emblée. Sans doute aussi les Pensées de Pascal sont-elles particulières, parce que mal fichues, inachevées. Je ne sais pas vraiment comment expliquer cela, mais j’ai l’impression d’un piège caché. Je les ai relues sept fois. À chaque lecture, le christianisme apparaît comme une entreprise un peu plus désespérée. Pour autant, je ne pense pas que ce soit le but poursuivi par Pascal.

    Vous dites qu’il y a des choses intéressantes dans le christianisme. À quoi pensez-vous en particulier ?

    Le culte des saints est intéressant. Il fournit des images semi-humaines, semi-divines. On n’est pas confronté à l’idée d’un Dieu Créateur, qui est une idée absurde. Les saints, personnages héroïques, permettent de noyer le poisson. Je pense qu’une religion peut se maintenir en étant un peu floue, en détournant l’attention des problèmes de l’origine de l’univers, de l’homme…

    Le mot « mystère » revient régulièrement dans le christianisme.

    Parler de mystères est également dangereux. Je me souviens d’une phrase fréquemment employée dans les messes auxquelles j’assistais plus jeune : « Il est grand le mystère de la foi. » Il aurait mieux valu ne pas le dire. Quand j’y réfléchissais, je m’apercevais qu’en effet, c’est un mystère beaucoup trop grand pour que ce ne soit pas une imposture pure et simple. En revanche, le fait de multiplier les entités peut provoquer une légère déroute de la raison, ce qui permet à pas mal de gens de croire vaguement en quelque chose : un principe d’harmonie ou un futur optimiste.

    On dit de vous que vous êtes un professeur de désespoir. Ne serait-ce pas plutôt de la clairvoyance ?

    « Désespoir » a une connotation un peu trop négative. « Absence d’espoir » est plus neutre. On peut vivre sans espoir particulier. J’ai l’impression que l’espoir – croire que les choses vont aller mieux – est une idée assez récente, relativement absente de l’univers classique. L’idée normale est que le monde est comme il est et qu’il doit continuer à être pareil, ni pire ni meilleur. L’idée d’espoir est contestable, ou du moins pas très justifiée. Je n’ai jamais eu, à proprement parler, cette idée d’un progrès, d’un avenir meilleur.

    tocqueville1.jpgOn nous dit que les nouvelles technologies, les avancées politiques, la démocratie… tout mis bout à bout devrait aider les individus à mieux vivre.

    Je n’ai jamais pensé cela. Mais je n’ai jamais pensé le contraire non plus. Je n’accorde de sens positif ni à la démocratie ni aux technologies. Ce sont des faits historiques, avec du pour et du contre.

    Ces « progrès » ont un intérêt romanesque relativement faible. Le progrès technologique n’est pas un très bon sujet de roman, contrairement aux rapports humains, à l’organisation des sociétés. J’aime bien La Démocratie en Amérique, c’est un bon livre. Mais il y a du pour et du contre. C’est ce qui ressort du livre et qui pourrait en être un résumé très rapide : dans la démocratie, il y a du pour et du contre.

    Concernant l’évolution technologique, suivez-vous l’actualité de près ?

    Oui. Plus que la moyenne, je pense. La technologie est quelque chose d’assez détendant. Mais dans mes romans, ce ne sont que des éléments de toile de fond. L’élément moteur du roman reste les personnages.

    Michel Chaillou dit que très souvent, le sujet apparent d’un roman n’est pas le vrai sujet.

    Les personnages, c’est ce qui reste. Les prouesses d’écriture fatiguent. Au théâtre, que je connais mal car je n’y vais jamais, il est évident que les personnages ont une certaine importance. Mais il semble me souvenir que l’intrigue y est relativement importante. Alors que dans les romans, elle n’a presque aucune importance. Pour le dire différemment : il n’y a aucun genre littéraire ou le personnage est aussi dominant que dans le roman.

    Pour bien comprendre le roman, il faut à mon avis s’attacher au cas des auteurs qui ont créé des personnages récurrents. En réfléchissant à leur cas, on comprend bien ce qu’est le roman. Tout personnage réussi à une vocation hégémonique sur le roman.

    Vous vous attachez aux personnages, mais aussi au style – bien que certains vous reprochent de ne pas en avoir.

    Tout le monde a un style. Éventuellement mauvais. Il y a une confusion entre style et hystérie verbale. Globalement, les journalistes ne sont pas des êtres d’une subtilité énorme. Donc, s’il n’y a pas quelque chose de très visible, comme énormément de points d’exclamation ou des phrases réduites à deux mots, ils ne voient pas qu’il y a un style. Il faut des choses très grossières pour attirer leur attention alors qu’en réalité, tout écrit a un style. C’est une prime au style extrêmement visible… qui est celui qui fatigue le plus.

    Il peut aussi y a voir le risque d’être trop subtil. Mais c’est plus rare. Par exemple, on peut dire que Perec est parfois trop subtil. À peu près personne n’est capable de voir ce qu’il essaie de faire. Finalement, le débat est très pauvre sur ces questions.

    houellebecq_bhl_03_500.jpgLes médias n’ont pas été tendres avec vous. Peut-être agacez-vous certains ?

    J’en ai parlé dans mon livre avec Bernard-Henri Lévy. Pour autant, je ne sais pas l’expliquer. Si l’on fait un petit historique de ce que l’on me reproche, on se rend compte qu’il y a pas mal de choses. Mais ce qui est certain, c’est que ce livre avec Bernard-Henri Lévy a changé la donne. J’avais beau dire que j’étais brouillé avec toute une série de journaux et de magazines – en fait tous les journaux et magazines diffusés nationalement –, il ne se passait pas une semaine sans qu’un de ces titres ne me propose de donner mon avis sur telle ou telle chose. Après le livre avec Bernard-Henri Lévy, cela s’est arrêté brutalement et définitivement. J’avais déjà dit que je répondais systématiquement « non » à ces demandes, mais le fait de l’écrire leur a permis de mieux le comprendre. Depuis, je suis définitivement en dehors. Pour moi, c’est un soulagement. On ne me propose plus jamais rien, ce qui m’évite d’avoir à refuser – sachant que tout refus implique une légère aggravation des rapports. C’est donc un mieux. Et non seulement on ne me propose plus rien, mais les journalistes essaient, dans la mesure du possible, de ne pas trop parler de moi. Ce qui là aussi est un mieux car j’en étais arrivé au point où je ne pouvais plus ouvrir un journal sans avoir peur que l’on parle de moi. Il y a une exception, Le Nouvel Observateur, parce que j’ai brutalement attaqué Jérôme Garcin en disant que ce qu’il écrivait était faux, convenu, truqué, bidon, et que depuis, Le Nouvel Observateur consacre beaucoup d’énergie à m’attaquer sans qu’il y ait de raison particulière liée à l’actualité. Mais sinon, globalement, l’effet de ce livre est que l’on a compris que j’étais irrécupérable.

    La médiatisation vous a-t-elle dérangé d’emblée ou après que tant de titres vous soient tombés dessus ?

    Jusqu’à présent, j’ai toujours été perçu comme trop important. Les gens ne peuvent pas s’empêcher de parler de moi alors qu’en fait, j’ai tout intérêt à ce que l’on ne parle pas de moi. Mes lecteurs m’achèteront quoi qu’il advienne. Mais quand on vous insulte beaucoup, il en reste toujours quelque chose.

    Par exemple, concernant mon dernier film, j’aurais vraiment eu intérêt à ce qu’il n’y ait pas la moindre critique. Les articles ont été suffisamment violents pour décourager les gens – même mes lecteurs – d’aller le voir. J’avais donc tout intérêt à ce que l’on n’en parle pas. Mais je n’ai pas réussi.

    possibilite-ile-4.jpgPersonnellement, êtes-vous satisfait de votre dernier film ?

    Pas mal. C’est vrai que ça compte, mais ça ne suffit pas. Après ce film, je ne pense pas que qui que ce soit mettra de l’argent dans un long-métrage tiré d’un de mes livres, même si ce n’est pas moi qui le réalise. Maintenant, les gens éviteront de toucher à ce segment de la littérature. D’autant que les deux précédents films ont également été des échecs commerciaux – moins spectaculaires, mais des échecs tout de même.

    Tout cela pour dire qu’en fait, la médiatisation ne peut plus que me desservir.

    Finalement, vous êtes très solide !

    Pas tant que ça. Le fait est que maintenant, je fatigue.

    Ce serait plus admirable si j’avais eu le choix. Mais en pratique, qu’est-ce que je peux faire ? Ce serait contraire à mon essence même de faire un procès à article ou un livre écrit contre moi. En fait, la seule chose que je puisse faire, c’est me taire et attendre que ça passe.

    Tout en sachant qu’à la parution de votre prochain roman, on va de nouveau vous tomber dessus.

    De toute façon, personne ne m’écoute réellement. J’avais dit que pour ce film, il ne fallait surtout pas faire de projection presse et qu’il fallait le sortir de préférence en août, alors la presse était en vacances, ce qui aurait peut-être permis d’avoir une chance qu’il trouve un public. C’était évidemment ce qu’il fallait faire, mais on ne m’a pas écouté. Ce film était fragile.

    Pour un roman, je pense que j’ai a priori suffisamment de lecteurs pour que, quelle que soit l’ampleur des critiques négatives, cela ne change pas grand-chose. Je suis déjà suffisamment installé dans ma fonction d’auteur. D’autant que j’ai souvent eu l’occasion de me rendre compte que les gens ne lisent pas vraiment les journaux, ce qui n’a rien d’étonnant – moi-même, je ne les lis pas vraiment et mes pratiques de lecture sont toujours les mêmes qu’à mes 20 ans : je feuillette au petit bonheur dans les librairies, et c’est tout. Mais à chaque sortie de livre, l’environnement social fait que les éditeurs ne sont pas indifférents aux critiques, ce qui est dommage. Je ne plaisante pas du tout lorsque je dis que j’envie le destin de Marc Levy qui, d’emblée, a été en dehors du circuit.

    sorbonne, librarie.jpgCe qui me frappe, c’est que l’instance critique est totalement déconnectée de l’instance « public ». Elle est également totalement déconnectée de l’instance universitaire. Il existe tout un circuit universitaire de gens qui font des thèses sur les livres, qui se lisent entre eux. Il peut y avoir des luttes violentes entre universitaires, et ces gens ne font jamais référence à un article de journal. Ça fonctionne comme un autre monde. Le monde universitaire, le monde du public et celui de la critique sont totalement, intégralement déconnectés. La raison voudrait donc que l’on diminue considérablement l’importance accordée à l’instance dite critique. Sauf que c’est difficile, parce que l’environnement social ne va pas en ce sens.

    Cet hallali médiatique tend à occulter votre œuvre. Pourtant, dans 100 ans, on parlera encore de vous, peut-être justement parce que vous êtes entré dans le circuit universitaire.

    À long terme, c’est cela qui joue, oui.

    Je pense que c’est un grand malheur d’écrire des livres axés dans le monde contemporain car cela favorise les interprétations de type sociologique que les gens font eux-mêmes et qu’ensuite ils vous reprochent. C’est après avoir décortiqué la société dans mon livre qu’ils me reprochent de décortiquer la société et de ne faire que ça, et donc de ne pas être un écrivain authentique.

    Peut-être ces gens n’aiment-ils pas le miroir de la réalité que vous leur offrez ?

    Peut-être. Mais j’offre ce même miroir aux lecteurs et eux arrivent pourtant à le supporter.

    Si l’on prend l’exemple d’une analyse comme celle de Philippe Muray, c’est bien pire : j’offre un miroir, et par ailleurs, je ne propose pas de solution, d’interprétation positive aux événements négatifs. C’est cette espèce d’injonction au positif, sournoise et omniprésente, à laquelle je ne donne aucun gage. De nos jours, lors d’un procès, il très important que le coupable demande pardon. À partir du moment où il l’a fait, c’est en quelque sorte gagné. Alors que du point de vue plus primitif qui est le mien, si je suis représentant des familles des victimes, je ne veux pas que le coupable me demande pardon : je veux qu’il soit puni et je me fous de son pardon.

    Muray.jpgPhilippe Muray aurait tout de même pu arriver aux mêmes conclusions en parlant d’une tendance sourde au happy-end qui ne vient pas des sources qu’il énonce mais de la culture américaine. Il faut que le mal soit très violent, très présent… mais il faut quand même que ça se termine plus ou moins bien. Je pense que ces deux forces à l’œuvre entraînent l’injonction sourde d’un message consolateur. Ce qui est malgré tout nouveau. En fait, la seule chose que l’on pourrait souhaiter à la littérature, c’est que l’Occident aille mieux, redevienne positif, c’est-à-dire confiant en sa mission civilisatrice, dénué de toute culpabilité, persuadé que les choses vont aller de mieux en mieux et que l’expansion économique de retour est une très bonne chose pour tout le monde. Dans une société globalement aussi optimiste, la littérature pourrait être négative sans que personne n’y trouve à redire. Mais là où, l’un dans l’autre, la vision que les populations ont de leur Histoire est celle d’une Histoire qui tourne mal, elles ont envie de fictions consolatrices. Ce désir est fort.

    Vous avez écrit que la littérature ne sert à rien.

    Intrinsèquement, elle ne sert à rien. Du moins pas dans le sens où elle pourrait changer quoi que ce soit à l’Histoire. Je prends l’exemple des Possédés, qui est l’un des livres les plus clairement militants que je connaisse. Il se trouve que c’est aussi un des meilleurs livres que je connaisse, ce qui prouve accessoirement qu’un livre peut très bien être militant et excellent. Dostoïevski a eu l’idée de ce livre après avoir assisté à un congrès de révolutionnaires russes en Suisse au cours duquel il a été effaré par la violence des proclamations. C’est ce qui lui a donné l’idée de faire un livre centré sur un groupe de révolutionnaires. Et son but était clairement d’empêcher les révolutionnaires d’avoir un impact en Russie. Les révolutionnaires russes n’en ont pas moins gagné, très vite après la sortie de ce livre. C’est donc pour moi une démonstration des plus claires de l’absence d’efficacité historique d’un roman, liée à la nature même du roman.

    L’Archipel du Goulag – qui est un assez bon livre même s’il est moins bon que Les Possédés – présente une différence fondamentale dès le départ : c’est un document. Soljenitsyne développe un peu des personnages, mais il y a une différence de statut originel qui, à mon avis, interdit au roman d’avoir une efficacité historique. Je ne peux pas vraiment le préciser plus. C’est quelque chose que je sens. Cette différence de statut originel modifie la perception même que le lecteur a du livre, qui peut le bouleverser mais ne peut pas le rendre militant et actif.

    À l’opposé, est-ce qu’écrire peut rendre meilleur ?

    Meilleur, non. Mais disons que ça peut calmer. Certains écrivains qui seraient surement devenus des assassins s’ils n’avaient pas écrit. Il y a une violence qui trouve sa traduction. Je pense que cela peut également calmer le lecteur. Pour autant, je ne pense pas que cela puisse créer le bien là où il n’est pas. Mais cela peut apaiser des états nerveux et donc réduire les explosions violentes.

    Pourriez-vous arrêter d’écrire ?

    Je pense que oui. Mon énergie diminuera forcément. Il est aussi possible que je n’écrive pas la même chose. Ce que j’écris demande de l’énergie.

    objet poubelle.jpgQuels sont les territoires que vous avez envie d’explorer ?

    C’est un peu théorique, mais je n’ai pas l’impression d’être allé au bout de ce qu’il est possible de faire sur la notion de valeur en général : ce qui donne leur valeur aux objets ou aux œuvres. Il y a un mystère de la création de la valeur. J’ai fait une Unité de Valeur d’économie dans ma vie, ce qui est très peu. La plupart des gens font plus que ça. Et je me souviens que je ne comprenais pas comment on fixait le prix des choses ; j’en garde l’impression d’un grand mystère. En fait, je ne comprends toujours pas.

    Les sujets ne sont pas égaux en littérature. Tout ce qui concerne les états physiques est assez défavorisé. C’est lié à la pauvreté du vocabulaire. J’ai récemment appris que Beckett a souffert d’eczéma toute sa vie, probablement plus que de n’importe quoi d’autre. Sa peau était un vrai calvaire. Pourtant, il n’en parle jamais. La pauvreté du vocabulaire fait que l’on n’arrive pas à produire de résultat littérairement valable là-dessus. On y arrive pour les choses qui ont directement un impact angoissant lié à la vie. Par exemple, on peut facilement produire un paragraphe impressionnant avec le fait d’entendre son cœur battre. Parce que c’est immédiatement angoissant et immédiatement symbolique. Mais pour beaucoup de maladies, c’est nettement moins évident.

    Êtes-vous en phase de création, de réflexion ?

    Ni l’un ni l’autre. Je ne fais remarquablement rien. Pour présenter ça de manière positive, disons que je suis en phase de lecture.

    Peut-être vaudrait-il mieux travailler tout le temps. Le seul inconvénient lorsqu’on écrit tout le temps, c’est qu’il y a plus à jeter. Alors que si l’on attend suffisamment longtemps, il est rare que l’on produise des trucs mauvais.

    balzac.jpgAvez-vous besoin de la pression de l’éditeur ?

    Non. C’est surtout qu’il est très désagréable de commencer et de ne pas terminer. Et mes romans ne sont pas assez excentriques pour pouvoir être terminés n’importe comment. Je maintiens l’idée qu’il a y tout de même une sorte de pensée cohérente. Et donc, même quand je termine abruptement, relativement en catastrophe, on a l’impression que c’est la pensée de quelqu’un qui est à peu près cohérent sur la longueur du texte. À tout moment je pourrais laisser un personnage en plan, mais je ne le fais pas. Mes romans respectent l’exigence de cohérence minimale : suivi du destin du personnage, temps approprié, etc. Cela dit, je ne cache pas que j’ai souvent envie de laisser en plan telle ou telle chose. Ce que je me permets – et c’est ce que se permettent tous les auteurs –, c’est de tuer un personnage lorsque j’en ai marre. Mais c’est une formule acceptée. Un bon vieil accident, et on ne parle plus du personnage.

    Si l’on prend L’Adolescent de Dostoïevski, qu’il a composé dans des conditions particulièrement bordéliques, on se rend compte qu’il laisse des personnages en plan, simplement parce qu’il n’a pas eu le temps de se relire. Et je pense qu’un des charmes les plus durables de l’écriture de Balzac tient à ce qu’il n’est parfois pas très cohérent. Sans doute parce qu’il travaillait sur plusieurs livres en même temps. Quand il reprenait un livre après l’avoir abandonné un certain temps, il ne le reprenait pas au point où il l’avait laissé mais à un point assez anormal. La conséquence directe est que Balzac n’est pas un auteur très facile à lire. Mais il y a dans ses livres quelque chose de rare : une impression de vie que ne donnent pas les autres romanciers et qui est liée à cette incohérence.

    En fait, peut-être que tous les auteurs sont un peu trop scolaires, pas assez incohérents dans leur manière de travailler. Quand des auteurs font de vrais plans, comme Grisham qui pose noir sur blanc tout ce qui va arriver dans son livre et qui ensuite rédige chaque chapitre dans l’ordre, en suivant son plan, il y a quelque chose qui ne va pas. C’est un des paradoxes au centre de l’activité romanesque. Si on suit trop précisément un plan, l’ensemble est plat et sans vie. Il ne ressemble pas à la vie. Et si on ne fait pas de plan du tout, on aboutit à des difficultés de lecture parfois excessives.

    Et vous, comment procédez-vous ? Savez-vous exactement où vous allez lorsque vous commencez un roman ?

    Non. Mais je n’ai pas écrit de romans extrêmement longs. J’écris des romans qui ne sont pas trop gros pour mon intelligence. Et encore, ce n’est pas tout à fait vrai.

    Par exemple, dans La Possibilité d’une île, qui est plus gros que mes autres livres, il m’est arrivé plusieurs fois de répéter presque exactement la même chose à des endroits différents du livre. Et j’ai dû me corriger en me relisant. C’est ce qui se produit quand on ne fait pas de plan du tout.

    Prenons l’exemple extrême de Guerre et paix : les mêmes choses sont répétées jusqu’à cinq fois dans le livre. Vu la taille de l’ouvrage, il est impossible de faire autrement. C’est simplement trop pour un cerveau humain.

    word.jpgÉcrivez-vous dans la continuité ?

    Oui, parce que c’est extrêmement dangereux de laisser des passages en blanc. C’est très souvent tentant d’écrire quelque chose qui vient plus tard. Mais si on laisse un passage non écrit, on peut être certain qu’on ne l’écrira pas par ailleurs. C’est une des choses qui font que ce travail est pénible. On est souvent obligé de se forcer à écrire un passage que l’on n’a pas envie d’écrire. On aimerait écrire quelque chose qui est plus loin. Mais il faut tout de même se forcer.

    Le copier-coller est un faux ami.

    Il m’est arrivé de l’utiliser, de me dire que tel passage serait mieux ailleurs, et finalement, ça ne fonctionne bizarrement pas.

    On n’arrive pas à écrire les passages laissés de côté parce que l’on a perdu l’état d’esprit que l’on avait par rapport au livre au moment où l’on aurait du écrire ces passages.

    Croyez-vous au destin ?

    Ce n’est pas un thème en lequel je crois généralement beaucoup, mais ma propre histoire serait effectivement facilement interprétable en terme de destin. Un homme de l’Antiquité se dirait « tel est mon destin » sans se poser de question. Si l’on se met à penser comme ça, tout se tient. Mais le destin est une idée que plus personne ne peut vraiment accepter. Pour autant, elle reste convaincante dès qu’elle est exposée.

    Sauf si l’on accepte l’idée que Dieu tire les ficelles des destins des hommes.

    Mais ce n’est pas l’idée que l’on a de Dieu. L’idée que l’on s’en fait est celle de quelqu’un qui a globalement de bonnes intentions. L’idée de Dieu héraclitéenne, c’est-à-dire que les dieux font joujou avec nous et regardent en s’en amusant nos convulsions de souffrance, est très crédible mais pas très à la mode. À l’heure actuelle, il me semble que personne ne le croit. Soit les gens sont profondément athées, soit ils croient en un Dieu globalement bienveillant, contrairement aux apparences. Mais c’est amusant de penser qu’il y a des êtres humains intelligents qui ont réellement vu le monde comme ça, sérieusement, qui ont vu des entités puissantes qui s’amusaient de leur malheur.

    laocoon.jpgC’est un thème de roman.

    Oui. Même si je n’ai pas d’argument à avancer en faveur de cette thèse, j’ai l’impression que c’est une conception qui pourrait renaître. Et une œuvre artistique, à l’heure actuelle, pourrait être directement irriguée par cette conception. Ce n’est pas absurde de l’imaginer.

    Freud a tenté de redonner vie au concept. Il n’était pas vraiment le premier. Il y a eu un courant littéraire mineur qu’il aimait beaucoup, celui de la littérature fantastique, qui a produit des manifestations de destin très convaincantes. Quoi que le personnage fasse, ça va se terminer de la même façon, qui est écrite à l’avance.

    Comment caractériseriez-vous vos romans ?

    Sans doute par les notions de manque, d’éphémère, par l’idée d’un jeu dont on n’a pas vraiment les règles, que l’on n’arrive pas à jouer. La notion de non-fonctionnement.

    J’ai lu un livre dans lequel je ne sais plus quel Lama se demande de quoi le mot souffrance est exactement la traduction – la première des vérités bouddhistes est que tout est souffrance. Il signale que ce mot s’emploie également pour évoquer les assemblages métalliques dont une pièce est mal réglée : celui produit un frottement, de la chaleur, de manière non fluide. Je pense que c’est très fréquent dans mes romans : les choses ne tournent pas correctement ; un mauvais fonctionnement produit de la souffrance de frottement, si je puis dire, de l’effort et de la souffrance.

    Mes livres ne peuvent pas être caractérisés comme nostalgiques, car la nostalgie est un sentiment trop doux. À l’inverse, Benoît Duteurtre est un auteur qui exprime très bien la nostalgie. Et je ne vois pas vraiment d’où vient la différence d’avec mes livres.

    bacon 7.jpgSi l’on vous dit que derrière le cynisme et le pessimisme, vous écrivez des romans d’amour ?

    C’est vrai.

    Je suppose que je dois être qualifié de cynique parce qu’on voudrait que je croie à des choses pathétiquement fausses. Peut-être est-ce aussi lié une certaine brutalité dans ma façon d’écrire les choses.

    Avez-vous un désir de plaire ou de déplaire ?

    Je préfère quand même plaire. Mais de toute façon, on n’a pas le choix… et on ne sait jamais tout à fait si l’on va plaire ou déplaire. Au fond, on préfère toujours se dire que ça va quand même plaire. « C’est un peu rude, mais ça me plaît » : telle est la réaction recherchée. On ne cherche pas des réactions comme « ça ma dégoûté », mais plutôt comme « ça aurait pu me dégoûter mais finalement, j’aime quand même ». Et ce n’est pas impossible.

    Il s’agit de trouver la ligne de rupture et de ne pas la franchir.

    Il faut être un peu au bord du précipice en écrivant. Sinon, on s’ennuie. Mais quand je tombe par hasard sur quelque chose de plaisant à dire, quelque chose qui peut plaire à tout le monde, je ne m’en prive pas. Malheureusement, on ne le remarque jamais. Par exemple, je suis complètement convaincu du bienfondé de la cause tibétaine. Voilà une chose plaisante, pour laquelle je suis complètement en accord avec la doxa de mon époque… donc je ne vais pas me priver de le dire, pour une fois que ça arrive ! Mais ce n’est pas le cas le plus courant.

    Il ne faut rien s’interdire. Pour le dire autrement, il faut un peu être comme Dieu : ne pas hésiter à créer des personnages ou des configurations totalement abominables, et s’en laver les mains. « Je sais bien que c’est dur à avaler, mais le monde est ainsi organisé et vous devez tout de même avoir foi dans ma bonté. » Dans mon cas, il est juste question de produire une description honnête. Disons que j’essaie de faire ressortir les traits saillants.

     

     

    (Cet entretien est paru dans Le magazine des livres n°19 de septembre-octobre 2009)

     

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    (Photographie Martine Coupri - Montsouris, 06 / 09 / 09)

     

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