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  • Amélie reloaded

     Au Salon littéraire

     

     

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    A Marie Fontanez, vingt-deux ans après.




     « Une reprise est-elle possible ? Une chose gagne-t-elle à être reprise ou non ? »,

    se demandait Sören Kierkegaard dans sa célèbre et propre Reprise, un essai extraordinaire, sous forme de récit contrapuntique, sur la possibilité de l’être à renouveler son existence. Dans ce livre de 1843, le héros retournait à Berlin où il avait été heureux quelques années auparavant et constatait avec amertume que ce bonheur ne revenait pas. Dans La nostalgie heureuse, titre qui annonce la couleur et qui n’est d’ailleurs que la traduction d’une tonalité affective typiquement nipponne, le « Natsukashii », Amélie Nothomb tente sa propre reprise (un voyage au Japon sur les traces de son passé) et touche le nirvana – ou plus exactement l’Himalaya qui lui fait jurer de ne plus jamais être malheureuse.

    « Nez au hublot, j’énumère les régions réelles ou fantasmatiques que survole l’avion : Tibet, Népal, Ladakh, Cachemire, Pakistan – monde grandiose que le nôtre ! Habitée par mon serment, j’affirme avec la foi des fous de Dieu les désespérés sont des crétins bornés. Le prochain malheureux que je rencontre, je lui dirai : Everest ! Himalaya ! Et s’il trouve le moyen de ne pas guérir après de telles paroles, c’est qu’il aura mérité de souffrir. »


    Le contact high
     
    Voilà. Il faut être sensible au monde plus qu’à soi – c’est le secret du bonheur. Et que face à la splendeur des cimes, des déserts ou des océans,

    « nous sommes appelés, comme les héros de Corneille, à ne nous refuser aucune aristocratie. »

    La démesure de l’univers doit être notre mesure. L’immensité,

    « mille fois, dix millions de fois plus à notre portée que le minuscule »,

    et de manière générale, tout ce qui nous dépasse, Mozart et Beethoven compris, tout ce qui nous aspire vers le haut, ce qu’Amélie, pascalienne en diable, appelle le « contact high », devrait être notre principal désir dans la vie. Il faut savoir se laisser reprendre par la beauté du monde comme il faut savoir larguer les amarres de ses propres empêchements intimes, quitte à faire de sa vie un drame d’exaltations. La reprise est aussi un lâcher-prise.

    Avant cet excès de sagesse orgasmique, qui est la marque de son auteur, et qui passera encore et toujours pour de l’infantilisme narcissique aux yeux des Prudhomme et autre Maire de Champignac qui pensent sans rire qu’en ce qui concerne l’océan, « une telle quantité d'eau frise le ridicule », il y aura eu la décision existentielle de repartir dans le pays natal, l’annonce stupéfiante de celle-ci faite à ses parents (car on ne revient pas impunément sur son passé sans prendre le risque de vampiriser ses parents), le prétexte d’un tournage sur sa vie devant se passer là-bas – et qui donnera cette Vie entre deux eaux, « egodocumentaire » ô combien attachant, réalisé par Luca Chiari et Laureline Amanieux (elle-même, gardienne du culte nothombien depuis le début), qui fut diffusé sur France 5 en 2012 [1], et qui n’était pas sans lien avec le Retour à Kotelnitch d’Emmanuel Carrère réalisé en 2003. Dans les deux cas, il s’agissait non pas tant de renouer avec les figures de son passé, qui est la marque des mauvaises reprises, que de les relier à son présent – d’abord par le voyage, expérience vécue, ensuite par le film, mémoire de la matière s’il en est, enfin par la littérature qui éternise tout ce qu’elle touche.

    Il n’est pourtant pas simple de partager son temps retrouvé avec autrui, le lecteur de surcroît, pénible par définition (relire Une forme de vie), tant il est vrai que l’indicible se passe de mots et oblige l’auteur à utiliser les plus banals. Mais si dire une chose heureuse est banal, se la dire ne l’est plus. Preuve ce beau moment lorsqu’à peine arrivée au Japon, Amélie prend le bus pour Kobé et se dit pendant le trajet : « Je suis dans le bus pour Kobé », une phrase toute simple, mais qui, lorsqu’elle en prend conscience, et le lecteur avec elle, suffit pour la dévaster de bonheur et d’angoisse. De même, lorsqu’elle écrit qu’elle va retrouver sa nounou le lendemain et s’aperçoit que l’émotion provient autant de ce qui va se passer pour de vrai ce lendemain que du langage qui énonce cette future réalité, et de fait : « cet énoncé [l’] écrase. »  Comme si les plus grandes expériences de la vie, et particulièrement les heureuses (car les malheureuses sont plus loquaces), ne pouvaient s’exprimer que sur le mode du truisme. La reprise consiste donc bien à transformer l’archiconvenu en ultrasingulier, la répétition en motif, le cliché en apocalypse.

     

    Le "Kensho"
     
    Hélas, toutes les reprises ne fonctionnent pas. Ainsi quand elle se retrouve devant le lieu de son ancienne demeure qui a disparu, la voilà qui supplie « le lieu » de lui adresser un signe et se trouve idiote de le faire. Mais quoi ? On veut que le passé parle. On veut voir les fantômes. Quelle ombre, quel objet, quelle partie du béton lui fera coucou ?  Mais le caniveau, bien sûr, qui suffit à la recharger - « Lui et pas un autre », et dans lequel elle jouait au poisson ou au bateau quand elle était enfant. On ne se baigne pas dans la même eau mais on se baigne toujours dans le même caniveau. Plus tard, ce sera la photo de classe qui atteste de son existence, le passé en image étant toujours garant de notre être, ce qui, quand on a comme elle un sentiment de néant, est très nécessaire. Comme un alignement de chaussures devant le vestige des portes qui rappelle le tsunami de Fukushima. Ou comme le clochard du cimetière dans laquelle elle ira se re-promener avec Rinri, celui-là même devant lequel ils passaient naguère, et qui n’aura pas bougé depuis vingt-deux ans, toujours à la même place, n’ayant pas pris une ride ni un cheveu blanc et prouvant par là-même, et comme les Eléates, que le mouvement n’est pas.

    En vérité, n’existe que le « kensho », cette transe en forme de perception de l’imminence – un « maintenant » persistant, dilatation du temps que l’on sentirait dans sa chair, écarquillement orgasmique des choses, mouvement figé à la Zénon et dont il faut, encore une fois, plus expliquer l’énoncé que l’énoncer simplement : «… ce mot maintenant donne le vertige, il me plaît plus en japonais, ima, c’est plus court, on perd moins de temps à signaler que c’est pile en train de se produire.»

    Entre flottements et fulgurances, la reprise met les nerfs et le langage en pelote. Et dans son cas d’exaltatrice cosmique, l’amènera, à propos d’une question sur son poète préféré, à une sorte d’aphasie mélangée à un surgissement de borborygme que n’aurait pas nié Joyce :
     
    « Mallarimbaudelappolverlavilloncatubanvibashômaeterlverhaerpétraquelamarvigny ».
     
    Comme d’habitude chez Amélie, tout ne va pas sans mal, c’est-à-dire sans burlesque – comme dans cette scène où retrouvant enfin sa nourrice, « la femme cruciale », « la mère sacrée », elle ne peut s’empêcher d’éclater en sanglots dans ses bras au risque de lui faire couler de la morve sur son crâne, tant cette loi immuable de l’univers qui veut qu’un incident grotesque se produise à chaque émotion forte et noble ne supporte aucun écart.
     
    Quelle que soit son essence tragique, la reprise a toujours une dimension comique. D’une part, parce que le souvenir est toujours une reconstruction du passé au présent et qu’il peut y avoir inadéquation entre l’un et l’autre, notamment en ce qui concerne les anciennes amours et qui peuvent donner lieu à de savoureux cafouillis relationnels - et sans parler du bordel émotionnel. D’autre part, du fait contrariant (et social) que ce que l’on est devenu ne convient peut-être plus à ce que l’on a quitté. Ainsi, quand Amélie ne trouve rien de mieux à dire à sa nourrice qu’elle est devenue « un écrivain célèbre », consciente d’énoncer « une horreur » à celle qui l’a élevée, d’une bonté trop humble pour comprendre tout ce qu’il y a derrière cette « célébrité ». Mais le moyen d’éviter le social – c’est-à-dire la fracture ? Autre scène savoureuse : celle où, devant elle, l’on demande à Rinri, le fiancé qu’elle avait abandonné à la fin de Ni d’Eve ni d’Adam, ce qu’il a pensé de ce livre -  et que « par Jupiter, [elle] voudrait être ailleurs », parce qu’il n’est pas sûr du tout que «  l’ex » ait tellement apprécié d’être devenu un personnage de roman, en l’occurrence, « le » fiancé d’Amélie Nothomb pour l’éternité. 

     On l’aura compris, tout le charme, extrême, qui se dégage de cette Nostalgie heureuse, réside dans ces moments où Amélie frôle sans cesse la catastrophe existentielle et langagière sans jamais y tomber – sauf peut-être avec l’abominable Pascale Clark dans une scène hilarante que l’on ne racontera pas.

     
     Amélie Nothomb, La nostalgie heureuse, Albin Michel, 16,50 euros, 162 pages.

     

    [1] Et qui sera rediffusé sur la même chaîne AUJOURD'HUI à 21 h 40. Mais qu'on peut revisionner intégralement ici.

     

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