Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

armand chasle

  • INLAND EMPIRE - Précis de décomposition, par Armand Chasle

    2038141188.jpg[Puisque INLAND EMPIRE a l'air de passionner tout le monde, quatre personnes, je copie colle ici, avec son autorisation, le papier enthousiaste et analytique, "objectif" ?, qu'Armand Chasle avait consacré au film de Lynch, et rajoute une photo de la belle Julia Ormond qui m'a tant plu.]

     

    On pourrait appeler ça « les trois lumières ».

    La première est celle du projecteur qui ouvre le film, éclairant le titre immense  INLAND EMPIRE en lettres majuscules sur l’écran (et dont Lynch a demandé que l’on respecte la typographie dans tous les articles qui lui seront consacrés et même dans les programmations des salles). Cela sera donc encore une histoire de cinéma comme Mulholland Drive – dont la première heure semble d’ailleurs être la reprise. Une actrice, Nikki Grace (Laura Dern grandiose), se voit engagée dans un film qui lui-même n’est que le remake d’un film maudit où les acteurs avaient été assassinés. Pendant le tournage, elle semble tomber amoureuse de son partenaire, Devon Berk (Julien Théroux) tout comme son personnage, Suzan Blue («  Sue »), tombe amoureux du sien, Billy Side - et ce malgré la présence menaçante de "leur" mari (Peter J. Lucas dont on n’oubliera pas la terrifiante apparition derrière une fenêtre à la façon du Locataire de Polanski – ce dernier se révélant ici le grand inspirateur de Lynch autant que son Eraserhead, sa « tête à effacer »).

    La seconde est celle de la lampe rouge qui grille et fait basculer le film dans "l’empire du milieu" proprement dit. De Hollywood, nous nous retrouvons en Pologne. Nous étions avec une actrice et son personnage, nous sommes désormais avec une blonde sans nom (toujours Laura Dern) qui raconte à un policier rondouillard et taciturne qui porte des lunettes de travers sa vie, la perte de son enfant et la déchéance qui s’ensuivit. Perdit-il celui-ci à la suite d’une violente scène de ménage où son mari (toujours Peter J. Lucas), à qui elle annonçait la nouvelle, lui révélait qu’il était stérile et que par conséquent l'enfant ne pouvait être de lui ? Est-elle depuis et par désespoir devenue une prostituée comme celles qui bavardent dans sa chambre et dansent à l’occasion ? Quel rapport enfin avec ces producteurs de cinéma, plus ou moins maffieux, qui parlent de retrouver quelque chose qui s’appellerait INLAND EMPIRE ? Dans cette deuxième heure, la plus « difficile à comprendre », tout n’est que couloirs sombres, chambres désertes, escaliers glauques, ruelles hostiles… et scènes de télévision – puisque c’est devant son poste TV qu’une Polonaise brune, interprétée par Karolina Gruska, et répondant d’ailleurs au prénom de Karolina, assiste aux coups qu’assène le mari stérile à sa femme enceinte. Le reste du temps, elle regarde en pleurant un sitcom improbable mettant en scène trois personnages à têtes de lapin qui devisent de concert dans un salon (et dont l’une des voix féminines n’est autre que celle de Naomi Watts, la blonde de "Mulholland drive"). Sont-ce les avatars ultimes des personnages humains ou les témoins privilégiés des drames de ces derniers ? On ne le saura jamais.

    Et c’est la troisième lumière, ou plutôt le dérèglement de toutes les lumières en un instant paroxystique où les rétines de Laura Dern, comme ceux du spectateur, manquent d’exploser, et qui marque l’ouverture de la troisième partie. Extraordinaire scène « rock » où la blonde sans nom, qui est redevenue Sue, se retrouve pute dans une rue de Los Angeles et hurle avec une horrible rictus qu’elle est bel et bien « barrée ». Un peu plus tard, elle se fera poignarder à coups de tournevis par la femme de Billy Side, Doris (sublime Julia Ormond) qui la recherchait, hallucinée, dans la nuit urbaine. Après une longue agonie, Sue finit par mourir sur Sunset Boulevard entre deux clochardes, une Asiatique intarissable sur sa vie et une Africaine qui l’aide à passer le chemin en allumant un briquet devant elle et en lui disant  : « j’ai vu ta lumière ». Sue morte, c’est Nikki qui se relève au milieu des applaudissements de l’équipe technique (car toute cette scène n’était évidemment qu’une scène de tournage) et qui va désormais porter cette lumière elle-même à Karolina – comme si le personnage de Sue avait été une messagère entre les deux, comme si surtout elle, Nikki, c’est-à-dire le personnage le plus « réel » et le plus « objectif » du film, devait libérer le personnage le plus « irréel » et le plus « subjectif ». Son rôle consistera en effet à délivrer la Polonaise de son démon (en liquidant physiquement celui-ci et en se faisant elle-même démone le temps du plan le plus terrifiant de tout le cinéma de Lynch), et lui permettre de retrouver son petit garçon et son mari – ce dernier ni violent ni jaloux acceptant l’enfant du péché (1) et l’amour de sa femme. Magnifique scène où la (sainte ?) famille recomposée s’embrasse et ne fait plus qu’une personne. Sa mission accomplie, ne reste plus pour Nikki qu’à embrasser Karolina sur la bouche (baiser tout angélique et non saphique comme c’était le cas dans Mulholland Drive), à disparaître de ce monde-ci et à revenir dans le monde extérieur et fêter avec les autres la fin du tournage.

     

    Poupées russes, putes polonaises, et anges du péché

     

    Reprenons. INLAND EMPIRE, c’est donc l’histoire de quatre mondes parallèles qui se télescopent les uns dans les autres et dans lesquels une actrice (Nikki) va devenir son personnage (Sue), puis le personnage de son personnage (la blonde sans nom), elle-même n’étant que le reflet « blond » d’une quatrième femme brune et polonaise (Karolina) séparée de sa famille et séquestrée par un démon. Selon le principe des poupées russes, chaque femme va à l’encontre d’une autre femme, creusant à l’infini son identité intérieure. Sauf qu’ici, c’est la réalité qui va à l’aide de la fiction et non le contraire - exactement comme dans certains contes merveilleux ou ce ne sont pas des personnages d’un autre monde qui viennent nous aider mais bien nous qui allons dans le leur pour les sauver. Tout le charme du film provient de ce fantasme que nous pouvons avoir de pénétrer dans les films que nous regardons ou dans les romans que nous lisons et de devenir nous-mêmes personnages de l'histoire, aides des héros, sauveteurs des belles captives. C'est ce qui arrive à Nikki - être l'héroïne de ses personnages intimes qui sont autant d'états intérieurs.

    Cependant, pour que le monde « réel » de l’actrice et l’arrière-monde "irréel" de la Polonaise puissent se retrouver, il faut d’abord que les deux mondes intermédiaires, soient celui de Sue (premier avatar de l’actrice) et celui de femme sans nom (deuxième avatar), disparaissent. Et pour cela il faudra faire jouer les altérités, c’est-à-dire les adultères, les uns contre les autres. Dans « le monde des acteurs » (qu’on peut appeler le monde 1), c’est le mari de Nikki qui menace de tuer Devon s’il couche avec sa femme ; dans « le monde des personnages » (monde 2), c’est la femme de Billy qui tue Sue parce qu’elle a couché avec son mari ; dans le monde des « sans noms » (monde 3), c’est cette fois-ci le mari stérile qui violente sa femme et tue l’enfant qu’elle portait d’un autre ; enfin, dans « le monde de Karolina » (monde 4), c’est cette dernière qui est la prisonnière d’un démon, figure ultime du mari jaloux et possessif, geôlier et bourreau de sa femme.

    C’est que les maris, et plus généralement les hommes, ne sont pas à la fête dans INLAND EMPIRE. Stériles, brutaux, bellâtres, manipulateurs, bandits, zombies… et cocus, ils n’ont de cesse d’enfermer leurs femmes dans leurs désirs à eux et d'exercer sur elles un chantage à l’enfant – ce qui était déjà le cas dans Blue Velvet où il s’agissait de délivrer le petit garçon d'Isabella Rossellini enlevé par Denis Hopper, ou même de Twin Peaks, fire walk with me, où Laura Palmer était sous l’emprise incestueuse de Bob (son père). Dans ces deux films, c’était un homme (interprété par Kyle MacLachlan) qui aidait l’héroïne à s’en sortir. Dans ce film-ci, c’est une femme réelle qui va à la rencontre d’une femme fantasmée mais en laquelle on peut voir une figure de toutes les femmes aliénées.

    Encore faut-il pénétrer dans l’univers de l’autre. Ah les orifices de Lynch ! Dans Blue velvet, on entrait et sortait par l’oreille. Dans INLAND EMPIRE, on rentre par un trou de cigarette dans un vêtement de soie. Ou l'on met un disque où "apparaissent" les deux visages de femmes. Autant de signes visuels qui guident la narration. Signes et non pas indices. La difficulté à comprendre un film de Lynch réside dans cette confusion qui nous fait souvent prendre les uns pour les autres et croire que les énigmes ontologiques qu’il nous propose sont autant d’enquêtes policières à mener. Or, et même si souvent le film prend l’apparence d’un « policier », ce qui ajoute au brouillage des pistes, il n’en est rien. Comme dans ses précédentes œuvres, la logique d’INLAND EMPIRE est moins événementielle que mentale, moins figurative que symbolique, moins discursive que poétique. Il se passe des choses dans ce film mais tout ce que l’on y voit ne sont pas forcément ces choses. En fait, il faut apprendre à différencier les images figuratives (qui concernent l’histoire proprement dite, les situations, les personnages) et les images abstraites qui ne sont là que pour signifier les précédentes. Ainsi de ce vieux disque qui tourne sous un pick-up filmé en gros plan et dans lequel les deux visages de la blonde et de la brune se retrouvent un instant en surimpression. Si le disque était un indice au sens propre, cela signifierait qu’il est peut-être un objet important dans l’histoire des deux femmes (comme un tournevis peut être une arme du crime ou une tâche de sang peut donner une information sur la victime (2)), au moins l’écho d’une musique sur laquelle celles-ci se seraient croisées. Or il n’est qu’un signe destiné à communiquer quelque chose d’autre, une idée abstraite mais fort signifiante – à savoir que la blonde et la brune sont dans la même surface, le même sillon, et que par conséquent elles ne pourront que se rencontrer à un moment ou à un autre (3).

    A l’exception de Doris Side, cocufiée par son mari et meurtrière de sa rivale (mais qui nous dit qu'elle ne faisait dans son monde à elle que protéger sa famille ? Et par ailleurs, pourquoi est-ce elle qui a le tournevis dans le ventre lorsqu’elle avoue son crime au commissaire (4)?), toutes les femmes s’entraident dans INLAND EMPIRE, les mariées et les putains, les actrices et leurs avatars, les anonymes et les principales, et finissent par constituer une sorte de congrégation féminine et fraternelle qui relèverait presque d’une utopie féministe. Même la voisine du début (Grace Zabriskie) qui s’invite chez Nikki apparaît au bout du compte comme une sorcière bienveillante venue prévenir du mal qui va arriver.

    Film de femmes s’il en est, INLAND EMPIRE n’est pourtant pas le film du désir et de la domination saphiques comme c’était le cas dans Mulholland Drive, et de ce point de vue-là, il décevra bien des (a)mateurs – et l’on entend déjà certains grincheux déplorer le manque de glamour du film, voire son ambiance anti-érotique. C’est que l’enjeu n’est plus sexuel mais maternel. Au fond et au-delà des fameux « fantasmes » de Lynch, la hantise matricielle de celui-ci ne serait-elle pas, depuis Eraserhead et à sa manière d’Elephant Man, la peur d’être séparé de la mère ou abandonné par elle ? Et le sourire à la fin de l’enfant devant ses parents réconciliés n’est-il pas le plus bouleversant aveu que ce grand cinéaste nous fait ?

    A ceux qui soutiennent pauvrement que Lynch n’a jamais fait qu’un cinéma sans queue ni tête et destiné seulement à épater l’intello nébuleux, il faut rappeler la morale optimiste et traditionnelle (d’aucuns diraient conservatrice) qui traverse la plupart de ses films et culmine dans Une histoire vraie, cette merveilleuse parabole humaniste qui ne racontait rien d’autre qu’un lien fraternel recréé. Cinéaste du conflit, des extrêmes, et parfois de l’insoutenable, l’auteur d’ Elephant Man est aussi celui de la réconciliation, de la tendresse humaine et de la rédemption - chrétienne s’il en est. A la fin de Twin Peaks Fire walk with me, Laura Palmer montait au ciel avec des ailes dans le dos – l’agent Dale Cooper n’étant rien d’autre dans ce chef-d’œuvre incompris qu’un ange chargé de sauver les âmes. Lynch, arpenteur de l’enfer comme du paradis ? Mais oui. Si le désir abandonné à lui-même conduit immanquablement à la damnation (Mulholland Drive), ou laisse au moins au purgatoire (Lost Highway), l’amour véritable peut faire ressusciter (Sailor et Lula) et le lien filial assurer le paradis sur terre – l’enfant qui retrouve sa mère dans Blue velvet, les deux frères d’Une histoire vraie qui se réconcilient et mourront ensemble, et dans INLAND EMPIRE, une femme qui redonne sa famille à une autre femme. Au fond, Nikki Grace, comme Dale Cooper, était un ange – et lorsqu’à la fin du film, elle est enfin assise sur ce canapé que Grace Zabriskie désignait comme le canapé du « lendemain », on observe son visage heureux et apaisé et l’on se dit qu’elle a accompli sa mission, qu’elle a sauvé une femme, les femmes, et elle-même.

    Dès lors, le générique peut défiler et Laura Dern retrouver dans un salon les autres héroïnes de Lynch. L’euphorie qui nous a pris depuis quelques minutes est alors à son comble. Car pendant que Ben Harper (le propre mari de Laura Dern !) joue du piano dans un coin (diable, le film continuerait-il dans la vie réelle des acteurs et de leur famille ?), la caméra balaye le champ et nous fait apercevoir les femmes des films précédents de Lynch ! D'abord, dans le fond de la pièce, coiffée comme Rosanna Arquette dans Lost Highway, une doublure de l’héroïne vénéneuse de ce film, puis, un peu plus près, la brune maléfique de Mulholland drive en chair et en os. O la sublime apparition de Laura Elena Harring et qui envoie un baiser à Laura Dern ! Ainsi, les trois femmes des trois derniers opus de David Lynch peuvent communiquer entre elles, tout comme Laura Dern a pu elle-même communiquer avec ses trois femmes intérieures, sinon les incarner tour à tour dans ce film-ci. Le lien des femmes peut être vertical à l’intérieur d’un même film ou horizontal entre tous les films. Quel bonheur pour nous qui aimons tellement ce cinéma ! Qu’importe alors que les deux premières aient été deux femmes fatales et la troisième une fée bénéfique, l’important est qu’elles se passent le relais dans l’imaginaire du cinéaste. Anges du péché, Parques ou Sylphides, elles sont les femmes qui font les films du plus grand inventeur de formes actuel - et n’ont pas fini de le hanter, et nous avec.

    -------------------------------------

    1 - L'enfant du péché.... ou celui de la grâce ? L'on n'en saura pas plus, même si Lynch semble frôler là la théologie mariale la plus orthodoxe.

    2 - Mais le ketchup que laisse couler par mégarde sur son tee-shirt l'un des personnages, que signifie-t-il ? Décidément, il faudra aller le revoir une quatrième fois.

    3 - Il y avait dans Mulholland Drive un signe encore plus éloquent. Au début du film, juste après la séquence d’ouverture (le concours de bal sur fond violet), la caméra s’attardait sur un oreiller pendant que l’on entendait un bruit de respiration. Il s’agissait alors de comprendre non pas que cet oreiller ait plus tard une importance matérielle (comme l’arme ou le lieu du « crime ») mais bien qu’il signifiait que le film allait être un rêve, un rêve de gloire hollywoodienne en l’occurrence. Chez Lynch, ces images mentales ne font pas partie des autres images car précisément elles sont là pour les signifier. Or pour nous spectateurs habitués à ce que chaque image d’un film renvoie à une réalité linéaire, c’est un peu dur à suivre…

    4 - Le revoir une cinquième fois ?

    2fc07488aac12ce56861be0e1c864be4.jpg

    (Cet article est paru dans le dernier numéro de La revue du cinéma n°6 de mai 2007)

    Lien permanent Catégories : Cinéma Pin it! Imprimer