De toutes les héroïnes rohmériennes, nos préférences cinématiques vont d’abord à Françoise Fabian, la souveraine franc-maçonne de Ma nuit chez Maud qui, telle une mademoiselle Scudéry, fait la conversation de son lit (ah ! son « vous êtes bête, un peu, parfois, hein ? » à Jean-Louis Trintignant). Suit Anne-Laure Meury, piquante partout où elle passe (Perceval le Gallois, La femme de l’aviateur, L’amie de mon amie) et dont les sarcasmes sont toujours un bonheur même quand vous en êtes la cible érogène. Impossible aussi d’oublier Rosette, vulgaire, adorable et bandante (trop de films à citer, mais citons tout de même le petit clip délicieux tourné avec Pascal Greggory, Bois ton café, il va être froid), ni Amanda Langlet, toujours très sérieuse, mi-grande sœur mi-bonne sœur, mais c’est cela qui est excitant (Pauline à la plage, Conte d’été, Triple agent). La plus craquante de toutes, évidemment, c’est Clara Bellar, l’Esther des Rendez-vous de Paris, grande fille voluptueuse et maladroite, femme-enfant langoureuse aux lèvres charnues et à la parole lente, adorabilissime quand elle demande à sa copine comment il faut se comporter avec les garçons pour les garder : « mais c’est quoi la bonne stratégie ? ». Quant à Lucy Russell, la Grace Elliot de L’Anglaise et le duc, elle a le sourcil épais, la moue aristocratique, l’élégance intolérable, soit tout pour nous faire rougir, mourir, jouir, et nous rappeler Amélie Nothomb. D’ailleurs, héroïnes ou comédiennes, on ne sait jamais de qui l’on parle dans ce cinéma si singulier d’Eric Rohmer tant les gens ont l’air de jouer ce qu’ils sont dans la vie, leur prénom se confondant souvent avec celui de leur personnage.
Telle Aurora, la belle romancière roumaine, et bien réelle, du Genou de Claire, incarnée par la somptueuse Aurora Cornu, et qui, plus que notre préférence, est notre passion. Aucune actrice au monde qui ne nous a épluché le cœur comme elle. Aucun personnage féminin qui ne nous a touillé l’imaginaire comme lui. Franchement, un fer rouge, cette femme. Un fer noir plutôt, noir comme ses cheveux, ses sourcils, ses yeux. La première fois que nous avons vu ce film, le plus suave de son auteur, nous ne l’avons pas remarqué, Brialy et Luchini nous faisaient trop rire. La seconde fois, et nous ne savons plus du tout à quel moment c’est arrivé, nous n’avons plus vu plus qu’elle, et nous avons eu l’impression divine que nous l’aimions depuis toujours, qu’elle avait surgi de notre mémoire comme une matière vivante et aphrodisiaque, un idéal d’éternel féminin, une Kundry qui aurait été notre mère et notre amante, une Dame du Lac qui nous aurait guidé depuis l’enfance sans que nous nous en apercevions, inconscients puceaux que nous étions ! La troisième fois, nous avons eu peur de la revoir. Peur de remettre le film. Comme si elle allait sortir de l’écran et s’asseoir à côté de nous sur le canapé, et nous dire, de son accent chantant et « roumain », à la fois impérieuse et goguenarde : « ehhhh biiiien Pieeeerre, paaar exeeeeeemple !!! ». Rien que d’y penser, nous en tremblons ! Comme nous vous aimons, Aurora, Aurora Cornu, votre chair de pleine lune, votre silhouette gironde et serpentine, votre chevelure montante, vos sourcils forts, vos mains élégantes. Votre bassin, surtout, nous chavire. Quand vous marchez, ou quand vous asseyez sur un banc, lourde et lente que vous êtes. Et vos genoux nous attirent bien plus que celui de la jolie quoiqu’ennuyeuse Claire (Laurence de Monaghan) qui fait l’obsession fétichiste de Jérôme (Jean-Claude Brialy), votre « cobaye consentant » comme il se définit lui-même non sans complaisance. Oui, vous êtes bien cette « sorcière » guérisseuse et empoisonneuse tout à la fois, alchimiste des cœurs, magicienne du désir et de la manipulation érotique, spécialiste des cristallisations, qui joue avec les autres sans leur faire de mal, les excite sans les tourmenter, ou les tourmente à peine, histoire de voir comment ils fonctionnent, mais sans les bouleverser outre-mesure et en les remettant toujours en place à la fin. Au fond, une déesse débonnaire, « extrêmement sympathique » comme le dit de vous cette chipie de Laura (Béatrice Romand), qui maîtrise le pouvoir immense qu’elle a sur les autres, qui d’une claque fait que tout va mieux, que tout se passe comme dans un rêve, que tout se colore un peu plus. Une putain sacrée qui nous enlève l’effort de vivre rien qu’en nous regardant, qui nous donne un peu de sa force infinie, qui nous apaise, qui n’est jamais fâchée quoique toujours obéie. Ah ! Comme nous aurions aussi aimé être votre cobaye, vous écouter nous raconter l’amour - que lorsqu’on couche, il n’y a plus d’histoire, et que lorsqu’on ne couche pas, il y a de la souffrance, et l’histoire est meilleure. De toutes façons, les gens qui couchent sont toujours malheureux même quand ils paraissent heureux alors que les gens qui ne couchent pas sont toujours heureux, même s’ils paraissent malheureux.
Au fait, nous nous sommes renseignés sur elle, sur Aurora Cornu, nous voulons dire. Nous avons même lu les deux livres d’elle que l’on peut se procurer en français : La déesse au sourcil blanc, un recueil de poésie plein de sel et de serpent, et Fugue romaine vers le point C, un roman existentiel et générationnel sur son pays, et qu’un Kusturica devrait adapter, avec elle dans le rôle de la grand-mère. Car elle a soixante et onze ans, aujourd’hui, la plus belle femme de Rohmer, et derrière elle une vie surabondante. Née en 1939 dans une province roumaine, elle est une poétesse reconnue à l’âge de quinze ans (citée même dans le dictionnaire des Littératures européennes de La Pléiade) et devient l’égérie, puis l’épouse de Marin Preda, l’écrivain roumain le plus important de son époque qu’elle quitte en 1965. Exilée un temps à Paris (où elle tourne Le Genou de Claire, puis L’amour l’après-midi), elle se rend ensuite à Londres pour mettre en scène un film underground, « d’investigation occultiste » : Billocation. C’est qu’elle s’intéresse à ce genre de choses, Aurora, à l’ésotérisme, à la gnose, aux outre-mondes. Dans un article de Jean Parvulesco, elle apparaît comme une spécialiste du Talmud qui dispute avec Raymond Abellio et Mircea Eliade, voire comme une cartomancienne qui prédit l’avenir (et des choses « insoutenablement justes » d’après Parvulesco) – encore plus « sorcière », donc, dans la vie qu’au cinéma. Après un séjour décevant aux Etats-Unis avec son compagnon de toujours, le journaliste Aurel Cornéa, elle revient s’installer avec lui à Paris. Suit alors l’épreuve de la prise en otage de Cornéa, envoyé spécial de la télévision française à Beyrouth, par une organisation révolutionnaire islamiste clandestine. Finalement libéré, Aurora épouse Aurel en l’église orthodoxe de la rue Saint Jean de Beauvais. Jacques Chirac est parrain de ce mariage. Le couple s’installe « définitivement », dit Parvulesco, rue Cognacq-Jay, jusqu’à la mort de Cornéa en 1995. Elle-même, qui se définit dans une interview en roumain mais traduit en (mauvais) français, comme « sage-femme », continue d’écrire et de publier. Mais son grand œuvre, c’est le « monastère Cornu », un couvent pour religieuses qu’elle a fait construire au pied des Carpathes. On peut la voir dans une ETONNANTE VIDEO DE YOUTUBE participer à sa consécration et donner une interview. Cette vieille femme usée a encore un sacré regard et ses sourcils intacts. Mais quoi ? De quel délire sommes-nous la proie ? Qu’est-ce qu’Harold et Maud viennent faire dans notre évocation – celle-ci qui, nous le voyons avec inquiétude, tourne à l’invocation ? Suffoquer pour une image, ce n’est pas convenable, enfin ! A moins, à moins… qu’elle ait une fille ou une petite fille ou une nièce au second degré qui lui ressemblerait comme deux gouttes d’eau et que nous épouserions, avec sa bénédiction, en Roumanie dans son couvent des Carpathes ? Allons, allons… Cessons de rêvasser, et passons au cinéma.
(...)
(Le pari du réel dans le cinéma d'Eric Rohmer, dans Les carnets de la philosophie, printemps 2010)