Adolescent, le livre m’avait ennuyé. Je ne me reconnaissais pas du tout dans les émois de ce grand benêt, bien trop viril et romantique pour moi et dont « le degré de pureté » m’était aussi éloigné que devait lui être éloignée la fantasmagorie sadienne qui m’était déjà si chère. Et puis, ces promenades interminables dans les bois, cette fête niaiseuse et interminable, et cette jeune fille évanescente, mortellement anti-sensuelle, comme tout cela me gonflait ! La fadeur de cet univers commençait dans le nom terreux de son auteur, Alain-Fournier ! Je ne pouvais supporter non plus son visage d’enfant grave, sans malice ni humour, évoquant simplement l’horizon, la nature et l’amour et qui agressait mon impureté. Comme je préférais celui de Proust, tout en ironie et en cruauté, celui de Valéry, pétillant et délicieusement superficiel, ou même celui de Gide, lumineux et pervers…
Mémoire
Et puis j’ai changé d’avis grâce aux films de Jean-Daniel Verhaeghe et de Jean-Gabriel Albicocco, découverts simultanément cette année et qui m’ont donné envie de me replonger dans ce livre d’adolescent pour adulte. Quelle merveille ! Et quelle méprise fut mienne à dix-sept ans… Mais quoi ? Certains ont dix-sept ans à quarante ans. L’adolescence, dont Proust disait qu’elle était « la seule période où l’on apprend quelque chose » n’est jamais qu’une recréation adulte. Un âge d’or que l’on croit avoir vécu alors qu’il ne fut qu’un âge de plomb. Un souvenir que l’on fabrique une fois les événements passés. La singularité du Grand Meaulnes est de fabriquer du souvenir au présent. Le souci des héros est moins de vivre d’envoûtantes aventures de jeunesse que de les revivre – et qui plus est l’un à travers l’autre. Pour François Seurel, le narrateur, la remémoration va de pair avec l’introjection. Raconter ce qu’a vécu Meaulnes, c’est être Meaulnes – et quand celui-ci n’est plus là, c’est le remplacer auprès de celle qu’il a aimé. Seul le passé va de l’avant dans ce récit insolite. Et cela dès le début :
« C’est ainsi, du moins, que j’imagine aujourd’hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d’attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d’autres attentes que je me rappelle ; déjà les deux mains appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu’un qui va descendre la grand’rue. Et si j’essaie d’imaginer la première nuit que je dus passer dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d’autres nuits que je me rappelle… »
Des souvenirs qui appellent d’autres souvenirs, des nuits qui mettent en écho d’autres nuits – et sans que les temps soient toujours réellement précisés. D’où le caractère « vaporeux » dont on a souvent qualifié ce roman et qui fait que l’on ne sait jamais très bien ce qui s’y passe quand on l’ouvre pour la première fois. Ce qui est d’autant plus saisissant que l’écriture d’Alain-Fournier semble refuser toute imprécision. Ici, aucune fioriture proustienne, aucun flottement de sens. Ce conte de fée est avant tout un roman paysan. Et pourtant l’on ne cesse de s’y perdre comme Augustin s’est perdu lui-même dans la forêt sous la pluie. Style sec pour mémoire humide. Ainsi quand ce dernier découvre le domaine et qu’il entend de la musique jouée au loin :
« Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d’une musique perdue. C’était comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mettait au piano l’après-midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derrière la porte qui donnait sur le jardin, il l’écoutait jusqu’à la nuit. »
Le vent, la musique, l’enfance, la mère. Pour Meaulnes, chaque promesse est une réminiscence, chaque bonheur est un vestige. Plus il avance, plus il régresse, pourrait-on dire « psychanalytiquement ». C’est dans la nostalgie de ses désirs et non dans leur actualisation qu’il trouve son compte. D’où l’impossibilité qu’il y aura pour lui de se contenter d’un bonheur au présent. Lorsqu’il repart, c’est toujours vers le passé. Le mariage avec Yvonne vaut moins que le serment de fidélité chevaleresque fait deux ans avant à son frère Frantz. Par ailleurs, n’était-il pas tombé amoureux d’Yvonne juste parce qu’elle lui rappelait déjà (encore ?) quelqu’un ?
« Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait à jouer, il retourna s’asseoir dans la salle à manger, et, ouvrant un des gros livres rouges épars sur la table, il commença distraitement à lire. […] Alors, ce fut un rêve comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuement qu’il était dans sa propre maison, marié, un beau soir, et que cet être charmant et inconnu qui jouait du piano, c’était sa femme… »
Dès lors, tout se mélange. Les êtres et les temps, les faits et les rêves. On a l’impression de se connaître, d’être déjà venu ici, et bien qu’on soit en plein hiver, on se croit en plein été. Dans Le grand Meaulnes, c’est le temps qui est hanté – un peu comme dans l’hôtel Overlook de Shining, le film de Stanley Kubrick où le héros est rattrapé par un passé fantastique, ou mieux comme dans les rues de New York dans Eyes Wide Shut du même Kubrick auquel le roman d’Alain-Fournier fait furieusement penser. N’est-ce pas d’ailleurs la même histoire ? Dans les deux cas, il s’agit des pérégrinations (érotiques dans le film de Kubrick, sentimentales dans celui d’Alain-Fournier) d’un homme qui a vécu une fête incroyable le temps d’une nuit et qui tente pendant deux ans (deux jours chez de Kubrick) de la revivre. Ah ! Revenir aux mêmes endroits, re-sentir les mêmes peurs et les mêmes plaisirs, revivre intensément et indéfiniment ce que l’on a vécu. Faire de sa vie un leitmotiv. Mais est-ce vraiment possible ?
Mimétisme
A cette recherche acharnée, et peut-être abusive, du temps perdu s’ajoute le désir de vivre la vie d’autrui. Chaque personnage trouve son identité en imitant en effet celle d’un autre. Le mimétisme cher à René Girard est dévoilé ici dans son fonctionnement absolu. François aime Yvonne à la place d’Augustin comme Augustin aime Valentine à la place de Frantz. Mieux : François sera Meaulnes comme Meaulnes sera Frantz et Frantz qui n’a personne à imiter et par conséquent se voit privé d’identité, se dissoudra dans la nature et le néant.
Etrange personnage que ce Frantz de Galais qui fascine Meaulnes, et lui vole même un temps la vedette auprès des collégiens, sans pour autant donner son nom au roman. C’est que le héros du héros n’est pas le héros du roman. Le grand Meaulnes n’est pas « le grand Galais ». Frantz, c’est le fils prodigue qui a hypnotisé toute sa famille par ses chimères coûteuses et a fini par la ruiner, c’est l’enfant qui n’a pas grandi et qui, lors de sa fête nocturne, avait précisément donné tout le pouvoir aux enfants, y compris « le pouvoir de se faire mal ». Et c’est lui qui se fera mal, en tentant de se suicider, puis en faisant croire à sa mort. Plus tard, il réapparaîtra sous le double masque du bohémien comédien. Mais quel est ce frère qui fait croire à sa sœur qu’il est mort alors qu’il se cache à deux pas de leur château ? Comment a-t-il pu errer dans la région sans que personne ne le reconnaisse ? Que revient-il rôder autour de l’école puis autour du domaine ? Dans Le grand Meaulnes, tout ce qui paraît incroyable est évident et tout ce qui devrait être évident est impossible.
Et que penser de ce domaine des Sablonnières que les garçons n’arrivent pas à retrouver comme s’il s’était volatilisé et qui réapparaîtra un jour au hasard d’une conversation ? C’est tout l’aspect fantastique du livre et qui est si difficile à saisir. D’autant que les coïncidences ne respectent rien pourrait-on dire – les dévoilements sont laids : c’est grâce à Jasmin Delouche, le médiocre compagnon de l’école, que l’on redécouvre le château comme c’est grâce à la vieille tante Moinel de François que l’on reparle de Valentine – cette vieille tante avouant même que c’est elle qui a consolé Valentine de la perte de Frantz et lui a soufflé le mensonge d’une Yvonne mariée, un mensonge que Valentine répètera à Augustin quand il l’aura rencontré à Paris (1)… Ces situations étranges, ces apparitions incongrues, ces révélations improbables, ces impressions confuses et inabouties, ces personnages dont le comportement échappe à notre entendement pourront agacer à la première lecture – alors que le souvenir de cette lecture « réapparaîtra » radieux. C’est comme si tout le livre était fait de blancs et de trous destinés autant à irriter le lecteur qu’à lui donner l’envie de le relire, exactement comme l’écrivait le critique Walter Jörh, cité dans la célèbre préface de Daniel Leuwers : « Puisqu’il est impossible de suivre réellement Meaulnes en dehors du roman, il ne reste autre chose à faire que de recommencer la lecture du livre même. » Exactement comme ce qui se passe avec le personnage de Stavroguine dans Les démons de Dostoïevski. Au fond, l’auteur a plus insisté sur son aura que ses actions. Tout ce que l’on admire de lui est dans un souvenir qui n’est pas toujours décrit. D’ailleurs, lui-même est absent à plusieurs moments du récit et quand il revient, le charme réopère sans que l’on nous dise ce qu’il a précisément vécu entre temps. C’est l’aspect divin, c’est-à-dire caché, du grand Meaulnes. Encore faut-il avoir un sens romanesque sinon transcendant de l’existence pour apprécier Meaulnes – ce sens qui manque cruellement aux compagnons de François et qui les empêchera d’adhérer à l’enthousiasme de ce dernier quand, s’appropriant l’histoire de Meaulnes, il la leur racontera et fera un « four » :
« Est-ce que je raconte mal cette histoire ? Elle ne produit pas l’effet que j’attendais. Mes compagnons, en bons villageois que rien n’étonne, ne sont pas surpris pour si peu. "C’était une noce, quoi !" dit Boujardon. Delouche en a vu une, à Préverangues, qui était plus curieuse encore. Le château ? On trouverait certainement des gens du pays qui en ont entendu parler. La jeune fille ? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura fait son année de service. »
Ah la normativité des braves gens ! Et lorsque François, « empêtré dans son insuccès », révèle que le bohémien qu’ils ont vu n’était autre que Frantz de Galais, il s’isole un peu plus dans son rêve en ne suscitant chez ses camarades que des réactions morales et juridiques :
« C’est celui-là qui a tout fait. C’est lui qui a rendu Meaulnes insociable, Meaulnes qui était un si brave camarade ! C’est lui qui a organisé toutes ces sottises d’abordages et d’attaques nocturnes, après nous avoir tous embrigadés comme un bataillon scolaire… »
« Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant la tête à petits coups, j’ai rudement bien fait de le dénoncer aux gendarmes. En voilà un qui a fait du mal au pays et qui en aurait fait encore. »
« Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrement tourné si nous n’avions pas considéré l’affaire d’une façon si mystérieuse et si tragique. C’est l’influence de ce Frantz qui a tout perdu… »
Ne dis pas cela, cher François. C’est précisément dans la façon mystérieuse et tragique dont on a de prendre l’existence qui la fait comprendre de fond en comble. Ceux qui n’aiment pas Le grand Meaulnes le lisent comme Boujardon et Delouche. Pour ces derniers, le seul mimétisme qui vaille est celui, « responsable » et « immanent », des parents ou des adultes. Tu sais, la poésie de l’existence ne fait guère l’unanimité chez les existants.
Reprise
Mais quand même ce Meaulnes ! Il est vrai que l’on ne peut se contenter de rêver sa vie. Et l’on a beau refaire les mêmes gestes (2), revenir aux mêmes endroits, humer le même air, et même revoir sa bien aimée, l’ancienne plénitude ne « revient » jamais pour celui qui comme Meaulnes n’est que souvenir et extériorité. Gatsby, aussi, croyait qu'on pouvait revivre le passé. Hélas, comme le dit Kierkegaard dans La reprise, la seule vraie reprise se fait sur le mode de l’intériorité et constitue moins une réminiscence qu’une renaissance vivante. Sinon, elle n’est que répétition stérile. En Meaulnes, l’antériorité est plus forte que l’altérité. N’avoue-t-il pas douloureusement à François que « ce qui est le bonheur des autres m’a paru dérision » ?
Alors ce sera la laborieuse « partie de plaisir » de la troisième partie, sorte de pendant artificiel et sinistre à la fête du début, et dans laquelle François aura enfin réuni Augustin et Yvonne – mais ce sont Frantz et Valentine qu’Augustin veut réunir avant tout. Qu’a-t-il à faire de son bonheur à lui quand c’est le bonheur des personnages de son rêve qui lui importent – et quand tout ce qui faisait sa rêverie n’est plus ?
« Meaulnes en revenait à toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois, la jeune fille au supplice devait lui répéter que tout était disparu : la vieille demeure si étrange et compliquée, abattue ; le grand étang, asséché, comblé ; et dispersés, les enfants aux charmants costumes… »
Reste le vieux cheval Bélisaire, seul « témoin » de l’ancienne féerie et dont Meaulnes soigne le sabot avant d’ordonner qu’on le ramène à l’écurie et qu’on ne l’en ressorte plus. Comme le Constantin de Kierkegaard, la reprise que croit pratiquer Meaulnes dégénère en simple redite qui n’apporte rien à son destin, et risque de tourner au fétichisme. Ce qu’il ne comprend pas est que la reprise, la vraie, relève d’une incarnation réelle et non d’une réduplication onirique. La reprise est engagement existentiel, saut éthique puis spirituel dans la vie, et dans le cas de l’amour s’appelle… mariage. Hélas ! Il aura beau épouser Yvonne et même lui faire un enfant, il n’arrivera pas à ressusciter son ancien amour pour elle. Et repartira à la recherche de Frantz, devenu son beau-frère, et de Valentine, devenue son « ex ». La vraie vie a de ces indélicatesses…
Au romantisme sans issue, quoique toujours en mouvement, de Meaulnes s’oppose la sagesse contemplative et réaliste d’Yvonne – celle qu’elle aurait voulu enseigner aux petits garçons si sa santé lui avait permis d’être institutrice :
« Et puis j’apprendrais aux garçons à être sages, d’une sagesse que je sais. Je ne leur donnerais pas le désir de courir le monde, comme vous le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez sous-maître. Je leur enseignerai à trouver le bonheur qui est tout près d’eux et qui n’en a pas l’air… »
Intériorité du bonheur véritable. Acceptation de la vie telle qu’elle est. Contemplation sur place de la beauté du monde. Si comme on le dit, partir, c’est mourir un peu, rester, c’est vivre beaucoup. Ce moment de vie et de plénitude, c’est François qui le vivra un temps avec Yvonne et la fille qu’elle a eu avec Augustin. Les plus belles pages du roman à notre avis.
« De celle qui avait été la fée, la princesse et l’amour mystérieux de toute notre adolescence, c’est à moi qu’il était échu de prendre le bras et de dire ce qu’il fallait pour adoucir son chagrin. »
François et Yvonne – deux êtres qui ont donné leur vie à un fantôme, lui-même à la recherche des spectres de sa jeunesse ; deux êtres qui s’aiment pour oublier celui qu’ils aimaient et qui les a abandonné. Même si Yvonne cède à son tour à la tentation du passé :
« Ce qui me plaît en vous, m’a-t-elle dit en me regardant longuement, ce qui me plaît en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes souvenirs… »
Mais les souvenirs ne structurent pas un être. Le temps a passé. Les enfants terribles sont devenus des vieux jeunes pathétiques. Déjà, quand Frantz était réapparu, c’était en tant que vieil adolescent qui a raté sa vie :
« Ce n’était plus ce royal enfant en guenilles des années passées. De cœur, sans doute, il était plus enfant que jamais : impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon déjà légèrement vieilli… Naguère, il y avait en lui tant d’orgueilleuse jeunesse que tout folie au monde lui paraissait permise. A présent, on était d’abord tenté de le plaindre pour n’avoir pas réussi sa vie ; puis de lui reprocher ce rôle absurde de jeune héros romantique où je le voyais s’entêter… »
De toutes façons, il a perdu de son intérêt dramatique – comme Valentine. Quand Meaulnes les a enfin retrouvés et les ramène au domaine, il les appelle « les deux autres » – l’auteur ne daignant même pas nous décrire leur retour. Unis, ces deux-là n’ont plus aucun intérêt et le rêve de Meaulnes se termine. Cette reprise-là n’a rien donné non plus. En ne creusant que son passé, Meaulnes a loupé la transcendance de sa vie. De plus, quand il revient, Yvonne est morte depuis un an. Ne lui reste plus alors que reprendre à François « sa » fille. Pauvre François qui se voit arraché la vie que son ami lui avait confiée et dont le lecteur, adulte malgré lui, ne peut s’empêcher de penser qu’il la méritait plus que Meaulnes. On se souvient des dernières phrases bouleversantes du roman : « La seule joie que m’eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien qu’il était revenu pour me la prendre. Et déjà je l’imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures. » Meaulnes, donneur de sens et voleur de vie, qu’est-il advenu de lui ? Comment avons-nous pu l’admirer comme François ? Car après la dernière phrase, c’est à nous de nous projeter dans ce roman unique. Nous-mêmes, qui fut notre grand Meaulnes ? Et de qui le fûmes-nous ?
(1) Sans compter le soupçon d’inceste qui planera un moment entre Frantz et Yvonne et tourmentera Valentine.
(2) « …car il vient toujours par l’allée détournée qu’il a prise autrefois. Mais c’est la seule allusion – tacite – qu’il fasse au passé. »
Voir aussi, Le grand Meaulnes, la lettre et l'esprit.