Voici un livre qu’il est presque impossible d’aimer sans se couvrir de ridicule. Le trouver beau, sincère, émouvant, c’est risquer de passer pour le schpountz de la critique, ou pire, le lèche-bottes de service qui veut se faire bien voir auprès des deux auteurs les côtés du marché littéraire. A la limite, admettra-t-on que la « partie Houellebecq » vaut le coup d’œil – l’auteur d’Extension du domaine de la lutte étant malgré tout considéré comme un écrivain important, du moins un écrivain de l’ère du temps, par un large lectorat. Et puis, l’adjectif « houellebecquien » commence à circuler. En revanche, personne ne songe à dire d’une situation, d’un personnage, d’un problème qu’il est « bernard-henri lévien ». Qu’on aime ou pas leur dialogue, la différence capitale entre le romancier et l’intellectuel est bien là : le premier est à la fois un objet d’amour et de haine, donc d’intérêt, le second est surtout un sujet de moquerie et de tarte à la crème. Le premier a une réelle autorité littéraire, le second n’a qu’un pouvoir éditorial. Le premier cultive l’ambiguïté à son avantage, le second à son détriment. On dit du premier qu’il est cynique mais du second qu’il est opportuniste. Courageux à affirmer sa lâcheté, Houellebecq est applaudi, alors que BHL, réellement courageux lorsqu’il va au Pakistan, au Bangladesh ou en Bosnie, collectionne les quolibets. Dans tous les cas, cette alliance apparemment contre nature entre Diogène et Mosca, la dégueulasserie transparente au bras de la moraline infuse, ne saurait être pour les professionnels de la critique, qu’un coup médiatique particulièrement inepte, une obscène foire aux vanités qui ne trompe personne, une affaire finalement plus foireuse que juteuse entre deux spécialistes de la posture et qui ici se cassent la gueule l’un sur l’autre. Et qui lira leur livre et l’aimera se cassera la gueule avec eux. Finalement, celui qui prend le plus de risque dans cette affaire, c’est le lecteur.
« Croyez-moi sur parole - nous gagnerons du temps », demande un moment BHL à Houellebecq. C’est au lecteur qui suivra cette exhortation qu’ Ennemis publics apparaîtra dans toute sa beauté et sa vérité – d’autant, comme le précise Houellebecq citant Schopenhauer, qu’il est difficile de mentir par lettre. Il faut certes aimer la littérature pour adhérer aux paradoxes psychosociaux auxquels les deux auteurs nous invitent. Le désir de déplaire et pourtant d’être aimé – le désir d’être aimé dans ce qui déplaît. « Je ne souhaite pas être aimé malgré ce que j’ai de pire, mais en raison de ce que j’ai de pire, je vais jusqu’à souhaiter que ce que j’ai de pire soit ce que l’on préfère en moi ». En voilà du Houellebecq pur jus, magnifique, fraternel. Mais un non-littéraire peut-il comprendre cela ? Et que saisira-t-il de Lévy et de son être-juif (mais « juif solaire » !) qui apprit à ce dernier, et selon la leçon girardienne, que le bouc-émissaire était toujours le fait des religions non-révélées, païennes, toujours le fait de la meute, toujours le fait de « la multitude lyncheuse, dévoreuse, étripeuse », sinon « pâtissière » ? Car oui, nous suivrons BHL quand il parlera de ces fameux entartages comme des offenses faites au visage et dont "personne ne semble mesurer la vraie violence physique et symbolique". Si l’on peut rire de tout, on ne saurait rire avec tout le monde – un « tout le monde » pris cette fois-ci non pas au sens conformiste de Desproges, c’est-à-dire de gens soi-disant peu recommandables, mais au sens plus inquiétant du troupeau, de la foule, de la bête humaine, toujours prête à massacrer celui qui ose la sermonner sans l’opprimer ou la libérer malgré elle. On ne saurait rire de l’intellectuel avec la plèbe des anti-intellectuels.
Cette plèbe qui ne pourra jamais comprendre qu’en littérature, et selon le mot de Sarkozy à Yasmina Reza, cité par BHL, ce qui démolit est ce qui grandit en même temps. Cela serait ça avoir le sens littéraire des choses - savoir qu’un ridicule peut vous glorifier plutôt que vous humilier, qu’une insulte peut vous rendre sympathique plutôt qu’odieux, qu’une chose peut signifier le contraire de ce qu’elle est, socialement parlant. Au fond, il y a très peu de choses vraiment ridicules, comme le remarque Houellebecq. Hélas ! Pour la plèbe, aussi antichrétienne qu’antilittéraire, l’on ne sort jamais de la tautologie des choses : une insulte insulte et pis c’est tout, un ridicule ridiculise et pis c’est tout, une baffe fait mal, et pis c’est tout. Tout le reste est littérature, c’est-à-dire ne vaut rien.
La violence – le souci de l’intellectuel, la haine du romancier. « La renonciation à la violence physique comme méthode principale de règlement des conflits m’est apparue comme un des seuls avantages du passage à l’âge adulte », écrit Houellebecq, au risque de passer pour un lâche aux yeux de ceux qui pensent que rien ne vaut les poings pour régler une affaire entre hommes. C’est la raison pour laquelle il avoue adhérer à la fameuse phrase de Goethe sur l’injustice qui vaut mieux que le désordre. Car aux yeux du misanthrope canin, c’est toujours du désordre que naissent les plus grandes injustices. Au contraire, comme le disait Auguste Compte, l’ordre, c’est le progrès. Voilà pourquoi en situation de crise, « l’autorité en charge doit prendre une décision, n’importe quelle décision, fût-elle approximative ou injuste, plutôt que de laisser le dernier mot à la « foule » ou à la « rue » - enfin à ce gros animal mauvaise, excitable, prompt au pillage et au massacre. » Tout plutôt que la bande d’enfants ou d’adultes qui s’acharne sur un bouc-émissaire. Tout plutôt que la meute. Pour le pessimiste quoique positiviste Houellebecq, il s’agit d’adopter par rapport à l’humanité le point de vue de la bactérie, recenser ses mérites, ses fautes, et pourquoi pas rectifier le tir en changeant l’humain, en le débarrassant de l’instinct de meute, c’est-à-dire de l’instinct de l’espèce, qu’il a eu jusqu’à présent en lui – par le clonage, par exemple.
Le comble, et pour autant le vrai, est que, comme lui répond aussitôt BHL, cette tentation de changer l’humain n’est rien d’autre que la tentation révolutionnaire, maoïste, polpothienne, qui a brisé tant d’hommes au nom d’une humanité idéale, et à laquelle lui-même a cédé dans sa jeunesse. « Casser l’histoire en deux », « changer l’homme dans ce qu’il a de plus profond », « le viser droit dans son âme », en inventer un autre plus conforme aux idéaux communistes, et par là-même en venir à la nécessité de liquider physiquement l’ancien, telle est la matrice des idéologies totalitaires.
La matrice réelle, elle, refait surface, en la personne de Lucie Ceccaldi, la mère indigne, atroce, de Houellebecq, et dont la santé infanticide horrifie très fraternellement Bernard-Henri Lévy. Pire que Folcoche, Génitrix et Vitalie Cuif réunies, la Ceccaldi est cette mère abominable qui semble remonter des enfers pour dire au monde entier qu’elle est très fière de ne pas s’être sacrifiée pour son fils, qu’elle ne comprend d’ailleurs pas pourquoi le lien maternel serait un lien privilégié, et qui trouve « marrant » que la nounou malgache à laquelle elle confia son nourrisson, lui demande, trente ans plus tard, des nouvelles de celui-ci. Lucie Ceccaldi, c’est la mère primitive des temps préhistoriques « où le patriarcat n’était pas encore installé, où le droit de vie et de mort sur la progéniture, le droit de déchiqueter et de dévorer ses propres enfants, appartenait à la mère ». Et ce temps-là, régressif, féroce, cannibale, c’est de nouveau le nôtre, celui de Big Mother, où « le face-à-face entre la mère et l’enfant est aujourd’hui absolu, radical ». Hippie (donc abandonneuse), humanitaire (donc inhumaine), un temps communiste, un temps musulmane, un autre hindouiste, mais « chrétienne orthodoxe » aux dernières nouvelles, tombant systématiquement dans toutes les sectes à la mode, dans toutes les pires idéologies du temps, et pourtant toujours forte, toujours joyeuse, mais d’une force et d’une joie proprement meurtrières et anti-filiales, Lucie Ceccaldi est cette créature qui résume toutes les tares de l’époque, qui, comme le dit son fils qui s’y connaît, contient « quelque chose de terriblement, d’atrocement contemporain » : le zapping spirituel, l’égoïsme sans limites et sans complexes, l’amour des enfants du monde plutôt que des siens, ajoutée à cela la propension singulière à traiter publiquement son fils d’ « imposteur », de « parasite », de « déchet humain », de « petit con », et le tout en se proclamant soi-même « innocente » dans un grand éclat de rire de femme souveraine. Innocente ! Le mot le plus contraire à l’esprit de la maternité. Le mot dont ne se servira jamais une mère digne de ce nom pour se qualifier.
Pourquoi dès lors se battre puisque votre mère ne s’est pas battue pour vous ? Pour Houellebecq, petit prince mortifié à vie par une monstresse génitrice, la solution est dans le désespoir assumé, l’ironie, la traduction littéraire de la misère du moi et du monde. « Soyez abjects, vous serez vrai », écrivait-il déjà dans Rester vivant. A ce monde comme représentation accablante des choses répond le monde comme volonté interventionniste et performante de BHL, qui refuse de toute son aristocratie judaïque le triomphe de la meute, qui sait que cette meute est fondamentalement bête, faible, peureuse, et qu’elle sera vaincue par auto-destruction. En attendant celle-ci, et à l’instar d’Aragon, il faut savoir « brouiller les pistes… se déguiser…mentir comme on respire… écrire comme on joue à la roulette, aux échecs, au poker… cacher son jeu ou le montrer… le dessous des cartes ou leurs dessus…l’art du masque et du mensonge…la mauvaise foi comme esthétique et volonté. » Comme le recommanderait l’ami Sollers, le truc, c’est se faire chinois, passer pour un vaincu, mais « être vainqueur en secret ». Et cultiver le malentendu le plus avantageux. Encore une attitude que les antilittéraires ne comprendront pas !
[Cet article est paru une première fois dans Le magazine des livres numéro douze d'octobre-novembre 2008]