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  • Epreuves, résistances et contentements dans le christianisme (une lecture du Traité du désespoir de Kierkegaard)

     

    Bacon, fragment d'une crucifixion.jpg

    « … jeté dans des conflits auxquels personne ne pense et dont on parle moins encore. » (Kierkegaard, journal, 1848)



    Le désespoir, c’est l’athéisme, dit Kierkegaard dans le Traité du désespoir.

    Le désespoir, c’est le christianisme, risque-t-on de penser en lisant le Traité du désespoir de Kierkegaard.

    Houellebecq disait ce genre de choses à propos des Pensées de Pascal - que plus on les lit, plus « le christianisme apparaît comme une entreprise un peu plus désespérée. » « Pour autant, rajoute l’auteur de Rester vivant, je ne pense pas que ce soit le but poursuivi par Pascal ». C’est tout le problème. Pour les chrétiens, ce sont les athées qui sont dans le désespoir. Pour les athées, ce sont les chrétiens qui désespèrent le monde. Pour ceux qui n'y croient pas, Dieu est une illusion ou un supplice : qu'est-ce que  ce Dieu  qui crée l’homme pour le perdre ? Qui le laisse faire le mal et lui promet l’enfer ? Qui remplace la mort par la souffrance ?  Qui fait de tout, vie, mort, amour,  enfance, histoire, une croix sanglante perpétuelle ? Salopes de chrétiens qui aiment la vie au prix même de la souffrance, qui choisissent l’espoir au risque de l’enfer. "Tout plutôt que le néant", comme ils raisonnent. A contrario, les athées trouvent le néant très doux. Le néant, c’est l’abolition de toutes les douleurs, c’est la seule consolation possible, le vrai repos éternel. "Tout plutôt que l’enfer" - l’auteur de ces lignes a longtemps pensé ainsi. Et il doit bien avouer que depuis qu'il a parié sur Dieu, et subséquemment sur le Christ, il regrette parfois la douceur du rien. Il se demande s’il n’aurait pas dû rester hors de tout cela (l’Eglise, Rome, la vraie religion) - le silence éternel des espaces infinis étant au bout du compte moins effrayant que la parole divine et moins contrariant que l’encyclique. Pensez ! Il n’a plus le droit de se suicider, et doit se définir comme absolument libre devant Dieu et devant les hommes – ce qui est absolument angoissant. Peut-être le désespoir était-il plus gérable que l’angoisse. Et plus drôle aussi.

    Alors il faut creuser, se faire peur, réinterroger sa foi, se demander si elle n’est pas une mauvaise foi, flirter avec l’athéisme, ausculter le christianisme, voir quelle souffrance est la plus intéressante, quel désespoir vaut plus le coup de l’autre. Dieu avec ses anges, ses démons, sa culpabilité, ses délices, ses grâces et ses feux, ou le néant avec son apaisant rien ?


    suicide.jpgI - EPREUVES

    1 - La question de l’enfer

    « Toute connaissance chrétienne, si stricte du reste qu’en soit la forme, est inquiétude et doit l’être ; mais cette inquiétude même édifie. L’inquiétude est le vrai comportement envers la vie, envers notre réalité personnelle et, par suite, pour le chrétien, elle est le sérieux par excellence », écrit Kierkegaard dans sa préface. Ca ne rigole pas.

    L’inquiétude. Le chrétien est inquiet. Le chrétien prend la vie au sérieux. Le chrétien est celui, dirait Pascal, qui craint la mort hors du péril, et non pas simplement dans le péril, « car il faut bien être homme ». Celui qui  ne craint la mort que dans le danger est un misérable guignol, celui qui ne craint  pas la mort n’est pas un homme. Mais pourquoi devrais-je craindre la mort ? Qu’est-ce que c’est que cette religion qui veut absolument que ma conscience soit douloureuse ? Et si je m’en fous, moi ? Et si le matérialisme me convient ? Mon âme, c’est mon corps, mon corps, c’est la vie. Quand je vis, je suis là, quand je meurs, je ne suis plus là, et basta ! Autant en profiter. Autant faire le mieux que je peux. Car il ne s’agit pas de tout foutre en l’air sous prétexte que je suis athée, comme le pensent abusivement les chrétiens. Bien au contraire, ma condition d’homme fini m’impose des règles, des devoirs, et ne m’empêche nullement d’aimer mon prochain. Simplement, pour moi, c’est ici que ça se passe, c’est ici que je dois agir. Le chrétien peut m’envoyer tous les commandeurs qu’il veut, mon commandement, ma dignité, mon éthique, c’est de rester avec les miens, d’aider les autres, et de vivre heureux. Je peux même être socialiste si je veux – soit être dans les faits plus chrétien que les chrétiens, et rien que pour que cela leur fasse les pieds !

    Et puis franchement, ces chrétiens, ils ne donnent pas envie. Leur Christ a « vaincu la mort », paraît-il. La belle affaire ! L’emmerdement maximal. La vérité est qu’en « vainquant la mort », il a ouvert l’enfer. Il a rendu l’idée de l’enfer possible. Non content de souffrir sur terre, on risque en plus de souffrir sous terre. On ne peut plus dormir tranquille. On est terrifié jour et nuit. L’invention chrétienne, c’est d’avoir transformé le néant, le doux néant, en douleur éternelle. Tout ça au nom de la vie éternelle et du paradis ! Remarquez, je n’ai rien contre le paradis. Mais je trouve que le risque de l’enfer est trop grand. Comme Stephen Dédalus, mon héros littéraire préféré, je trouve l’idée de l’enfer absolument abjecte. Je me demande comment on peut trouver bon un dieu qui serait pire que le pire héros de Sade. Peine de la privation de Dieu. Peine de la conscience malheureuse. Peine des regrets inutiles. Peine de la cohabitation et de l’extension des douleurs. Rappelez-vous, le prêche au collège, dans Portrait de l'artiste en jeune homme, pire que Dante :

    « L’homme, en cette existence terrestre, tout en étant capable de souffrir bien des maux, ne peut les souffrir tous ensemble, attendu que l’un de ces maux sert de correctif et d’antidote à l’égard d’un autre, comme il arrive qu’un poison fréquemment en combatte un autre. En enfer, au contraire, chaque torture, au lieu de réagir contre une autre, lui prête une force plus grande ; en outre, les facultés intérieures, étant plus parfaites que les sens extérieurs, sont également plus susceptibles de souffrir. Tout comme chacun des sens est torturé au moyen d’un supplice approprié, chacune des facultés spirituelle est torturée aussi ; l’imagination par des visions horribles ; la sensibilité par le désir et la rage alternés ; la raison, l’entendement, par les ténèbres intérieures plus terribles encore que les ténèbres extérieures de cette terrible prison. La malice, bien qu’impuissante, qui s’empare de ces âmes diaboliques, est un mal d’une extension illimitée, d’une durée sans fin, un effroyable état de méchanceté que nous ne pouvons guère nous figurer si nous n’avons pas présentes à la mémoire la monstruosité du péché et la haine que Dieu lui porte. »

    A cela s’ajoute l’éternité des peines. L’intensité dans l’éternité. Ca fait de plus en plus mal et cela ne s’arrête jamais. C’est la torture sans évanouissement.

    « Un grand saint fut un jour favorisé par une vision de l’enfer. Il lui sembla qu’il se trouvait au milieu d’une vaste salle dont l’obscurité et le silence n’étaient troublés que par le tic-tac d’une grande horloge. Ce tic-tac était ininterrompu ; et il sembla à ce saint que ce tic-tac n’était qu’une répétition incessante des mots : toujours, jamais ; toujours, jamais. Etre toujours en enfer ; n’être jamais au ciel ; être toujours exclu de la présence de Dieu, ne jamais jouir de la vision béatifique ; être toujours dévoré par les flammes, rongé par la vermine, percé de clous ardents, n’être jamais délivré de ces souffrances ; avoir toujours la conscience bourrelée, la mémoire en fureur, l’esprit comblé de ténèbres et de désespoir, ne jamais échapper à tout cela ; maudire et injurier toujours les vils démons qui regardent avec une joie diabolique le malheur de leurs dupes, ne jamais contempler les vêtements rayonnants des esprits bienheureux ; crier toujours vers Dieu du fond de l’abîme de feu pour implorer un instant, un seul instant de répit dans cet atroce supplice, ne jamais obtenir, par même pour un instant, le pardon de Dieu ; toujours souffrir, n’éprouver jamais de joie ; être damné pour toujours, n’être jamais sauvé ; toujours, jamais ; toujours, jamais. »

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    Et tout cela serait le fait d’un Dieu tout puissant et juste ! Oui, juste, arguent les chrétiens, ravis de nous confondre et de nous montrer qu’eux n’ont pas peur de cette description de l’au-delà. Juste, car si Dieu est dans l’infini, ses délices et ses peines le sont aussi. Il n’y a que notre conscience finie qui se scandalise de ces infinis. Et puis quoi ? L’enfer est là pour nous rappeler que l’existence est une chose sérieuse. Que notre petite vie sur terre n’est qu’une infime partie de la grande. Sans risque du feu éternel, nous ne nous élèverions jamais. En Dieu, nous sommes dans l’extension des intensités, l’intensité des extensions, la vie éternelle, l’infini à la portée des caniches que nous sommes. Ca peut être terrible. Ca peut être aussi sublime. La peur de l’enfer nous donne un peu de cœur au ventre, voilà tout. Hardi les gars ! A nous d’agir ! A nous d’être sublimes ! Dieu nous force à la liberté comme il nous force à la vie. Et c’est précisément ce qui nous embête. La gloire de Dieu, très peu pour nous. Avant lui, on était content de vivre, on était content de mourir. Avec lui, on est obligé de vivre, et on ne peut pas mourir. On meurt pour ressusciter illico et pour se retrouver jugé, accusé, condamné, rôti ! Avec lui, il n’y a plus aucune échappatoire. La mort n’est plus une consolation. La mort est une menace. Le suicide est devenu pire que le meurtre. La souffrance est partout, limitée ici-bas, illimitée là-bas. Et pour le chrétien, cet extraordinaire maso, c’est en acceptant ces souffrances temporelles et intemporelles, pire : en y adhérant, que l’on prouve son amour pour la vie. Nous qui ne supportons pas l’idée de l’enfer sommes la preuve pour eux que nous n’aimons ni Dieu ni la vie. A leurs yeux de saints bourreaux, nous apparaissons comme des faiblards, des chochottes, des cancres de l’existence qui ne pensent qu’à leur petit bien-être, leur petite santé, leurs petits divertissements, qui préfèrent honteusement leur bien-être à leur être – et qui sont prêts à se couper les veines plutôt que se battre pour la vie. Voilà. Le chrétien est celui qui préfère la souffrance à la mort, l’athée est celui qui préfère la mort à la souffrance. Le chrétien est celui qui choisit la vie jusque dans la mort. L’athée (ou le païen, mais pour le chrétien, c’est la même chose) est celui qui se donne la possibilité de choisir la mort si la vie ne lui convient pas. Voyez Caton, Sénèque, et même Socrate préférant se donner la mort plutôt que de continuer à mener une vie qu’ils jugent indigne - et relisez Le défi de Matzneff, cet essai canonique sur le suicide chez les romains, c’est excellent pour la santé, comme tout ce qui désespère.



    Pieta 3.jpg2 - La foi comme savoir

    Donc, Dieu est l’élévation et la douleur suprêmes de l’homme. Dieu ne laisse pas l’homme à son niveau, et l’homme est obligé de suivre. Dieu promet d’épouvantables supplices à celui qui ne le suit pas, mais s’arrange pour que cela soit très difficile, quasi impossible, de ne pas le suivre quand il se présente à lui.  C'est là que tout se renverse. Il faut avoir en effet de sacrées disponibilités à la damnation pour se détourner de l’Esprit Saint quand il croise votre chemin. Ce péché irrémissible de refuser l’Esprit Saint, on se demande quel Don Juan ou quel Stavroguine peut le faire. Compliqué en ce sens d’aller en enfer. Car il ne faut pas trop se monter la tête : nous pouvons toujours rechigner contre Dieu, l’engueuler, dire qu’il n’est qu’un bâtard de sa race, la plupart d’entre nous, je parle des croyants, finissons toujours par le suivre bon gré mal gré. C’est qu’une fois que l’on a goûté à Sa présence, il devient difficile de s’en passer. La conversion, c’est quand même la meilleure chose qui nous soit arrivé. Evidemment, on peut piquer des colères, on peut écrire « fuck Jesus » sur le mur des toilettes, on peut relire Sade pour la centième fois, on sent, on sait que c’est toujours au Père que l’on reviendra. Et si l’on a vraiment trop peur que celui-ci nous fasse les gros yeux, alors on s’adressera au Fils. Le Fils est toujours prêt à porter notre croix à notre place. S’il y en a un dont on peut dire « toujours avec lui, jamais sans lui », c’est bien Lui. D’ailleurs, on a honte de venir  Le voir si souvent dans notre état de pécheur récidiviste un peu minable. Car à chaque fois qu’on vient Le voir, on Le recrucifie. Le bois, les clous, les épines, et le marteau, c’est quand même nos effets. On craint que le Père ne nous passe aucun péché (et on a tort, car s’il a la baffe facile, il ne nous a jamais mis à la porte et ne nous y mettra jamais), mais nous-mêmes n’épargnons rien au Fils. Le Père nous fait peur, nous faisons mal au Fils – et le Saint Esprit est insaisissable ! Quelle putain de sainte famille ! Heureusement qu’au milieu de tous ces mecs sévères, douloureux et abscons, il y a la Mère. Elle nous accueille toujours, nous console, nous mouche, sèche nos larmes. Avec elle, tout s’allège, tout se soigne, tout finit par un beau sourire qu’elle nous fait et que nous lui rendons. Et s'il lui arrive, quand nous avons dépassé les bornes, de nous fesser d'une main immaculée, cela se passe toujours hors de la vue du Père et loin du Fils. C’est une correction qui nous soulage de nous-mêmes, qui nous délivre de notre culpabilité, qui nous remet l’ontologie en place. Après cela, elle nous embrasse bien fort, et nous laisse retourner jouer à notre désespoir existentialiste.

    Il est vrai que nous pouvons nous enorgueillir de celui-ci tant cette « maladie mortelle » qu’est le désespoir constitue une intelligence des choses assurément plus pénétrante que la soi-disant bonne santé de l’athée – et déjà la condition de ce dernier ne nous paraît plus si enviable. Devant nous, l’athée, ou « l’homme naturel », est un peu comme un enfant qui n’a pas encore une exacte connaissance de la vie.

    « L’homme naturel a beau dénombrer tout l’horrible – et tout épuiser, le chrétien se rit du bilan. Cette distance de l’homme naturel au chrétien est comme celle de l’enfant à l’adulte : ce dont tremble un enfant, pour l’adulte, n’est rien. L’enfant ne sait ce qu’est l’horrible, l’homme le sait, et il en tremble. »

    Mais oui. Avec le christianisme, l’humanité est devenue adulte. Sa perception multiforme du monde rend la perception athée bien univoque. L’on dit souvent que les athées ont la terre et les chrétiens le ciel. C’est faux. Les athées ont la terre, et les chrétiens ont la terre et le ciel. Les athées ont la matière, les chrétiens ont la matière et l’esprit. Le christianisme, c’est le monde plus la valeur ajoutée du monde : c’est la création + le créateur, l’univers visible + l’univers invisible, les lois de la physique + les miracles. Les athées voient le soleil et les étoiles, les chrétiens voient l’amour qui meut le soleil et les étoiles. La conscience de l’existence tragique va de pair la conscience de la divine comédie. La « maladie mortelle » ne sera qu’une introduction à la félicité, et la foi le savoir ultime sur les choses.


    333px-Francisco_Goya_-_Saturno_devorando_a_un_hijo-a32b1.jpg3 - Le désespoir e(s)t moi. Discordance et redondance.

    La « maladie mortelle », c’est le désespoir, et le désespoir, c’est la condition humaine. Qui ne désespère pas n’est pas humain. Qui ne désespère pas passe à côté de lui-même, du monde et de Dieu. C’est pourquoi il faut accepter le désespoir. Cela évite d’abord de désespérer du second désespoir, celui qui désespère de ne pas désespérer, qui désespère sans le savoir ; cela évite d’être un imbécile heureux – et qui d’ailleurs n’est pas si heureux que ça. Puisque pour être heureux, c’est comme pour tout, il faut être conscient – donc désespéré. Le désespoir est le retour du moi sur lui-même. La prise en compte qu’en lui (le moi) tout n’est que contradiction – ou synthèse.

    « L’homme est une synthèse d’infini et de fini, de temporel et d’éternel, de liberté et de nécessité».  

    L’homme est un être fini qui a en lui l’idée de l’infini, un être temporel qui a en lui le goût de l’éternel, un être déterminé qui sent qu’il peut se décliner autrement. Le désespoir, c’est qui ce qui permet à l’homme de comprendre ce qu’il est et de se dépasser. C’est pourquoi le désespoir est un avantage existentiel. Il nous met au dessus de la bête (ou de l’homme naturel), il nous ouvre à la dimension verticale du monde, en même temps qu’il nous menace de nous faire glisser dans l’ombre. Le désespoir, ce qui nous grandit et ce qui peut nous perdre.

    En attendant, il faut assumer ses contradictions. Car ce n’est pas parce que le moi est haïssable qu’il faut s’en détourner. L’homme qui veut supprimer le désespoir s’enfonce encore plus dans celui-ci et se nie lui-même, ou pire, s’oublie. Le désespoir laisse alors la place à la discordance. La discordance (Freud dirait « la névrose »), c’est le rapport à soi-même posé par un autre (un père castrateur, une mère abusive, un amant manipulateur, ou une mauvaise image de soi-même), soit le faux rapport, sinon le faux raccord, à soi-même. Est discordant celui qui vit dans l’ignorance de son désespoir, ou dans un désespoir qui n’est pas le sien. Par exemple, ma mère m’a fait du mal mais au lieu de m’en prendre à elle, je m’en prends aux autres femmes. Pour protéger ma mère, je deviens misogyne ou célibataire. La misogynie comme forme de désespoir ? Le célibat comme forme de perversion ? Il en faut peu pour vous étonner, dites-moi. De même, mon père qui m’a fait du mal et qui fait qu’au lieu d’en prendre conscience et de le tuer symboliquement, je me venge sur mes enfants – ou je n’en ai pas. La discordance ou le désespoir à côté de la plaque.

    Le désespoir est donc « maladie mortelle », soit un « supplice contradictoire » dans lequel « le mourir se change continuellement en vivre ». Le désespoir comme mort dont on ne meurt pas - ce qui est la définition de l’enfer. Ils s’y entendent les chrétiens en souffrance éternelle, qui ronge sans jamais briser, ou qui brise sans jamais tuer, ou qui brûle sans jamais consumer. Le désespoir, c’est la redondance par excellence. Le désespoir veut se détruire et n’y arrive pas, et cette impuissance à se détruire le désespère encore plus. A la souffrance, le désespoir ajoute la souffrance de la souffrance, puis la souffrance de la souffrance de la souffrance. Le moi devient alors une douleur déployée, une douleur qui ne s’arrête jamais et qui gagne à chaque instant en intensité et en extension. Comme alors on aurait voulu être autre ! Comme on aurait voulu devenir « un moi de sa propre invention » ! Certes, cela aurait été une autre forme de désespoir, mais enfin, on se serait défait de son moi. On serait devenu discordant. La discordance est pire que le désespoir, disions-nous, mais elle a le mérite indéniable de faire échapper à soi. C’est pour cela que les sectes sont si florissantes aujourd’hui : elles répondent au besoin pervers (et désespéré) de l’individu qui est celui de ne dépendre ni de Dieu (trop méchant) ni de soi (trop gentil). Elles assurent en lui la meilleure discordance - « ni dieu ni moi » - et font de lui cet imbécile heureux dont on parlait, à la fois vache à lait et marionnette comblée.

    Il est vrai que le vulgaire ne comprend pas grand-chose au désespoir. Il ne voit pas que ne pas être désespéré est une autre forme de désespoir – la plus pernicieuse et la plus répandue. Ce désespoir inconscient, qui est aussi une bonne santé imaginaire, est celui auquel le désespoir chrétien a déclaré la guerre. Ne surtout pas laisser l’homme tranquille, le faire sortir de ses gonds, insinuer l’angoisse en lui, empoisonner son âme de problèmes existentiels – c’est-à-dire la lui rendre.

    beauvoir_nobs2008.jpg- Mais que m’importe d’avoir une âme si c’est pour la souffrir éternellement ? rétorque alors l’athée. D’ailleurs, l’âme… J’en ai une, matérielle, corporelle, vivante. Elle est tant que je suis et disparaitra quand je ne serai plus. Pourquoi diable me survivrait-elle ? Pourquoi devrait-elle être récupérée par le diable ? D’Epicure à Spinoza, tous les philosophes matérialistes (c’est-à-dire tous les philosophes qui ont voulu le bonheur de l’humanité, et vous, on ne peut pas dire que la question du bonheur vous étouffe) ont affirmé l’âme comme la plus haute qualité du corps, et avec ça, moi, je vais boire un coup. Qu’ai-je à foutre de votre amour divin qui m’envoie en enfer si je lui résiste ? Qu’ai-je à foutre de votre Evangile de crucifié qui veut me crucifier à mon tour ? Qu’est-ce que le christianisme sinon une volonté aberrante de mettre en croix l’humanité et de brûler pour l’éternité tous ceux qui auront refusé cette croix ? A la souffrance, vous rajoutez la mauvaise conscience, à la douleur, vous rajoutez la culpabilité, à la peine et au chagrin, vous rajoutez le désespoir ! Le bonheur lui-même est le lieu du désespoir ! Vous le dites vous-même : « le désespoir n’a pas de place de prédilection plus chère qu’au fin fond du bonheur » . Ah pour blesser l’innocence, pour diffamer la nature, pour diaboliser le plaisir, vous êtes très fort, vous les christiques ! Autant vous êtes à cheval sur la bagatelle, autant vous ne vous privez pas de violer les âmes les plus pures ! Rien ne trouve grâce à vos yeux, surtout pas la jeunesse et la beauté ! « Ainsi le plus beau même et le plus adorable, la féminité dans la fleur de son âge, est pourtant du désespoir, du bonheur », osez-vous écrire, avouant par là-même que vous n’aimez ni les jeunes filles ni les fleurs. Pour nous, « les hommes naturels » comme vous le dites avec mépris, la fleur suffisait à la vie, et la jeune fille était tout notre bonheur (ou le jeune homme, selon les goûts que la nature a ordonné en nous). Pour vous, la jeune fille ne vaut que si elle est épouse et mère de douze enfants, et la fleur ne vaut que si elle a des épines. Vous arrachez les pétales et vous n’en faites plus qu’une tige pleine d’épines. Une tige d’aiguilles ou de clous que vous enfoncez ensuite dans la vagin des âmes. C’est ça le christianisme. Plus ça saigne, plus on existe. Sacrés salopards, quand même ! Et qui vont ensuite nous expliquer que toutes ces souffrances étaient le prix à payer pour une seconde de béatitude ! Mais on s’en branle de la béatitude, nous ! Notre joie d’idiot heureux nous va largement. Notre hédonisme sans histoire constitue tout notre bonheur. Car c’est le bonheur qui nous intéresse, nous autres, et pas le pardon des péchés, ni la miséricorde sanglante, ni l’excuse d’être en vie, ni le Saint Esprit Sanglant. Et tant pis, si le bonheur n’est pas une « catégorie de l’esprit » !

    Là-dessus, notre païen a raison. Le bonheur ne fut jamais une catégorie de l’esprit. Ni chez les philosophes chrétiens, ni chez les philosophes modernes. Comme disait Clément Rosset à propos de Schopenhauer, mais cela vaudrait pour tous les philosophes, « il ne faut pas compter sur le philosophe pour trouver des raisons de vivre. » Platon / Schopenhauer, même combat ! L’esprit fut toujours conçu comme une violence faite à la chair – mais une violence qui empêcha la violence extrême des chairs entre elles. Car il ne faut pas se leurrer : avec ou sans dieu, la matière vivante est le lieu de toutes les chocs comme l’atome est la matière de toutes les bombes. Une vie qui n’est donc pas médiatisée par l’esprit, c’est-à-dire désespérée par lui, est une vie capable de tout et surtout de se détruire elle-même. Si l’on tient tant que ça à sa fleur, sa jeune fille ou son mignon, il faudra un minimum de discipline (ou de désespoir !) pour la cultiver et la / le cueillir. L’esprit, qu’il soit religieux, phénoménologique, ou les deux, est ce par quoi les énergies sont canalisées, les impulsions freinées, les anarchies découragées, les relations entre Eros et Thanatos rendues acceptables. En outre, si l’on considère, comme les chrétiens et les existentialistes, que la liberté est une chance pour l’homme, l’on s’apercevra bien vite que cette chance n’a rien à voir avec le bonheur, et que bien au contraire elle risque d’affliger les âmes au même titre que le Saint Esprit.

    « Nous intéressant aux chances de l’individu, nous ne définissons pas ces chances en termes de bonheur, mais en termes de liberté »

    écrit… Simone de Beauvoir dans son introduction au Deuxième sexe. Et Sartre passera sa vie à dire que la liberté est la malédiction de l’homme.

    Maladie mortelle, malédiction, conscience douloureuse, désespoir, liberté – les catégories de l’esprit ne seraient-elles que des passions tristes ? Même Kierkegaard finit par trouver sa mission amère.

    « Oh ! je sais bien tout ce qui se dit de la détresse humaine… et j’y prête l’oreille, j’ai aussi connu plus d’un cas de près ; que ne dit-on pas d’existences gâchées ! »  

    Sauf que le summum de l’existence gâchée, il y revient, il est forcé d’y revenir, est celui d’une existence qui n’est jamais arrivée à la conscience d’être un esprit, un moi, un individu capable de transcendance, et qui, ce faisant, n’a jamais senti « le gain décisif pour l’éternité » - ce gain qui n’est rendu possible que par le désespoir (ou le pari). Et Kierkegaard de rappeler à l’homme, au bout d’une page sublime, que, quelles que soient les vicissitudes de sa vie, « l’éternité ne s’enquerra que d’une chose : si ta vie fut ou non du désespoir. » Ca rigole vraiment, vraiment pas.

     

    4 - « LE FER ROUGE EFFROYABLEMENT APPLIQUE SUR LE NERF MEME DE LA VIE »

    Que l’on comprenne bien : le désespoir est donc la chance divine de l’homme autant que ce qui peut le perdre définitivement. Le désespoir est ce qui permet à l’homme de se tourner vers Dieu, de trouver sa grandeur en tant qu’homme mais à condition qu’il en guérisse, car sinon il sera damné. Le désespoir est ce qui lui ouvre les portes du paradis devant lui comme les portes de l’enfer derrière lui.

    Tout de même ! Le bonheur n’est-il donc que vulgarité ? Faut-il renoncer à tout plaisir terrestre pour être sauvé ? Faut-il tourner le dos à l’amour humain pour être aimé de Dieu ? En nous chrétiens, la révolte du païen risque toujours de réapparaître. Cette grandeur qui nous appelle nous accable, ce désespoir sans fin qui nous menace nous ennuie (sans compter le désespoir du désespoir et le désespoir du désespoir du désespoir !), cette croix portée par le Fils (pauvre Fils !) nous apparaît trop lourde – même pour Lui. Dieu n’est-il qu’un tentateur punitif ? Un bourreau de bonnes choses ? N’a-t-il créé les fleurs et les fruits que pour nous en priver ? Enfin, la relation spirituelle exclut-elle à jamais la relation charnelle ? Ce sont ces questions que Dona Prouhèze pose douloureusement à l’Ange Gardien, dans Le Soulier de satin, la pièce immense et irreprésentable de Paul Claudel. Rodrigue pourra-t-il désirer le ciel comme il désire Prouhèze ? Leur amour terrestre, impossible et désespéré, sera-t-il le garant de leur amour céleste ? Et si leur désir s’épuisait ? Et si le ciel n’était pas si désirable ? A cela l’Ange Gardien va répondre et donner une preuve ineffable mais tangible de la réalité charnelle et divine de la vie :

    ti.jpgL’ANGE GARDIEN : - Pour les uns, l’intelligence suffit. C’est l’esprit qui parle purement à l’esprit.
    Mais pour les autres il faut que la chair aussi peu à peu soit évangélisée et convertie. Et quelle chair pour parler à l’homme plus puissante que celle de la femme ?

    Maintenant il ne pourra plus te désirer sans désirer en même temps où tu es.

    DONA PROUHEZE : - Mais est-ce que le ciel jamais lui sera aussi désirable que moi ?


    L'ANGE GARDIEN, comme s'il tirait sur le fil : - D'une pareille sottise tu seras punie à l'instant.


    DONA PROUHEZE, riant : - Ah ! frère, fais-moi durer encore cette seconde !


    L'ANGE GARDIEN : - Salut, ma soeur bien-aimée ! Bienvenue, Prouhèze, dans la flamme !
    Les connais-tu à présent, ces eaux où je voulais te conduire ?


    DONA PROUHEZE : Ah ! je n'en ai pas assez ! encore ! Rends-la-moi donc enfin, cette eau où je fus baptisée !


    L'ANGE GARDIEN : - La voici de toutes parts qui te baigne et te pénètre.


    DONA PROUHEZE : - Elle me baigne et je n'y puis goûter ! c'est un rayon qui me perce, c'est un glaive qui me divise,
    c'est le fer rouge effroyablement appliqué sur le nerf même de la vie, c'est l'effervescence de la source qui s'empare de tous mes éléments pour les dissoudre et les recomposer, c'est le néant à chaque moment où je sombre et Dieu sur ma bouche qui me ressuscite, et supérieure à toutes les délices, ah, c'est la traction impitoyable de la soif, l'abomination de cette soif affreuse qui m'ouvre et me crucifie !


    L'ANGE GARDIEN : - Demandes-tu que je te rende à l'ancienne vie ?


    DONA PROUHEZE : - Non, non, ne me sépare plus à jamais de ces flammes désirées ! Il faut que je leur donne à fondre et à dévorer cette carapace affreuse, il faut que mes liens brûlent, il faut que je leur tienne à détruire toute mon affreuse cuirasse, tout cela que Dieu n'a pas fait, tout ce roide bois d'illusion et de péché, cette idole, cette abominable poupée que j'ai fabriquée à sa place de l'image vivante de Dieu dont ma chair portait le sceau empreint !


    L'ANGE GARDIEN : - Et ce Rodrigue, où crois-tu que tu lui sois le plus utile, ici-bas ?
    Ou dans ce lieu maintenant que tu connais ?


    DONA PROUHEZE : - Ah ! Laisse-moi ici ! ah ! ne me retire pas encore ! pendant qu'il achève en ce lieu obscur sa course laisse-moi me consumer pour lui comme une cire aux pieds de la Vierge !
    Et qu'il sente sur son front de temps en temps tomber une goutte de cette huile ardente ![1]


    Tout est consommé. Prouhèze est désormais du côté du ciel. Dieu lui a fait l'amour, et elle peut renoncer, sans effort ni volonté, à la vie terrestre. L’orgasme phénoménal lui a donné la force de tous les sacrifices. L’amour a vaincu le désespoir sans vaincre sa conscience. Une seconde de béatitude, physico-céleste pourrait-on dire, a racheté toutes ses souffrances passées, présentes et futures. Elle est prête à toutes les croix.


    15-MU1568-Paul-Rebeyrolle..jpgII – RESISTANCES

    Deux figures du démoniaque : l’hermétique et le révolté.

    Résumons :

    Ne pas être soi, c’est du désespoir. Mais être condamné à soi, c’est aussi du désespoir.

    «  L’évolution consiste donc à s’éloigner indéfiniment de soi-même dans une « infinisation » du moi, et à revenir indéfiniment à soi-même dans la « finisation ».

    Ainsi, on évite à la fois la redondance (trop de moi) et la discordance (pas assez de moi). De même, on tentera de ne manquer ni de finitude ni d’infinitude. Le « bon » désespoir sera le désespoir « dialectique » qui lie de manière équilibrée tous les termes et qui ne manque ni de Dieu ni de moi (car « manquer de Dieu, c’est manquer de moi »), alors que le « mauvais » désespoir sera celui qui insiste trop sur l’un ou sur l’autre, faisant alors de tel homme un zéro concret et de tel autre un infini abstrait - le premier ayant le désespoir arrangeant, le second ayant le désespoir « dérangeant ». Celui-ci sera un homme « comme on en veut », fini jusqu’à la nausée, qui, sous prétexte de normativité, « croit comprendre la vie » et correspond au « on » de l’espèce, celui-là sera l’homme hermétique, infini jusqu’à la rupture, et qui à force d’avoir voulu toucher Dieu risque maintenant de toucher terre, sinon de se retrouver sous terre. L’hermétisme comme catégorie de l’infernal – voilà qui est diablement intéressant :

    « Ce désespoir, d’un degré plus profond que le précédent, est de ceux qu’on rencontre moins souvent dans le monde. Cette porte condamnée, derrière laquelle il n’y avait que le néant, est ici une vraie porte, mais d’ailleurs verrouillée, et, derrière elle, le moi, comme attentif à lui-même, s’occupe et trompe le temps à refuser d’être lui-même, quoique l’étant assez pour s’aimer. »

    L’hermétique peut être dans la vie bon époux et bon père de famille, il ne coïncide en réalité jamais avec la vie. Il n’est pas dans la vie. Tout à son moi solitaire, qui est indéniablement un moi spirituel, il se coupe progressivement de toutes les autres réalités qui ne sont pour lui que des banalités, bonnes pour les hommes comme on en veut. Lui ne veut surtout pas être un homme comme on en veut. D’où son langage de plus en plus abscons et qu’il est très fier d’apposer à la langue de la tribu. Que pourrait-on comprendre de lui ? Il n’a d’yeux que pour Dieu et les réalités ineffables - et encore plus pour son moi qui les contemple. Il ne veut plus que Dieu et lui au monde. Mieux, il veut Dieu avant tout le monde. Et il veut Dieu après lui.

    « C’est-à-dire qu’il veut commencer un peu plus tôt que les autres hommes, non par le commencement, ni avec, mais « au commencement » ; et refusant d’endosser son moi, de voir sa tâche dans ce moi qui lui échut, il veut, par la forme infinie, qu’il s’acharne à être, construire lui-même son moi. »

    A ce niveau, l’hermétique est moins celui qui regarde Dieu que celui qui se regarde regarder Dieu. Il n’y a plus pour lui au monde que Dieu et son moi qui le contemple. Il n’y a bientôt plus de monde ni de Dieu. Le moi qui se contemple s’est substitué au moi qui contemplait Dieu. Il se trouve formidable d’avoir une telle puissance de contemplation. Il voulait un moi digne de Dieu, il veut maintenant un moi digne de lui ! Un moi hermétique, ultra pénétrant, infini non pas seulement entre lui et Dieu mais aussi et surtout entre lui et lui. Ce moi idéal, construit par lui, il l’a enfin ! Et l’ayant, Dieu l’intéresse alors moins que son précieux quant à soi. Tel un nouveau monsieur Teste, l’hermétique se mire en lui-même. Son télescope ne lui sert plus que de miroir. Le rapport de soi à Dieu est devenu un rapport de soi à soi mais qui se veut divin. Ce qui est divin, ce n’est plus Dieu, c’est le rapport de soi à soi-même – le rapport infernal par définition. Alors qu’il se croyait le plus prêt de Dieu et le plus loin de lui, voilà qu’il se retrouve prisonnier absolu de son moi et le plus loin de Dieu. Le comble, c’est qu’à force d’avoir tenu les importuns à distance, plus personne ne l’écoute. D’ailleurs quand on l’écoute, on ne le comprend plus.

    « Le commun des hommes n’a naturellement pas le moindre soupçon de ce qu’un tel hermétique peut endurer ; il serait stupéfait de l’apprendre. Tant il est vrai qu’il risque, avant tout, le suicide.»

    Il n’y a que le ridicule qui tue ou qui fait que l’on se tue. Le drame de l’hermétique est qu’il apparaît au bout du compte comme un « faiseur d’expérience », un Frankenstein du divin, soit un homme pas si sérieux que ça. Ou plutôt un homme assez ridicule pour n’avoir pris au sérieux que son moi. Moi et les cons. Moi et Dieu. Moi et ce con de Dieu. Moi qui suis le seul. Moi qui suis l’unique. Moi qui pourrais alors être une sorte de Lucifer – car Lucifer aussi, c’était un ange qui voulait être le préféré de Dieu, et qui finit par se révolter contre lui. L’hermétique voulait s’ériger expérimentalement en Dieu. Ca n’a pas marché. Il cherche désormais à être une nouvelle figure luciférienne. Cela ne marche pas non plus. En revanche, à cause de son orgueil, le voilà loin de Dieu et, à cause de sa vanité, le voilà très près du diable. Dieu l’a abandonné et le diable ne va pas le rater. Lui qui se voyait déjà diabolique est en grand danger d’être damné.

    L’hermétique se mue alors en révolté, c’est-à-dire un souffrant agressif. Puisqu’ « il est convaincu que cette épine dans la chair (qu’elle existe vraiment ou que sa passion l’en persuade) pénètre trop profond pour qu’il puisse l’éliminer par abstraction, éternellement alors il voudra la faire sienne. Elle lui devient un sujet de scandale ou plutôt elle lui donne l’occasion de faire de toute l’existence un sujet de scandale (…) il veut, en dépit d’elle ou en défiant sa vie entière, être lui-même avec elle, l’inclure et comme tirer une insolence de son tourment. »

    Faire de sa douleur un argument contre Dieu - en voilà une idée qu’elle est bonne ! Se faire passer aux yeux du créateur comme un accident de sa création. Lui hurler : « t’as vu comme tu m’as fait mal ? t’as vu comme tu m’as mal fait ? » Et surtout que Dieu ne l’aide pas, non, non ! Le révolté ne veut rien qui puisse apaiser sa révolte. Tout à son bonheur de faire de son existence un scandale, il préfère souffrir mille morts plutôt que de renoncer à la jouissance ultime de « compromettre Dieu ». C’est à cet instant qu’il passe du désespoir au démoniaque, que le damné devient un démon. Quelle volte face ! Quelle affreuse joie ! Ce n’est plus le commandeur qui dit à Don Juan qu’ « il n’est plus temps de le sauver », c’est Don Juan qui le dit de lui-même. C’est Don Juan qui se jette en enfer de lui-même, afin de démontrer aux anges et aux démons que sa haine a été plus forte que l’amour de Dieu, que si Dieu a vaincu la mort, lui a vaincu Dieu ! Enfin le désespéré est au commencement de quelque chose ! Enfin, il précède Dieu dans son propre abandon ! C’est lui qui s’est jeté en toute conscience en enfer ! C’est lui dont les cris et les grincements de dents accusent Dieu ! Quelles terribles jouissances ! Quelles affreuses résistances ! Etre devenu la preuve vivante de la cruauté de Dieu ! Avoir fait de son masochisme la révélation du sadisme de Dieu !

    Rebeyrolle.jpgDans Le soulier de satin, c’est Don Camille, le redoutable suppôt de Satan, qui réalise ce prodige : se faire mal pour faire mal à Dieu.

    DON CAMILLE : - Si je tape un mur je me fais mal et si je tape avec une grande force je me fais un grand mal. Et si je tape avec une force infinie, je me fais un mal infini. Ainsi, moi fini, si je tiens bon, j'arrête la Toute-Puissance, l'Infini souffre en moi limite et résistance, je lui impose ça contre sa nature, je puis être la cause en lui d'un mal et d'une souffrance infinie.

    Faire souffrir Dieu en soi. Même Sade n’y avait pas pensé. Se damner, c'est damner Dieu. Aller en enfer, c'est emporter Dieu avec soi. Puisqu' Il nous aime infiniment, Il souffrira infiniment. Tant pis pour  Lui ! Il n'avait qu'à pas nous créer. L'enfant fait payer son père de l'avoir enfanté - en se suicidant. Si l'enfer existe et que nous tombons dedans, alors le Christ ne ressuscitera jamais et restera éternellement sur sa croix ! Et nous dirons "bien fait !!!!"

    DON CAMILLE : - Et moi je dis que le Créateur ne peut lâcher sa créature. Si Elle souffre Il souffre en même temps. C'est Lui qui fait en Elle ce qui souffre.
    Il est en mon pouvoir d'empêcher cette figure qu'Il voulait faire de moi.
    En qui je sais que je ne puis être remplacé. Si vous pensez que toute créature est à jamais irremplaçable par une autre,
    Vous comprendrez qu'en nous il est en notre pouvoir de priver le sympathique Artiste d'une œuvre irremplaçable, une parcelle de Lui-même.
    Ah ! je sais qu'il y aura toujours cette épine dans son cœur ! J'ai trouvé ce passage jusqu'au plus profond de son être. Je suis la brebis bien perdue que les cent autres à jamais ne suffisent pas à compenser.
    Je souffre de Lui dans le fini, mais Lui souffre de moi dans l'infini et pour l'éternité.
    (…)
    Je suis en position de Le priver de quelque chose d'essentiel.[2]

    Dieu mis au pied du mur par sa propre créature comme le serait un auteur par une coquille de son livre. Une coquille douée de conscience qui en révolte contre l’écrivain exigerait de lui qu’il ne la biffe pas, voulant rester ainsi à jamais la preuve de sa médiocrité. Une coquille qui lui dirait : « malformée comme je suis, la faute à qui ? » Admettons que c’est bien trouvé.


    Namio 10.jpgII - CONTENTEMENTS

    1 - Croyants et amants

    Aimer Dieu mais faire semblant de s’en prendre à lui. Byron, Blake, Baudelaire. Le poète adore jouer au démoniaque. Au grand dam des croyants orthodoxes et des hérésiarques retords pour lesquels on est avec Dieu ou contre lui,  sans équivoque, le poète semble avoir besoin de Dieu à la fois pour le maudire et pour le bénir. Les anti-Dieu trouvent cette posture puérile et inconséquente. Les pro-Dieu la trouvent puérile et dangereuse. Car l’attitude non-sérieuse devant la vie peut virer au péché véritable si elle n’est pas contenue. Comme l’hermétique, le poète cherche surtout à être le privilégié de Dieu sans pour autant tenter le diable. Plus vaniteux qu’orgueilleux, plus fanfaron que démoniaque, le poète (qui peut être celui qui écrit des poèmes comme celui qui vit poétiquement) tient avant tout à la pose la plus avantageuse, la plus intéressante et la plus intéressée.

    « Dans son secret supplice, Dieu, que [le poète] aime au-dessus de tout, uniquement le console et cependant, ce supplice, il l’aime et n’y voudrait renoncer. »

    C’est que ce supplice lui donne de l’importance. Ce supplice, au fond imaginaire, lui permet de jouer sur les deux tableaux : se plaindre de Dieu qui brûle son moi et se plaindre de son moi qui est glacé sans Dieu. Désespérer de son moi devant Dieu mais pas au point que Dieu le lâche – ou plutôt que lui lâche Dieu (car Dieu ne lâche personne). Persuadé de jouer au plus malin, le poète « compte sur l’éternité pour l’enlever, mais ici-bas, malgré toute sa souffrance, l’adopter, s’humilier sous lui, comme fait le croyant, il ne peut s’y résoudre. » La paix du Christ, oui, mais plus tard. Pour l’instant, j’ai mon œuvre à écrire ou à vivre et il faut que je me tourmente un peu pour le faire. La discipline du croyant, on y viendra dans trente ou quarante ans, quand on ne pourra plus courir les femmes et qu’on n’aura plus l’âge de se faire peur avec nos doutes existentiels. La vie esthétique est souvent une vie masochiste (Ah le mal ! Ah la beauté du mal ! Ah comme la fleur me fait mal ! Ah l’héautontimorouménos ! Ah les lesbiennes !) comme d’ailleurs la vie éthique est souvent une vie sadique (tu ne devras pas faire ceci, tu devras faire cela, tu renonceras à ce plaisir, tu te sacrifieras à cette obligation, tu ne liras plus Baudelaire et encore moins Kierkegaard !). Au fond, le poète préfère désespérer en Dieu plutôt que s’en passer. A moins qu’il ne se mette à « rêver Dieu un peu autre qu’il n’est », un dieu sans fouet ni larmes, un dieu qui serait comme un bon papa gâteau qui cèderait continuellement aux désirs de son enfant, un dieu qui ne serait que paradis et friandises. Un Dieu qui serait Père Noël après avoir été Père Fouettard – qui, dans les deux cas, serait conforme aux idoles les plus prisées du poète, et qui sont aussi celles du monde entier.

    Tant pis ! Les voies de Dieu sont impénétrables et mieux vaut désespérer de Dieu que ne pas y croire – d’autant que tout ce que dit le désespéré est en général « une vérité à rebours, et donc intelligible en la retournant ». Ce que le croyant plein d’espoir est incapable de concevoir (tant il est vrai que l’espoir rend un peu bête) est que, pour le poète, le désespoir retient Dieu autant, sinon plus, que l’espoir.  

    « La religion, [le poète] l’aime en amant malheureux, sans en être au sens strict le croyant ; de la foi il n’a que l’élément premier, le désespoir ; et dans ce désespoir une nostalgie brûlante de la religion. Son conflit, au fond, est celui-ci : est-il appelé ? l’épine dans sa chair est-elle le signe d’une mission extraordinaire ? »

    Le poète voudrait tant être devant Dieu tout en l’ayant mis à l’épreuve dans ses œuvres ! Comme il méprise les croyants qui ne comprennent pas son œuvre ! Ces pères de famille et ces pasteurs qui ne voient pas que la fleur du mal est tendue vers Dieu ou que cette apologie de Satan révèle un besoin bouleversant et à rebours de Dieu. Tous obtus et puritains les orthodoxes ! Tous moralisants et normatifs ! Regardez-les nous rejeter, alors que nous sommes des leurs ! Ils ne s’aperçoivent pas qu’on joue à la révolte ou au démoniaque et que ce jeu est nécessaire à nos écrits ou à notre vie intérieure. Que c’est un vrai contentement esthétique et existentiel de tirer la langue à la Vierge Marie ou de faire comme si on était  Keyser Söze ou le Joker ! Ils se sont coupés de toute vie esthétique, ces sérieux du bonnet ! Ils n’aiment que ce qui édifie, que ce qui les récompense, que ce qui va dans le sens de leur mérite ! Saletés de pharisiens qui ne savent que se croire de l’empire du bien et qui ne voient pas que nous sommes un faux empire du mal !


    Namio 4.jpg2 - Qu’est-ce que le péché ?

    Au moins avons-nous le sens du péché, nous ! Au moins savons-nous que le péché n’est pas une faute comme une autre. D’ailleurs, le péché n’est pas une faute. Dieu n’a cure des fautes. Dieu ne voit pas les fautes. Dieu ne voit que le péché – soit la faute que l’on fait en toute conscience devant Lui. C’est en ce sens que l’on peut dire que « tout péché est devant Dieu, ou plutôt, ce qui fait d’une faute humaine un péché, c’est la conscience qu’a eue le coupable d’être devant Dieu. » C’est pour cela que le péché est libérateur. Dieu ne reconnaît que le péché et Dieu ne pardonne que le péché. Admettre que l’on a péché, c’est déjà se préparer au pardon. C’est celui qui refuse de se reconnaître pécheur qui risque d’avoir des ennuis. C’est lui qui risque de se retrouver seul. Non pas d’ailleurs que Dieu l’abandonne (nous le répétons : Dieu n’abandonne personne), mais c’est lui qui va abandonner Dieu. C’est lui qui va se damner tout seul – au grand effroi de Dieu. Et à sa grande tristesse. Il y a de la tristesse au ciel.

    Ah le péché… Nulle question sur laquelle nos idées ne sont pas plus inadéquates !

    Nous sommes en effet persuadés que lorsque nous péchons, nous « offensons » Dieu. « Mon Dieu, j'ai un très grand regret de vous avoir offensé », disaient les catholiques de naguère dans l'acte de contrition. Comme le dit Rémi Brague dans son essai lumineux, Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres[3], et cette explication nous semble de suprême importance,

    « que Dieu soit offensé ne signifie pas qu'il subisse un détriment. Le péché n'inflige pas à Dieu une lésion qu'il faudrait compenser ».

    Dieu n'est pas atteint par nos offenses - s'iIl 'était, ce serait là un bien pauvre dieu, un dieu païen et vindicatif qui réagirait aussi bêtement que les hommes, un dieu pour idiots, sans nul doute. Non, ce qui offense Dieu, c'est que nos offenses nous retombent dessus. Dieu a mal que nous nous fassions si mal en croyant nous en prendre à Lui. « Dieu n'est offensé par nous que dans la mesure où nous agissons contre notre propre bien », écrit saint Thomas d'Aquin. En fait, comme dit André Frossard[4], et si nous tenons à cette idée d’ « offenser » Dieu, nous « offensons » Dieu comme on offenserait un enfant.

    Et Dieu nous pardonne. Il ne sait même faire que ça. Lorsque le poète Heinrich Heine qui allait mourir, et à qui on demandait s'il était en paix avec Dieu, répondit : « Soyez tranquille ! Dieu me pardonnera, c'est son métier ! », il ne croyait pas si bien dire. Les péchés ne sont faits que pour être pardonnés. Ici encore, le bon sens des braves gens va être mis au supplice.

    -Ce que vous nous dites est que l'on peut donc commettre les pires crimes et les pires délits et se dire que ce n'est pas grave car l'on sera sauvé ! Très fort, le jésuite !

    -Oui, absolument. L'on peut être le pire des assassins et reconnaître un jour qu'assassiner était un péché.

    -Mais c'est super facile de reconnaître qu'on s'est rendu coupable d'un péché !

    Facile ? Mon œil ! Essayez donc de reconnaître sincèrement que vous avez péché – que votre crime est un péché… Croyez-moi, c’est presque la chose la plus difficile du monde. Car le péché n'est pas une faute, un délit ou un crime comme un autre. Ces actes-là sont l'affaire des hommes et de leurs tribunaux - et loin de nous l'idée de penser que la justice humaine soit vaine comme le pensent tant d'idéalistes irresponsables. Non, il faut juger et punir tous les actes que la société considère comme délictueux. Mais le péché, c'est autre chose. Le péché, c'est l'acte (criminel ou non)  qui nous empêche d'aimer Dieu et de nous nous faire aimer de lui. Dieu nous aime quoi que nous fassions, c’est entendu, mais nous commettons des actes qui nous mettent en dehors de cet amour. Encore une fois, Dieu ne se retire jamais, c’est nous qui nous nous retirons.

    Comprenons-nous ! Le péché est ce qui nous éloigne de Dieu, mais la conscience du péché est ce qui nous y ramène. « Offenser » Dieu , c'est déjà le prendre en considération. Autrement dit, le péché est ce qui nous empêche d'accéder à l'amour de Dieu, mais en même temps, est ce qui nous met en relation négative avec lui. Or, dès qu'une relation avec Dieu s'est enclenchée, et même la plus « pourrie », nous pouvons espérer nous retrouver bientôt sur la voie du pardon. Le péché est ce qui fait que la faute, le délit ou le crime, deviennent une affaire divine - et c'est lorsque mes affaires deviennent divines que j'ai une lueur d'espoir.  Prendre conscience que j'ai péché, c'est prendre conscience que mon acte n'est plus une affaire entre les hommes et moi, encore moins un "truc" entre moi et moi, mais bien une relation entre Dieu et moi. Le péché, c’est ce qui fait qu’il va y avoir dans le délit ou le crime quelque chose qui lui permettra d’être pardonné par Dieu. Le péché est ce qui me rend à Dieu. Cela peut prendre une vie pour s'en apercevoir. C'est pourquoi il faut donner une chance au criminel, et le laisser en vie, même à perpétuité, plutôt que de lui couper la chique, le privant de son temps de rédemption. Car se reconnaître pécheur est la chance inouïe que donne Dieu au criminel - et du reste à tout homme. Pécheur, je peux être pardonné par Dieu et pourrais trouver la paix en  Lui. Alors que « non-pécheur », je n'ai plus aucune chance d'être remarqué  par Lui, et dans ce cas, je ne peux que me retrouver  en moi-même - c'est-à-dire en enfer.

    C'est ce qui fait du péché une chose si personnelle. Et c'est ce qui fait que je dois bien me garder d'accuser les autres de péché.  

    « Car moi seul puis m'accuser de péché. Je puis constater que quelqu'un a commis une faute. Mais je n'ai pas le droit d'accuser qui que ce soit de péché. Cela serait, justement, un péché »

      dit génialement Brague. Par conséquence, « je n'ai le droit d'expédier personne en enfer, même le pire des criminels dont l'histoire ait gardé le souvenir. » Peut-être le péché qui consiste à damner autrui est le seul qui ne sera pas remis. Et c'est pourquoi j'aime ma boutade que les seuls qui doivent aller en enfer sont ceux qui ont voulu que d'autres y aillent.

    Ce qui est sûr, c'est que je dois veiller à ne pas me croire meilleur que les autres - et surtout à ne pas croire que dans la même situation tragique qui a conduit à tel crime, j'aurais fait mieux. Une faute ne se mesure que par rapport à l'occasion que j'avais de la commettre. Si je n’ai jamais massacré de Hutus, ce n'est pas parce que je suis gentil, c'est peut-être parce que je ne suis pas Tutsi. Ne confondons jamais nos vertus avec nos heureuses conjonctures. Après tout, même Œdipe ne voulait pas, à l’origine, tuer son père.

    Namio 12.jpgA tout péché, donc, miséricorde. Dieu nous pardonne tous nos péchés, mais à la condition express que nous ayons reconnu que c'étaient des péchés - afin que Lui aussi les reconnaisse. Car si Dieu nous remet tous nos péchés, soient les actes que nous lui présentons comme tels,  Il ne nous remet que ceux-là. Un acte mauvais que, pour une raison ou pour une autre, nous refuserions de qualifier de péché et que nous ne Lui présenterions pas, ne serait pas remis par Dieu. C'est que Dieu ne peut pardonner que ce qu'Il reconnaît - mieux, que ce qu'Il connaît. Or Dieu ne connaît ni ne reconnaît le mal. Ce paradoxe suffocant, Kierkegaard l'a bien vu quand il écrit dans son Concept de l'angoisse :  

    « On peut dire [...] de Dieu qu'il n'a pas connaissance du mal. [...] Le fait que Dieu ne connaît pas le mal, ne peut ni ne saurait le connaître, c'est l'absolu châtiment du mal. »

    La punition du mal, c'est que Dieu ne le voit jamais, et donc ne le traite jamais. Dieu n'a d'yeux que pour le bien - et encore le bien personnel, le bien intime, le bien qui dit « je ». Or prendre conscience du mal comme péché est déjà un bien intime. C'est lorsque je fais du mal un péché, c'est-à-dire un état personnalisé, un état que je reconnais être mien, que Dieu pourra m'absoudre. Mais le mal impersonnel, celui que j'ai fait et que je fuis, est précisément celui que Dieu m'abandonne. Ce que nous n'avouons pas, ce que nous gardons pour nous, Dieu nous le laisse pour notre malheur éternel.

    Le péché – contentement de la foi et condition du salut.


    rebeyrolle, amélioration de la santé.jpg3 - Génie du christianisme

    On a dit du christianisme de Kierkegaard qu’il était sans issue. L’amour qui peut aboutir à son contraire. Le désespoir dont on ne sort jamais. L’enfer qui menace à tout bout de champ. Sans compter la haine de l’instinct sexuel et toutes les pathologies que le christianisme rigoriste a proprement engendré : sadisme clérical, masochisme sensuel, peur des femmes, peur de la vie, culpabilité à l’égard de tout, obsession du péché, mortification des sens, hypocondrie existentielle, pessimisme outrancier – tout cela menant en outre à une hypocrisie sociale sans précédent. Cette inhumanité de la foi, Kierkegaard ne la niait pas. Lui-même reconnaissait qu’à cause d’un père sévère et puritain, il était rentré trop tôt et de manière trop dure dans le christianisme. Les dégâts que cette éducation rigoriste pouvait faire, il les avait en lui. N’écrivait-il pas dans son journal en été 1845 :  

    « Si l’on disait à un enfant que c’est pécher de se casser la jambe, dans quelle angoisse alors ne vivrait-il ! et probablement risquerait-il de se la casser souvent encore et déjà d’avoir failli lui semblerait une faute… On voit ainsi induire en erreur parfois sur ce qu’est le péché, et peut-être même avec de bonnes intentions. Comme si, après avoir versé dans la débauche, quelqu’un, justement pour en effrayer son fils, tenait pour un péché jusqu’à l’instinct sexuel – oubliant ainsi qu’il y a une différence entre l’enfant et lui, que l’enfant est innocent et ne pourra par conséquent que se méprendre… »,

    et en 1848,  

    « il faut avoir vécu pour proprement ressentir le besoin du christianisme. L’impose-t-on trop tôt à quelqu’un, on le rend littéralement fou… ».

    Alors, oui, le christianisme est âpre. Le christianisme fait mal. Le christianisme est une inquisition perpétuelle de l’homme. Le christianisme contrarie l’homme jusqu’à lui faire comprendre qu’il est un monstre incompréhensible. Le christianisme est crucifiant pour la santé. Le christianisme juge sévèrement la vie esthétique et ironiquement la vie éthique. Le christianisme juge le socratisme insuffisant. Le christianisme trouve la philosophie vaine, incertaine, et comique. Le christianisme traite la vie avec un sérieux qui va jusqu’à la nausée. Le christianisme est antipathique. Le christianisme est impitoyable. Le christianisme est déplaisant. Le christianisme est désespoir.

    Mais pourquoi diable en ai-je besoin ? Pourquoi la Croix me parle-t-elle à ce point ? Pourquoi me sens-je mieux en Christ qu’en moi ? Pourquoi suis-je convaincu, au fond de moi, qu’aucune autre religion, aucune autre philosophie, ne convienne autant à l’humanité que la religion et la philosophie chrétiennes ? Pourquoi cette orthodoxie intraitable me paraît-elle paradoxalement si experte en humanité, si favorable à la condition humaine – et même si avantageuse pour elle ?

    Parce qu’elle est un génie de la dialectique et du paradoxe, c’est-à-dire un génie de l’esprit ?

    « Travaillant pour ainsi dire contre lui-même, le christianisme pose si solidement la nature positive du péché, qu’il semble ensuite parfaitement impossible de l’éliminer – or, c’est ce même christianisme qui, par la Rédemption, l’éliminera de nouveau si complètement, qu’on le dirait noyé dans la mer. »

    Parce qu’elle est un génie du moi ?

    « En nous donnant le Christ pour mesure, Dieu nous a témoigné à l’évidence jusqu’où va l’immense réalité d’un moi. »

    Parce qu’elle est un génie du salut ? Du salut – malgré moi ?

    « « Jamais je ne me le pardonnerai », dit [le pécheur] (…)Mais si Dieu alors voulait le faire, aurait-il la méchanceté, lui-même, de ne pas se pardonner ? ».

    Dieu plus fort que moi. Dieu plus fort surtout que mes péchés. Dieu avec moi contre ma merde.

    « Père céleste ! Ne sois pas avec nos péchés contre nous, mais avec nous contre nos péchés ; afin que ta pensée, quand elle s’éveille en nous, à chaque fois, ne nous rappelle pas nos fautes commises mais ton pardon, ni comment nous nous égarâmes, mais comment tu nous sauvas »

    Elle a changé ma vie cette prière de Kierkegaard qu’on lit dans son journal d’août 1847. Prendre son parti à soi. Ne plus se scandaliser de soi. Cesser ses ruminations. Assumer ses faiblesses. Croire en sa rédemption. Voilà le boulot que fait Dieu en nous. Voilà ce qui le rend irremplaçable. Dieu ? Non seulement la plus haute idée qu’un homme puisse avoir, mais en plus le seul qui puisse me dispenser des punitions absurdes que je m’inflige, le seul qui puisse me retirer de mon enfer, le seul qui m’aime encore quand les autres n’ont plus confiance en moi et que je me fais horreur. Cela s’appelle la rémission. Le péché contre la rémission est le seul qui ne sera pas remis, dit-on. C’est normal, puisque c’est la condition, la seule, de la foi : « chrétien, tu dois croire à la rémission des péchés . » C’est pourquoi nous disions tout à l’heure que le péché contre la rémission est autant envisageable qu’il est difficilement faisable. Qui a réellement dit « non » à Dieu quand Dieu était devant lui et lui proposait le pardon ? Qui a préféré se démettre de Dieu plutôt que se remettre à Lui ? L’enfer existe mais il n’y a sans doute personne dedans, car s’il y avait quelqu’un, même une seule âme, cela voudrait dire que Dieu a échoué au moins une fois, ce qui ne se peut, disait André Frossard. De toutes façons, même tourner le dos à Dieu, c’est encore s’en rapprocher.

    « Le pécheur, en désespérant de la remise des péchés, semble presque vouloir serrer Dieu de tout près, n’est-ce pas le ton d’un dialogue, quand il dit : «  Mais non, les péchés ne sont pas remis, c’est une impossibilité », ne dirait-on pas un corps à corps ! »

    Plus on crie et on pleure contre Dieu, plus on est avec lui. Telle est « l’étrangeté acoustique du monde spirituel ».

    rebeyrolle, amalthee.jpgEt pourtant, et pourtant… Il faut que nous le reconnaissions, il faut que je le reconnaisse. A un moment donné de la théologie et de la vie, tout ne se relie pas. Tout ne se réconcilie pas. Il y a le scandale. Il y a la rupture. Dieu peut faire du corps à corps, du cœur à cœur, du bouche à bouche tant qu’Il veut (et Il le veut !), Dieu peut se faire le plus paradoxal possible, le plus invraisemblablement miséricordieux, le plus hystériquement sauveur, à un certain moment, ça lâche. Non de son côté, mais du côté de l’homme. Cet homme à qui Dieu a donné la possibilité d’être plus fort que Lui. Cet homme qui a été aimé jusqu’à lui permettre le désamour envers Lui. Oui, l’amour de Dieu va si loin qu’il ne peut nous contraindre à l’amour. Il peut nous provoquer, nous inciter, nous corriger, nous séduire, il peut se recrucifier cent fois, mille fois pour nous,  Il ne peut nous forcer à l’aimer - même si Lui nous aime de toutes ses forces. Par amour pour nous, Il ne peut abolir le scandale de celui qui refuse cet amour.  

    « La seule condition que Dieu ne peut pas ne pas mettre », c’est celle-ci – la possibilité du scandale.

    La possibilité que l’homme se scandalise du Christ et s’entête dans ce scandale – ce que Kierkegaard appelle l’abandon positif du christianisme, le vrai péché, le seul péché. Là, il ne s’agit plus de pleurnicheries ou de révolte puérile, il ne s’agit plus de blasphèmes ado-sadiens auxquels personne n’a jamais cru. Non, il s’agit d’abandonner Dieu en toute conscience. Ce n’est plus Jésus qui dit « mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », c’est Dieu qui dit « mon humanité, pourquoi m’as-tu abandonné ? » C’est Dieu qui voit l’homme Le rejeter Lui et Son amour pour son malheur à lui. C’est Dieu qui voit l’homme faire son malheur en toute conscience. « Ce qu’il peut donc, la chose en son pouvoir, c’est aboutir par son amour à faire le malheur d’un homme comme personne n’eût pu le faire soi-même. » On a bien lu : par amour pour nous, Dieu peut faire indirectement notre malheur. C’est là l’impuissance de Dieu – l’impuissance de sa puissance d’amour ou « la contradiction insondable de son amour ». L’amour laisse en effet à chacun la liberté de sa haine. L’amour laisse ouverte la possibilité de l’enfer. Les optimistes à la Frossard penseront que l’enfer est possible mais vide, les autres estimeront que l’enfer est non seulement possible mais probable – même si aucun théologien, aucun père de l’église, n’a jamais cité le nom de quelqu’un qui serait en enfer, pas même Judas. Qu’importe la réalité malthusienne de l’enfer ! Au nom de l’amour, au nom de la liberté, au nom de la miséricorde, il faut que perdure le risque de la liberté de se damner. Il faut que « flotte toujours l’ombre funeste du possible ». POSSIBLE = ENFER. Il faut que le prêche du prédicateur de Dédalus reste d’actualité. Il faut que le christianisme soit toujours et à jamais un scandale - du moins la possibilité d’un scandale. Et c’est cette possibilité - cette possibilité de l’enfer - qui fait peut-être encore plus mal que la réalité[5].


    rebeyrolle-3light.1239969051.jpg4 – Enfantement

    Dans un de ses aphorismes, je ne sais plus lequel, Cioran rapporte une conversation qu’il vient d’avoir avec un ami. Celui-ci s’est persuadé que l’humanité n’en a plus pour longtemps, car la troisième guerre mondiale est pour bientôt, que même sans guerre, vu la pollution, l’environnement va devenir invivable, sans compter que l’on va rentrer dans une nouvelle ère de glaciation, et que les astronomes ont même prévu une pluie de météorites dans les cinquante prochaines années, bref, notre planète ne tiendra pas un siècle. « Et à part ça, comment ça va ? », lui demande Cioran amusé. « Oh, très bien, répond l’ami, ma femme et moi sommes très heureux, nous attendons notre cinquième enfant ! »

    Combien d’hommes et de femmes révoltés procèdent-ils ainsi ? On éructe contre Dieu, on lui met sur le dos tous les malheurs du monde, on le rend responsable de toutes nos angoisses et de toutes nos pathologies, on se dit que rien ne vaut les philosophies antiques qui, elles au moins, ne sacralisaient pas la vie et ne diabolisaient pas le suicide comme le font les chrétiens (au passage, on oublie l’esclavage, les sacrifices humains, et autres « grandes vertus » païennes précisément abolis par ces « vices chrétiens »), on croit se rassurer en lisant De rerum natura plutôt que la Bible, on ne supporte pas la Bible (« tous ces meurtres, toutes ces guerres, c’est ça l’amour de Dieu ? »), on préfère lire Crime et Châtiment ou Guerre et paix sans vouloir comprendre que ce sont des histoires bibliques, c’est-à-dire des histoires qui parlent de l’Amour dans nos vies (« non, ce n’est pas la même chose »), de cet Amour qui tente de se frayer un passage jusqu’à nous, qui tente de nous aimer en dépit de nous, et qui doit vaincre nos résistances intimes et collectives, on ne veut surtout pas voir que la Bible est non seulement le livre le plus réaliste jamais écrit, contenant en germe toute l’Histoire des peuples, mais qu’il est en plus une sorte d’autobiographie pour tous : Adam et Eve, Caïn et Abel, Abraham et Isaac, Moïse et Aaron, David et Goliath, Job, l’Ecclésiaste, Jonas, Jésus enfin, son enfance, son ministère, sa Passion, Jésus et Judas, Jésus et Lazare, Jésus et Pierre, Jésus et le légionnaire romain, Jésus et Marthe, Jésus et sa mère ( !), Jésus seul à Gethsémani - autant d’épisodes, autant de personnages qui sont les épisodes et les personnages de la vie de chacun d’entre nous sans exception. Mais non, on s’en passe, on dit « non merci » et on prend ses jambes à son cou. On a peur. On a la haine. On ne peut supporter cette évidence théologique, historique, psychologique et littéraire que la Bible n’est rien d’autre que l’aventure de Dieu dans l’histoire, l’aventure de l’Amour dans l’humanité (et qui contient comme toutes les histoires d’amour, des larmes, du sang, de la mort), le récit de la rencontre de Dieu avec l’homme mais aussi et surtout le récit de la rencontre de l’homme avec lui-même (« ce n’est pas la même chose »). On commence alors à se méfier des livres. On commence à prendre en grippe les arts, les lettres, les notes du musique. Bach. Bosch. Bernanos. C’est un peu chrétien tout ça non ? Bon, bien sûr, on est cultureux, on est censé être sensible au grand art, donc on ne brûle pas concrètement les œuvres, mais au moins on les brûle dans les esprits, on « laïcise » à outrance, on regarde les Christ de Giotto, de Mantegna ou du Gréco les yeux grands fermés, on lit Dostoïevski et Pascal en « remettant dans le contexte », on écoute une cantate ou une Passion en se disant que Dieu doit décidément tout à Bach, on fait de l’esprit, du beau, du bien et du vrai de simples catégorie de « l’intéressant ». Car on se persuade toujours que Dieu est un bourreau qui n’a créé l’humanité que pour la perdre, que la vie est sous sa férule une saloperie intégrale, que l’enfer est une probabilité dégueulasse, que le néant vaut certainement mieux que la vie. Disant cela, on fait quand même des enfants et généralement on les aime. On les adore même. On essaye de tout faire pour qu’ils soient les plus forts et les plus heureux – c’est-à-dire qu’on fait avec eux la même chose que Dieu a fait avec nous. Amour, vie et colère – mais si, c’est la même chose ! Vouloir des enfants, c’est faire comme Dieu. On connaît les dangers du monde, mais on met des êtres au monde. On a conscience du risque effroyable que représente la liberté, on fera tout pour les forcer à cette liberté (cela s’appelle l’éducation). Nul mépris dans ce que je dis, bien au contraire. C’est formidable d’adhérer à la vie malgré son désespoir. De risquer la vie. De risquer l’enfant. De risquer l’enfer. De se transmettre si voluptueusement le péché originel sauf que l’on appelle ce péché par un autre nom : petite mort, condition humaine, ontologie. Bref, de continuer la création de ce créateur honni. Vous dites que vous n’aimez pas Dieu, pourtant vous l’avez dans les couilles et les ovaires.

    Je me demande quelle père ne s’est pas pris pour Dieu le père avec son enfant et quelle mère ne s’est pas prise pour la Mère de Dieu avec le sien. Je me demande quelle famille n’a pas essayé d’être une sainte famille – au moins en pensée. Je me demande quel homme ou quelle femme a haï la vie (c’est-à-dire Dieu) en recevant des mains de son bambin le premier dessin qu’il venait de lui faire (en général, une maison avec un soleil, un arbre et trois silhouettes : papa, maman et lui.) Je me demande combien de gens ne se sont pas suicidés grâce à leurs enfants – et notez que je dis « grâce à» et non « à cause de», car le désespoir, le néant, ça va comme ça… Je me demande enfin si la haine de Dieu n’est pas une plaisanterie – qui parfois fait long feu chez les post-ados que sont les hommes révoltés ou les femmes hermétiques. Une fois de plus, c’est la possibilité qu’il y ait un révolté jusqu’où boutiste, ou un hermétique opiniâtre, ou « un damné qui se damne à chaque instant », comme le dit Leibniz, qui est inquiétante, beaucoup plus que la réalité toujours improbable. Au risque de sombrer dans une rhétorique quasi-démoniaque, nous nous contenterons pour l’instant de cette alternative : l’abandon positif du christianisme pris comme possibilité plutôt que comme réalité[6] ; la négation totale de l’amour prise comme attitude latente plutôt que patente. Et l’on se dira que si le contraire du péché, ce n’est pas la vertu mais la foi, comme l’écrit Kierkegaard à la fin du Traité du désespoir, le contraire du désespoir ne serait-il pas l’envie toute divine d’enfanter ?

     

     

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    (Cet article est paru une première fois dans Les Carnets de la philosophie n°10 d'automne 2009)

     



    [1] Paul Claudel, Le soulier de satin, Troisième journeé, scène VIII, Folio théâtre, p 276.

    [2] Claudel, Le soulier de satin, Troisième journée, scène X, Folio, p 305

    [3] Flammarion, 2008. Toutes les citations qui suivent sont tirées du chapitre sept, « Un Dieu qui pardonne les péchés »

    [4] Dans un entretien accordé Gilles Farcet et que l’on peut retrouver ici : http://www.nouvellescles.com/article.php3?id_article=149

    [5] Allusion à une phrase de Kierkegaard écrite dans Etapes sur le chemin de la vie, Tel Gallimard, p 267 : « La réalité n’est après tout pas un tortionnaire aussi terrible que la possibilité. »

    [6] Une possibilité qui torture plus que la réalité mais qui est moins sûre. On ne peut pas aller plus loin dans la défense de Dieu et dans notre adhésion au christianisme.

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