« Moi, qui jusqu’à la quarantaine avais réussi à éviter le déshonneur de l’écriture… »
Amélie Nothomb est comme Brian de Palma : elle adore les aéroports, les corps doubles, les sœurs de sang, les pulsions furieuses, les femmes fatales, les obsessions (plus boulimiques que sexuelles, c’est-à-dire sexuellement abjectes), les outrages impossibles, les diables incorruptibles. Elle-même est un mélange de Carrie et de dahlia noir. Son opus 2009, petite vanité délicieuse, sot-l'y-laisse exquis, et, c'est le cas de le dire ici, ecstasy interdit aux plus de dix-huit ans, vous donnera envie d’aller déguster des macarons chez Ladurée, relire l’Iliade, et réinventer l’amour – l’amour qui n’est jamais un échec, tellement l’éprouver une fois dans sa vie est déjà un miracle, et cela même s’il tourne court. Manger, lire, aimer, les trois vertus théologales d’Amélie.
Soit le narrateur, Zoïle (du nom de ce sophiste grec, violent contempteur d’Homère, et qui fut lapidé par les admirateurs de celui-ci, à cette « époque héroïque où les amateurs d’une œuvre littéraire n’hésitaient pas à zigouiller le critique imbuvable »), amoureux malheureux d’Astrobale qui l’aime bien mais qui lui préfère Aliénor Malèze, romancière démente, à laquelle elle a choisi de consacrer sa vie. Désespéré quoique possédant un sens très littéraire du désespoir, notre hapax a décidé de détourner un avion et de le faire exploser dans la tour Eiffel juste pour épater Astrobale et parce que la tour Eiffel est en forme de « A », soit la première lettre du prénom de celle-ci. Le terrorisme infantile, il n'y a que ça pour se soulager d'un amour non partagé - même si Zoïle qui se définit comme un salaud, une raclure, un cinglé, refuse, et c'est là sa « coquetterie », l'appellation de « terroriste », bien trop moral à son goût. Un terroriste, c’est quelqu’un qui fait du mal au nom du bien. Zoïle veut faire le mal pour le mal même s’il veut bien le faire. Et puis "il y a des femmes qu'il faut aimer malgré elles et des actes qu'il faut accomplir malgré soi", voilà tout. Chez Nothomb, le meurtre a toujours été un acte psychotique, sexuel et littéraire, jamais idéologique.
En fait, si on laisse de côté les idioties habituelles, divines idioties s'entend, (l’amoureux transi prêt à tous les puérilités criminelles, l’écrivaine folle et l’infirmière folle d’elle, le goût terroriste pour la nourriture et les sensations extrêmes - qui passent ici par les champignons hallucinogènes ! -, le froid érotique, sans oublier les entrées remarquées du bleu Nattier et du brocoli cosmique ou mini baobab dans son univers), on se rend compte que ce Voyage d’hiver est avant tout, et une fois de plus, une variation capiteuse sur la littérature – ce qui est toujours un grand bonheur d’écrivain et un grand plaisir de lecteur mais qui ne va pas sans malentendu.
C’est que des Mille et une Nuits au Sagouin, le thème de la littérature rédemptrice a quelque chose de trop beau pour être vrai, trop poli pour être honnête, trop happy few pour être social. Se faire la peau d’un antilittéraire est une posture toujours avantageuse pour le littéraire et qui apparaît toujours un peu infantile aux yeux des vrais gens pour qui « la vie, c’est quand même autre chose ». Comme le fait remarquer le narrateur qui s’est résolu à mettre noir sur blanc son histoire, l’écriture peut être un déshonneur - comme la lecture peut être une indignité. Au fond, l’art n’est qu’un échappatoire devant la vraie vie dont l’auteure a alors beau jeu de se moquer. Elle a tord, bien sûr, mais comme on la comprend ! Comme on est de tout cœur avec cette immaturité divine qui est souvent la marque des grands écrivains ! Comme on les plaint tous ceux qui autour de nous ne sont pas « mécontents d’avoir été rattrapés par le principe de réalité » ! Enfants, bières et porno ! La sainte trinité des gens normaux. Tant de nos amis qui se sont fait avoir ! Les Fred Warnus, les Steve Caravan…Tous ont renoncé « au petit talent qu’ils avaient, comme chacun d’entre nous ! » Tous sont morts à leur singularité et sont ren(i)és à la vie normative et responsable. « A quarante ans, les survivants sont si peu nombreux que l’on est hanté par un sentiment tragique. A quarante ans, on est forcément en deuil. » Bien sûr, c’est du n’importe quoi, mais cela fait tellement plaisir de s’en prendre aux bien-pensants – soient les gens qui sont plus heureux et plus équilibrés que vous ! Alors on tente des trips, bons ou mauvais, qui vous arrachent à la normativité et vous font constater qu’il n’y a point de salut hors d’eux. Et va pour l’apologie de l’acid ! « A jeun, quand notre état d’esprit peut être qualifié de normal, notre cerveau adulte produit de la platitude par bennes entières, on y chercherait en vain la beauté, l’honneur, l’étincelle de grandeur ou de génie qui enorgueillirait l’espèce. Même l’amour ne tire de l’âme rien d’autre que les bien nommées fulgurances : des courts-circuits de quelques secondes. L’ivresse, elle n’est intéressante que pendant une dizaine de minutes (…) Le trip dure huit heures (…) Le trip a raison qui nous restitue le choc originel de toute chose. » Sans drogue, pas de noumène, c’est clair. Sans compter « l’effroyable bonheur de manger en descente de trip » et que l’auteur de ces lignes atteste. Acid + couscous ! Ecstasy + anti-pasti ! Hasch + huîtres à la Veuve Clicquot, et c’est parti pour des extases gustatives dont vous n’avez pas idée.
Evidemment, avec tout ça, on ne fait pas beaucoup l’amour. Et Zoïle qui le voudrait tant avec Astrobale, reste perpétuellement frustré. A la moindre caresse, l’écrivaine frappadingue se jette sur les amants et les regarde les yeux ronds, les empêchant d’accomplir tout activité galante. Dans ce livre comme dans les autres, il y a toujours quelque chose qui empêche la bagatelle d’être vécue et surtout écrite – un peu comme lorsque vous rêvez que vous allez connaître enfin l’extase sexuelle et que quelque chose se met subitement entre vous et ce qui devait vous arriver. Comme chez toutes les grandes aberrantes, et d’ailleurs les grands aberrants, tout est pré-texte orgasmique sauf ce sur quoi Sade, Freud et les Pères de l’Eglise ont tellement travaillé. En revanche, si ça ne baise jamais, qu’est-ce que ça pisse ! L’ondinisme nothombien, liée d'ailleurs à sa potomanie (voir Biographie de la faim), est à mettre au nombre des miscellanées de la littérature. Nom de Dieu, vous allez nous l’écrire quand votre bouquin de cul, Amélie ? Je vous fournis la cuvette et les sachets de thé, si vous voulez…. Et puis, c’est quand que vous m’invitez dans votre jacuzzi, que vous me saoulez au champagne, que vous me faites avaler un acid, et tout ça avant de m’obliger à jouer avec vous au couteau dans l’eau ?
Amélie Nothomb, Le voyage d’hiver, Albin Michel, 2009, 15 euros (le mot "pneu" est à la page 48)