Cela aurait pu s'appeler aussi "2001, une odyssée du Graal", ou "Allemagne, année 2001 de l'espace". Après tout, si "le temps devient espace", comme l'assure Gurnemanz à Parsifal avant d'entamer leur marche vers le temple du Graal, l'arrivée de Dave Bowman, l'astronaute de 2001, sur scène, n'a rien d' étonnant - même si le fait de le faire marcher comme si ses souliers étaient collés au sol comme dans une autre séquence célèbrissime du film peut prêter à sourire. Pour nous qui avons rêvé aux films que Stanley aurait pu faire des opéras de Richard, nous sommes fort heureux qu'un metteur en scène d'opéra "ose" enfin kubrickiser Wagner. Certes, le pari peut sembler plus cultureux que véritablement artistique, mais après tout, lorsque Kubrick tournait 2001, il faisait aussi appel à Richard Strauss et à Nietzsche. Et le spectateur de 2001 comprenait qu'on lui parlait de la transmutation de l'homme en surhomme en entendant l'air fameux d'Ainsi parlait Zarathoustra de Strauss. Pourquoi dès lors ne pas tenter de faire comprendre à celui de Parsifal que cette oeuvre-ci lui raconte l'avènement d'un nouvel homme par le biais d'un film tellement célèbre qu'il fait partie de l'imaginaire contemporain ? Artistique ou culturel, d'aucuns trouveront tout cela terriblement artificiel. Du simulacre à l'état pur. Mais qu'est-ce que Parsifal sinon le simulacre le plus sublime que l'on ait jamais fait ? En attendant de répondre à cette angoissante question, reconnaissons, une fois intégrée la correspondance des deux chefs-d'oeuvre, que le personnage de Bowman qui sort de son film pour participer aux aventures de Parsifal est une idée fort signifiante. C'est que Bowman sera le passeur de Parsifal comme Parsifal sera le passeur du Christ. La référence culturelle, qui a tendance à plomber tant de productions, devient ici différance salvatrice. Chaque sauveur est sauvé par un autre sauveur lui-même sauvé par un autre, etc. Derridien, Wagner ? Pourquoi pas, puisque son opéra se termine par la fameuse parole "rédemption au rédempteur" ? Du Christ à Adam en passant par Judas, il faut que chacun trouve sa miséricorde pour que le suivant ou le précédent ait la sienne. La généalogie épouse ici la mélodie infinie. Le leitmotive devient le lien religieux (pléonasme inévitable) entre tous tous les temps, tous les espaces, tous les êtres. Du premier au dernier homme, du chaste et fol au pécheur, de l'astronaute à l'enfant, chacun son médiateur. Qui multiplie les médiations est catholique en diable. Médiation au médiateur !
L'enfant, justement. C'est l'autre personnage muet de ce Parsifal. Au début, nous avons cru voir en lui l'Alexandre du Fanny et Alexandre d'Ingmar Berman. Mais finalement, c'était bien le petit garçon d' Allemagne, année zéro,dont les dernières images sont proposées juste avant le début du prélude du troisième acte et qui ont, tout le monde le sait aujourd'hui, provoqué les huées d'une partie du public. Huées excessives d'ailleurs, et bien trop mimétiques pour être sincères, comme si, depuis la générale, et après avoir vu l'excellente émission de Jacques Collet sur LCI, le public se passait le relais de soir en soir, et montrait qu'on ne la lui faisait pas. Pourtant, les mêmes interjections, les mêmes répliques, chaque soir, c'est suspect... Surtout face à l'un des films les plus bouleversants du monde. Et qui assure résolument la cohérence du spectacle. Car du surhomme à l'enfant, du foetus au petit garçon, il n'y a aussi qu'un lien organique et évident que seuls les incultes de la Bastille n'ont pas vus. Et qui n'a rien, mais rien à voir, avec le supposé pré-nazisme de Wagner.
N'est-ce pas d'abord une belle idée que de reprendre cet enfant suicidé d'un monde perdu pour le ressusciter dans le monde de Parsifal ? Il mourrait dans le film de Rossellini, il vivra dans la mise en scène de Krystoph Warlikovski. Il incarnait l'innocence pervertie, le désespoir de la conscience européenne d'après-guerre, il incarnera désormais l'avenir radieux, l'enfant réconcilié avec la vie (d'ailleurs annoncé par le foetus de 2001), l'homme nouveau - et écolo comme il se doit. On sourira de tous ces enfants "jardiniers" qui, comme celui de Lohengrin de Robert Carsen l'an dernier, ou celui du Sacrifice de Tarkovski, passent leur temps, dans l'imagerie mystique contemporaine, à cueillir des fleurs, planter des arbres et arroser des salades. N'ironisons pas trop. La scène finale où Parsifal, Amfortas, Kundry (mère enfin non incestueuse) et le petit garçon se retrouvent autour d'un chandelier allumé, est réellement bouleversante. Image d'une sainte famille retrouvée (la femme, l'enfant, le père guéri et réconcilié, et l'ange qui a permis ce miracle). Image d'un monde post-apocalyptique qui se reconstruit autour d'un foyer et dans lequel l'Allemagne de l'année zéro est bien dépassée (même s'il fallait commencer par elle). Image trop suave d'une happy end pour utopistes ? Mais Parsifal est, contrairement à Tristan ou au Crépuscule des dieux, l'opéra de la paix et de la suavité, alors, quoi de si choquant ?
Non, tout cela avait du sens, donc, de l'âme, donc du corps - comme d'ailleurs la tentative de viol, de bonne guerre, quoique bien vaine, et pour cause, de Klingsor sur Kundry, et qui a tant choqué Jacques Collet (mais le viol n'est-il pas un aveu d'impuissance ?), et surtout la grande croix rouge qui annihilait ce même Klingsor à la fin de l'acte II - absolument maginfique. De même, très sensée l'image de la main de l'enfant écrivant en très gros sur l'écran les mots "amour", "foi" et "espérance", soient les trois vertus théologales, et qui sont au centre de cet opéra. Le problème de la vidéo à l'opéra est qu'elle finit toujours par détourner de la musique (comme c'était le cas désespérant avec le Tristan de Bill Viola et de Peter Sellars), même si là, on supportera sans mauvaise humeur les dessins d'enfants à la Shadok.
Plus contestables, en revanche, étaient les décors et les costumes, bien trop "modernes", et de cette modernité commune qui rend fade et interchangeable tout ce qu'elle touche. Ennuyeux cet hôpital qui tourne sur lui-même et se transforme en amphithéâtre, sinistres ces chaises vides et ces robinets, assommant ce grand mur blanc - servant surtout d'écran pour les images à venir. Impossible de réussir par là-même la grande scène eucharistique de l'acte I qui d'habitude nous fait monter les larmes aux yeux, et qui là nous donna surtout l'envie d'être à l'entracte pour boire un, deux ou trois verres de blanc. L'acte II fut plus heureux. Même si Waltraud Meier est, dit-on partout, à l'automne de sa carrière, cet automne a encore les plus belles couleurs qui soient (son "lachte" continuera d'en défriser plus d'un). L'on ne se lassera pas de voir cette femme sublime se tortiller dans les ronces au premier acte, embrasser son chaste et fol au second, lui laver les pieds avec ses cheveux au troisième - et l'on se demande pourquoi diable Wagner a tant tenu à garder Kundry muette dans sa troisième partie. Sinon, les rôles masculins assurèrent leur part avec vaillance mais sans éclat - notamment Amfortas, un rien faiblard, et qui ne souffrit pas assez, à notre avis. Quant à l'orchestre d'Hartmunt Haenchen, que tout le monde trouva génial, il nous parut un rien banal - mais sans doute parce que nous avions trop en tête les versions éternelles de Knappertsbush, ou même la Karajan, narcissique à souhait, mais tellement splendide, pour être sensibles à autre chose. Attention à ne pas être trop préparé à une soirée wagnérienne, ce que nous avons peut-être été ce 17 mars dernier.
Voilà donc un Parsifal qui trouve son sens et sa "transcendance" en dehors de lui-même - ce qui pose un problème de fond et légitime jusqu'à une certaine limite le mécontentement d'un public "parsifalien" qui ne supporte pas que l'on aille "transcender" ailleurs que dans la partition et le livret. Car, en effet, un chef-d'oeuvre sublime qui trouve les clefs de son sublime à travers d'autres chefs-d'oeuvres sublimes, cela finit par un embouteillage de sublimes. En fait, c'est comme si Krystoph Warlikovski avait voulu montrer que tout ce qui est sublime dans Parsifal, outre la musique, vient d'ailleurs, de personnages muets, de grands classiques du cinéma, ou d'une vidéo théologique, mais que tout ce qui se passe sur scène - sur terre - est bas, médiocre, pénible. C'est sensé mais cela brime les sensations.
Disons alors que ce qu'exprime ce spectacle passionnant est une certaine tendance de notre modernité, à savoir qu'il faut des images d'ailleurs pour sauver le monde. Dans notre univers névrotique et sur-cultivé, décadent en un mot et une formule qui serait "sorbonne et sanatorium", le salut ne peut venir que d'images, d'artifices visuels, de simulacres de sublime. C'est en effet dans le cinéma que l'on trouve encore de la catholicité, de la croyance, du spirituel. Ce qui pour le coup nous apparaît comme foutrement parsifalien - Parsifal n'étant pas, comme le lui reprochait Nietzsche, le chef-d'oeuvre absolu du simulacre ? La copie la plus sensationnelle et la plus obscène du sacré ? La plus belle puissance du faux jamais affirmée ? Nous y reviendrons.
Commentaires
Je réponds oui à vos trois dernières questions.
A part cela je viens de recevoir le baptême catholique lors de la veillée pascale : le divin se moque de la grandiloquence du petit cagliostro germanique.
Bien à vous,
Samuel Gourio