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Parsifal - Ægri somnia

1290350237.gifEt avant toutes choses, musique !

http://fr.youtube.com/watch?v=ijb1lAzqMxU


PAR-SI-FAL : on dirait les trois notes ultimate de l’histoire de la musique. L’accord trinitaire qui sonne le glas de la musique comme fiction, et fait définitivement passé l’opéra du côté de la sacralité. La mesure fatale qui réalise, enfin, l’Idée hégélienne de l’art comme religion des temps modernes. Depuis combien de temps l’attendait-on celle-là ? De Schiller à Schelling, de Herder à Fichte, de Goethe à Nietzsche, ils l’ont tous rêvée, l’œuvre d’art totale, la nouvelle Tragédie Allemande, copie de l’ancienne Tragédie grecque, l’opéra comme «Bühnenweihfestspiel », comme « festival scénique sacré ». C’est que l’Allemagne devait rattraper son retard. L’Allemagne devait combler son infériorité politique et culturelle face aux autres nations. La France avait eu Louis XIV, l’Italie le Quattrocento, l’Espagne, le Siècle d’Or, l’Angleterre, Shakespeare et la révolution parlementaire. Toutes les Formes avaient été prises, et la pauvre Allemagne, du reste morcelée en différents royaumes et à la recherche désespérée de son unité, avait l’impression, quand elle se mêlait d’art, de copier servilement celui des autres. Donc, il fallait trouver autre chose. Il fallait trouver une forme spécifique. Non pas une « forme allemande » d’ailleurs, impossible à concevoir, mais une « Forme » totale, idéale, et qui contiendrait toutes les autres. Une Forme que tous les hommes pourraient comprendre. Pas de littérature, donc, qui s’inscrit toujours dans une langue, donc dans une nation, donc dans un particularisme. Mais la musique, oui, pourquoi pas ? La musique comme langue intelligible à tous les hommes. La musique comme art des sentiments et des intensités. La musique qui, contrairement aux autres arts, arrive à exprimer à la fois le purement subjectif et le purement humain. Car la musique nous parle de nous. La musique nous renvoie à notre intimité d’avant la parole. La musique nous précède. « C’est pourquoi, dit Lacoue-Labarthe dans Musica Ficta, essai qui inspire ce post, « la littérature, en aucun cas, ne peut accéder au rand de l’art du sujet : le langage interdit au sujet de s’atteindre et de s’approprier. Il n’y a qu’un moyen d’appropriation subjective, et c’est la musique. »
Le paradoxe, évidemment, est que Wagner va concevoir ses drames musicaux comme des expressions nationales et mythologiques de la terre germanique. Il va tenter d’exprimer le national de manière supranationale. Heureusement pour lui, ce sera le supranational qui l’emportera. Nul besoin d’être allemand pour apprécier Wagner. Nul besoin d’être de tel sol ou de tel sang pour apprécier tel son. Il paraît même qu’aujourd’hui, les Français sont plus wagnériens que les Allemands. Et Parsifal sera au bout du compte l’opéra de l’abolition des dualités, des frontières, des races et des sexes, mais n’allons pas trop vite.

1977369617.jpgInceste et mythe

Avant tout, l’origine. Le péché. Les blessures. Celle de Klingsor se castrant pour ne plus avoir de désir (en vain, évidemment !), celle d’Amfortas, faite par Klingsor avec la lance sacrée, qui ne cesse de le torturer depuis (et dont une tradition médiévale affirme que c’est également au sexe qu’il fut atteint). Face aux deux mutilés sexuels, un jeune homme vierge, « chaste fol », qui ne sait même pas qui il est. La quête de Parsifal sera avant tout une quête de l’identité et de la mémoire. Qu’ont fait tous ces pères impuissants pour en arriver là ? Quelle prophétie l’annonçait, lui, Parsifal ? Pourquoi cette femme, une sauvage, lui dit que sa mère est morte ? C’est à Gurnemanz que sera dévolu le rôle de remémoration, et à Kundry, celui d’anamnèse – ah la scène quand elle feint de se faire érotiquement passer pour sa mère ! Pour aller de l’avant, il sans cesse faut revenir dans le passé. Il faut même reprendre ce passé à son compte. La rédemption passe par le retour sur soi, puis par la fusion avec autrui. Revivre ce qu’a vécu l’autre. Devenir Amfortas le temps d’un baiser incestueux. Mais résister à la chair. Et revenir encore plus chaste qu’au début. Chaste en toute conscience. Chaste par connaissance du mal.
C’est que dans Parsifal, la sexualité, c’est le mal. En fait, tout n’est que pathologie sexuelle, psyché trouble, volupté inavouable, dans cet opéra que d’aucuns prennent encore pour un oratorio. Prostitution (les filles-fleurs, Kundry), masochisme (Amfortas), sadomasochisme (Klingsor/ Kundry), homosexualité larvée (Amfortas/ Klingsor, et même Klingsor/Parsifal), et par dessus tout inceste (Kundry/ Parsifal), la grande passion de Richard Wagner - le comble étant atteint avec la relation Titurel/Amfortas dans laquelle le premier (le père) exige, pour survivre, que le second (le fils) continue de célébrer le Graal, quitte à souffrir encore plus – comme si le sang douloureux du fils était garant du sang du père. On ne fait pas mieux dans la filiation tordue.
La consanguinité est au cœur du mythe. Et le christianisme sera précisément la religion qui vient casser le mythe, donc l’inceste – car inceste et mythe ont cela de commun qu’ils obéissent tous deux aux mêmes schémas : éternel retour du même, circularité des cycles et des fluides, non-renouvellement permanent des êtres et des situations. Etranger absolu, puceau orphelin, « sang neuf », Parsifal est celui qui brisera le cycle infernal de la malédiction et des rituels incestueux. Il résoudra les énigmes sans coucher avec sa mère, lui ! Comme l’a bien vu (évidemment !) Claude Levy-Strauss, la problématique entre Œdipe et Parsifal – ou plus exactement Perceval – est « tout à la fois symétrique et inverse » . Œdipe, c’est la communication à la fois efficace (l’énigme résolue) et abusive (l’inceste) ; Perceval, en revanche, c’est la communication à la fois messianique (la prophétie) et impossible (la virginité). D’un côté, on a la réponse à la question qui tue et qui pour le coup tue celui qui la pose (le sphinx) et résout provisoirement les problèmes, de l’autre, on a la réponse à tout (le sauveur à venir) mais sans qu’on en ait posée la question (qui sera-t-il ? quand viendra-t-il ? et d’abord qu’en a-t-on besoin ?). A Thèbes, il y a trop de mobilité sexuelle entre les individus, à Monsalvat, trop d’immobilité sexuelle – dans les deux cas, trop de sexe (ou d’anti-sexe) contre nature. Mythe œdipien et mythe percevalien illustrent donc, selon Lévi-Strauss, « les deux solutions complémentaires que les hommes ont données au problème de la communication : celle d’une communication excessive, trop directe, trop rapide et acquérant de ce fait une virulence fatale ; et celle d’une communication trop lente sinon même interrompue, qui provoque l’inertie et la stérilité. » Pour autant, l’on ne saurait simplement opposer l’inceste des Grecs à la virginité des Chrétiens. Passion wagnérienne s’il en est, l’inceste est l’une des données les plus évidentes et les plus troublantes du monde parsifalien. Car si le royaume du Graal est celui de la chasteté et de l’immobilisme, le royaume de Klingsor, païen au fond, est bien celui de la communication accélérée (les moyens magiques de voir à distance, les possibilités de « transplaner » d’un endroit à un autre) et de l’inceste (voir le duo de Parsifal et de Kundry). Sauf que, contrairement à ce qui passait avec Œdipe, cet inceste-là n’est pas accidentel, il est voulu, proposé comme tel par la séductrice à l’orphelin. Et c’est en le refusant en toute conscience que Parsifal rompt avec la circularité du mythe et instaure un autre type de communication qu’on appellera l’empathie, c’est-à-dire la charité. On se rappelle ce moment sublime du duo de l’acte deux – sublime par la musique car l’action nous ferait sourire – dans lequel le baiser langoureux de Kundry à Parsifal révèle à ce dernier…la souffrance d’Amfortas ! Le désir de la mère incestueuse qui provoque chez le fils l’identification avec le père souffrant ! La sexualité maternelle qui renvoie à la blessure paternelle ! Ah maman, qu’avez-vous donc fait à papa ? Aussi pré-freudien que pré-nazi, « le mage du Nord » !
La rupture avec l’ancien monde est bien consommée.

1947458601.jpgPasseur du Christ

René (et non Jean-Rémi) Girard l’a dit : le génie du christianisme, c’est d’avoir rompu avec le mythe. Avec l’avènement du Christ-Sauveur, l’homme se retrouve pécheur, mais non plus coupable comme il l’était dans le monde mythique. Car être coupable, dans le mythe, c’est être susceptible d’être sacrifié pour le bien de la communauté quand bien même on n’ aurait pas de responsabilité dans sa culpabilité. Pour apaiser les dieux qui s’acharnent contre lui, ou pour se purifier de ses propres crimes, le groupe offre ou s’offre le sang d’un bouc-émissaire. Celui-ci peut être un grand criminel ou un innocent (et dans ce cas, appartenant plutôt à une minorité dominée – de toutes façons, socialement, personne n’est innocent), il importe que la société compense ses malheurs par la mort d’une victime. C’est cette tendance à sacrifier l’autre pour le bien de soi que le christianisme va inverser. Il ne s’agit plus de crucifier l’autre, il s’agit de porter sa croix. Il ne s’agit plus de voir la paille dans l’œil du voisin, il s’agit de voir la poutre qu’on a dans le sien. Le sacrifice de l’autre devient, au moins idéalement, sacrifice de soi et sacralité de l’autre. Dans un monde chrétien, Œdipe ne serait pas coupable de ce qu’il a fait puisqu’il ne savait pas qu’il le faisait. L’important est moins l’acte que l’intention. Et l’intention est ce qu’il y a de plus profond et de plus complexe à dénicher dans l’acte. Certes, Amfortas fut séduit par Kundry, mais il le fut par faiblesse, c’est-à-dire en dehors de sa (bonne) volonté. On peut donc le pardonner. Quant à Kundry, si elle a rit du Christ, elle n’a que trop pleurer depuis. Et du reste, ne fait-elle pas le bien auprès des chevaliers du Graal - même si elle prétend le contraire ? Que ne pourrait-on gloser sur cette invention merveilleuse du christianisme qu’est la psychologie ? Le mauvais cœur du pharisien, le bon cœur du pécheur, celui qui croit faire le bien, celui qui croit faire le mal, etc. Après tout, le Juif Errant (ou dans son cas, la Juive Errante) participe, à sa façon, à la diffusion de l’Evangile, sinon au témoignage le plus en direct de l’Histoire je L’ai vu… Lui »). « Pour résumer, le mythe est contre la victime, alors que la Bible est pour » explique René Girard dans Les origines de la culture.
Parsifal sera donc pour Amfortas. Mieux, Parsifal sera Amfortas - pour supporter ses péchés comme le Christ sera chacun de nous pour supporter les nôtres. Encore mieux, Parsifal, en reprenant la lance sacrée et en s’autoproclamant roi des chevaliers du Graal, sera celui qui permet au Christ de se libérer des carcans humains et de continuer son œuvre. C’est ici que l’on trouve le sens de la fameuse parole finale, «rédemption au rédempteur », qui a tant fait couler d’encre. Parsifal, c’est l’homme qui permet au Christ de continuer à l’être. C’est celui qui actualise le Christ. Parsifal, passeur du Christ. Parsifal, médiateur du divin. Et qui invite à continuer les médiations, à se faire soi-même passeur de passeur, à l’infini (c’est en ce sens que la mise en scène de Warliwoski à la Bastille, qui utilisait les personnages de l’astronaute de 2001, l’odyssée de l’espace et du petit garçon d’ Allemagne année zéro, comme passeurs de Parsifal, avait sa légitimité). Parsifal, enfin, comme triomphe du catholicisme - car qu’est-ce que le catholicisme sinon la forme suprême de la médiation… rédemptrice ?
Sur le plan dramatique, l’effet est saisissant. Car se projeter sur celui qui aide à accomplir les Ecritures caresse notre humilité dans le sens du poil. Etre non le Sauveur (trop compliqué, trop douloureux !) mais le sauveur du Sauveur, non le héros mais le héros du héros, non la Vérité mais la possibilité, sinon la nécessité, de celle-ci, voilà le plus jouissif des rêves chevaleresques et la forme la plus accomplie de la médiation. Je ne me suis jamais pris pour le Christ, mais pour Joseph d’Arimathie, Nicodème , ô combien !

1918780926.jpgSimulacre du sacré

Et je me suis piégé moi-même. Et vous avec. Dans un post précédent (à l’époque lointaine où j’étais sur Blogspirit), nous avons commencé par dire que Parsifal était un simulacre du sacré qu’il ne fallait surtout pas prendre au sérieux, et notre développement nous a amené à traiter fort sérieusement de ce sacré – comme du reste le font la plupart des commentateurs parsifaliens. Est-ce à dire que Wagner réussit son coup de Bühnenweihfestspiele à chaque fois ? Sa musique est-elle si envoûtante que l’on n’y puisse céder ? Et la seule résistance efficace qu’on puisse lui opposer… consisterait à ne plus l’écouter ?
C’était bien l’avis de Paul Claudel, qui, dans un délicieux petit dialogue de L’œil écoute avec lui-même, intitulé Aegri somnia, affirmait avoir renoncé à cette musique tout en se faisant avouer qu’il n’avait pu s’empêcher d’écouter à la radio la Mort d’Isolde d’un bout à l’autre. Pour un vrai croyant, en effet, Wagner n’est qu’un mirage douteux, et Parsifal une pantalonnade mystique pour gogos. D’un point de vue religieux, n’importe quelle messe de quartier est plus belle et plus vraie que les grandes pompes du Bühnenweihfestpiele. Et le vieux de Brangues d’enfoncer le clou : « C’est à se demander si toute la musique que nous avons aimée n’est pas un médiocre et prétentieux substitut de cette vérité incomparable jadis perdue et maintenant, par une chance inouïe, retrouvée ! (…) Nous avons retrouvé le pain et le vin et nous n’avons plus besoin de cet épais mélange que Wagner nous offre dans un calice suspect ».
Suspect, Wagner ne l’est pas qu’aux yeux des chrétiens. Ce sont les philosophes, les poètes, les musiciens même, qui trouvent à redire de la mélodie infinie, du Leitmotive, de tout le fatras idéologique que traînent ces opéras, sans compter un culte du moi qui horrifiait Stravinsky. C’est que, comme le dit Lacoue-Labarthe, « Wagner a saturé l’opéra », et ce faisant, a saturé toutes les formes artistiques qui cherchaient à atteindre le sacré. Il faut se rappeler qu’en cette fin de XIXème siècle, « la religion de l’art » a fait florès. Fini le temps où l’artiste, le musicien surtout, était affublé de sa tenue de domestique (Haydn) et où l’art servait principalement d’ornement et d’apparat. Avec la mort de Dieu et l’avènement de la bourgeoisie, l’art accède enfin à une autonomie totale, revendiquée hautetfort, et l’artiste devient le maître de vérité, le tout grâce à l’apparition d’une nouvelle science, l’esthétique En même temps, le monde est devenu libéral et démocratique, et l’art est bien obligé de suivre les nouvelles demandes. Autonome, certainement, mais pour tous, à coup sûr, l’art n’est plus le fait d’une élite aristocratique comme au temps de l’Orféo de Monteverdi. Désormais, il faut compter avec le (grand) public, il faut compter avec le marché (sur toutes ces questions, voir l’ouvrage de Jean-Joseph Goux, Accrochages, conflits du visuel). Avec Bayreuth, Wagner réalise l’idéal de l’art moderne, à la fois au service de lui-même et de la société, de l’universel et du libéral, du mystique et du capitaliste. Du festival sacré, oui, mais à condition qu’on passe à la caisse.

« Singulier défi qu’aux poètes dont il usurpe le devoir avec la plus candide et splendide bravoure, inflige Richard Wagner. »

C’est contre ce qui lui apparaît comme le triomphe de « la langue de la tribu » que Mallarmé réagit. Il faut relire les quelques pages consacrées à Wagner dans Rêverie d’un poète français. Pour l’auteur d’Igitur qui tente lui aussi, quoique par des moyens différents – l’hermétisme -, de restaurer l’essence du sentiment spirituel, tombé en désuétude depuis cette mort de Dieu, et que les églises elles-mêmes sont bien incapables de maintenir vivant, Wagner apparaît comme le rival capital – autrement dit, comme le modèle répulsif idéal.

« Le sentiment se complique envers cet étranger, transports, vénération, aussi d’un malaise que tout soit fait, autrement qu’en irradiant, par un jeu direct, du principe littéraire même. »

Mallarmé le voit aussitôt : ce que Wagner met en péril, c’est bien le Verbe. Par nature plus puissante que la littérature, la musique s’approprie la subjectivité, confisque toute possibilité de spiritualité et fait de la parole, si elle l’utilise, une voix comme une autre. Pire, cette musique-là (que Mallarmé définit très bien comme « magie », « sortilège », et mélange irrésistible de « flottant » et d’ « infus ») n’est même pas une musique pure mais une musique à effets, une musique dramatique, une musique théâtrale en un mot, et de ce théâtre dont Mallarmé a lui aussi besoin pour mettre en scène son projet. Avec amertume, il constate que la « foule » se précipite à la scène wagnérienne, ne se rendant même pas compte que

« cet amateur, s’il envisage l’apport de la Musique au Théâtre faite pour en mobiliser la merveille, ne songe pas longtemps à part soi… »

Au fond, Mallarmé voit bien que l’essence de la modernité artistique, incarné par « le dieu Richard Wagner », va consister moins à faire de l’art qu’à être « expert à se servir des arts ». C’était déjà l’objection de Nietzsche : Wagner est plus un metteur en scène – un metteur en musique – qu’un musicien. Et qui, sûr de son indéniable génie, ne craint pas de confondre l’essence avec l’origine, l’initial avec le barbare, la source d’eau vive avec le ruisseau, sinon le marais putride. Avec « la musique de l’avenir », en effet,

« Tout se retrempe au ruisseau primitif : pas jusqu’à la source ».

Pour Wagner, la musique est, c’est le cas de le dire, un geste opératique et opératoire destiné à servir sa propre cause, voire celle, et Mallarmé emploie ici le mot, sa propre race.

« Oui, à l’aide d’un harmonieux compromis, suscitant une phase exacte de théâtre, laquelle répond, comme par surprise, à la disposition de sa race ! »

Nous y voilà enfin ! Le sang pur ! La rédemption eugénique ! Tout ce simulacre pour célébrer moins le chrétien que ce futur aryen dont « oncle Wolf », comme l’appelait la famille Wagner, dirait un jour qu’il était né à Bayreuth. Car, dans les années trente, le wagnérisme sera devenu la figure de proue du nouvel national-esthétique. Et le portique sera là, imposant, grandiose, mais ne s’ouvrant en ce temps-là que pour les nihilistes et les nationalistes, n’offrant, comme dirait encore Mallarmé, qu’ « une hospitalité contre l’insuffisance de soi et la médiocrité des patries. »

1352123083.jpgRégénération et androgynie

Et pourtant, Parsifal n’est pas Siegfried. Entre les valeurs prônées par le noble chevalier du Graal et celles de l’héroïque et légèrement abruti tueur de dragon, la « philosophie » wagnérienne a bien changé. Aussi confuse et fumeuse soit-elle, on ne peut dire que la dimension christo-bouddhique de Parsifal va dans le sens de la guerre et du racisme. Les nazis ne s’y tromperont pas et Parsifal sera interdit de programmation durant les années de guerre – compassion, pacifisme et miséricorde ne faisant pas tellement partie de l’idéologie d’oncle Wolf.
Certes, le Christ tel que le conçoit Wagner ne saurait être juif. Celtico-indien ou syro-chaldéen, Jésus n’a rien à faire avec Israël. Il n’en demeure pas moins que le message christique est bien universel (même pour Wagner !) et concerne donc tous les hommes, toutes les nations, toutes les races. De plus, en bon consanguin nationaliste autant qu’en catholique plus ou moins reconverti, Wagner se passionne pour l’idée du sang du Christ qui régénère le monde, donc se mélange à celui de toutes les races. C’est dans son essai Héroïsme et Christianisme, cité par le grand musicologue Serge Gut, et dont nous ne faisons que suivre l’admirable analyse, Parsifal, drame païen ou drame chrétien , que Wagner émet pour la première fois l’hypothèse d’une régénération des races par le sang du Sauveur – et par conséquent, l’idée extraordinaire pour lui (et qui du reste lui paraît monstrueuse) que du fait que les races aient été purifiées par le sang du Christ, il pourrait y avoir nivellement, voire égalité, entre elles ! Mais lisons cet extrait étonnant :

« Comme la race la plus noble, en subjuguant et en exploitant, dans un sens naturel tout à fait justifié, les races inférieures, a réussi à instituer un régime immoral dans le monde, il serait possible qu’une égalité générale des races – qui se ressemblent actuellement par suite de leurs mélanges – ne nous conduisit par tout de suite, il est vrai, à un ordre éthique du monde. » (C’est nous qui soulignons).

On croit rêver. Wagner l’antisémite notoire, le proto-nationaliste, le pré-hitlérien, reconnaît textuellement que les sociétés racistes sont une mauvaise chose et qu’une société métissée serait bien meilleure ! Tout cela, grâce au christianisme vers lequel l’ex-anarchiste révolutionnaire est revenu ! La genèse et la composition de Parsifal auront bien « dénazifié » Wagner avant l’heure.
Mais ce n’est pas tout. A l’idéal d’une société sans races s’ajoute l’idéal d’une société sans sexes. Dans le fameux Journal de Cosima, à la date du 26 septembre 1877, on trouve en effet :

« Pour exprimer la spiritualité immatérielle du Christ, il [Richard] désire utiliser un mélange de voix : - un baryton, par exemple, matérialiserait tout ; ce ne doit être ni une femme, ni un homme, mais un élément neutre au sens le plus élevé du terme. »

Et d’utiliser effectivement, aux dernières mesures de son œuvre ultime, le seul chœur mixte, donc hermaphrodite ou angélique, comme on voudra, de la partition. Le renoncement au désir conduit à l’abolition des sexes – et ne demandez pas comment Parsifal aura un jour un fils prénommé Lohengrin !
En fait, c’est tout le matériau musical qui, selon les commentateurs, est caractérisé par une androgynie tonale et rythmique. Ainsi à la première mesure, ce timbre dont il est impossible d’identifier la nature précise. Cette lenteur, aussi, qui dépasse de très loin le souffle de la respiration humaine – la fameuse mélodie infinie qui atteint dans le dernier chef-d’œuvre de Wagner une suavité suprasensuelle. C’est cela le « message » musical de Parsifal : par delà la sensualité des Filles-Fleurs, par delà surtout la scène avec la mama putana Kundry, apothéose de l’érotisme en musique, c’est dans le coton le plus mystique et le plus asexué que se résout le drame.

Tout ce que le christianisme combat en nous ! Toutes les répugnances qu'il révèle en nous et nous les fait dépasser ! Opéra de la transformation spatio-temporelle et de la transsubstantiation rédemptrice, Parsifal aura été pour son auteur la purge esthétique et morale qui l’aura fait passé du sang pur au métissage, de la virginité désirante à l’androgynie transhumaine, du Sturm und Drang à la miséricorde. La Foi, même mimée, fait décidément des miracles !

 

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Sources :

Philippe Lacoue-Labarthe, Musica Ficta (figures de Wagner), Christian Bourgeois éditeur, 1991

Paul Claudel, L'oeil écoute, "Aegri somnia", Folio.

Mallarmé, Oeuvres, Richard Wagner, rêverie d'un poète français, Classiques Garnier.

L'avant-scène opéra, Parsifal, numéro 213 :

Claude Lévi-Strauss, De Chrétien de Troyes à Richard Wagner.

Serge Gut, Drame païen ou drame chrétien.

Jean-François Candoni, A propos de la religion de l'art.

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Conseils d'écoute :

1400184796.jpgKnappertsbusch, 1951 (live) - LA version de référence. Ne serait-ce parce qu'elle est la première, et la plus parfaite tant sur le plan artistique que technique (excellentissime mono), de la saga Knappertsbusch, le maître d'oeuvre de Parsifal à Bayreuth qui officia pendant douze ans et dont les fanatiques ont les douzes versions. Le cher Wolfgang Windgassen épatant dans le rôle titre (comme d'habitude, il incarne ce qu'il chante), Amfortas-London et Gurnemanz-Weber sans failles, émouvant, et quelle diction ! Et évidemment, l'immense Martha Mödl en Kundry, rauque jusqu'à l'orgasme, d'une présence absolue. Non, c'est la merveille des merveilles, ce coffret.

"Kna", 62 (live). Pour le meilleur Gurnemanz de tous les temps en la personne du grand Hans Hotter. Les critiques disent un peu de mal des autres, surtout d'Irène Dalis en Kundry mais je n'ai jamais trop su pourquoi (certes, elle imite Mödl, mais quelle imitation !). Quant à l'orchestre, comme le dit Philippe Godefroy, il s'envole définitivement, atteignant des sommets dans les volutes et les arabesques.

1538708357.jpgKarajan, 1980 (studio). La version avec laquelle j'ai découvert ce qui allait devenir l'opéra de ma vie. Sans doute les chanteurs sont-ils moins intéressants, moins vivants (sauf, à mon avis, le magnifique José Van Dam en Amfortas), mais l'orchestre est sublime. Hiératique jusqu'à l'hystérie, d'une hypermusicalité qui fait mal, et sans doute plein de ce narcissisme typiquement karajanesque, cet enregistrement, dans le genre "somptuosité sonore", surpasse celui de Solti, et envoie aux oubliettes celui de James Levine (qui aura réussi, lui, à rendre Parsifal d'une lenteur atrocement ennuyeuse). D'aucuns le trouveront glacial, "l'orchestre seul voit Dieu en face" a dit Godefroy, mais tout de même, quelle suffocante symphonie !

 

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Commentaires

  • He's Back!

    A new and improved Blog!!!

    More Pictures! MORE Madness!! MORE MAYHEM!!!

    Bon... Je me mets à lire Wagner!

  • Oui il y a deux oeuvres majeures dans l'Art Occidental le Parsifal de l'enchanteur de Bayreuth et Le Grand Pardon avec Raymond Beitoun aka Roger Hanin, c'est le même thème mon frère !

    Shalom ! Et l'an prochain à Jérusalem ...

  • Est-ce à cause du "moi" boursoufflé qui fait tant peur à Stravinski, ou en raison de son contenu métaphysique débordant ? Quelle qu'en soit la raison, j'ai un mal fou à m'approprier cette musique. Impossible de faire jouer les ressorts de l'imagination, les caprices de la toute-puissance intime, tant il y peu de place pour Moi. Soit je vibre dans ce qu'à prévu Wagner, soit je suis éjecté. Mon humeur est parfois rétive à ce genre d'exercice, selon le temps qu'il fait ! Comme tu le soulignes, on est à l'opposé d'un Haydn... mais aussi d'un Mozart.

    Wagner, c'est de la musique pour cinéphiles. C'est l'imagination domestiquée. Cela s'adresse à ceux qui trouvent par exemple le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson supérieur au livre de Tolkien. Mozart, en revanche, serait plus indiqué pour ceux à qui le livre évoque mille images très personnelles, et qui seraient forcément déçus par le film.

    Tu as raison : pour peu qu'on soit disponible pour se laisser faire, la planète Wagner est pleine de promesses. Mais elles se méritent. J'y viendrai, en partie grâce à toi !

  • Je ne suis pas d'accord sur l'art allemand, les plus grands compositeurs furent allemands (dans le sens large, du XIXème siècle= de langue allemande): Bach, Haendel, Schubert

  • Et Haydn, Schumann, Brahms, Weber, Liszt, en attendant l'école de Vienne. Oui, en effet, Thomas, la musique, comme la philosophie, est allemande, mais nous parlions d'impérialisme national et culturel, et cela il a fallu l'unification bismarckienne, ajoutée au wanérisme, pour que les allemands l'aient...
    D'ailleurs, c'est pour cela qu'à la fin du XVIII ème siècle, e Haendel quitta son pays pour aller faire carrière en Angleterre.


    Pidiblue, tes âneries ne te fatiguent pas ?

    Yanneck-Marie, intéressante cette remarque - Wagner, musique pour cinéphile. Et tu n'aimes en effet ni Wagner ni le cinéma. Enfin, tu n'aimes pas. Tu n'accroches pas naturellement - tout en étant pourtant mélomane. Et ça m'intéresse bcp ça. Les gens qui résistent aux sortilèges, qui ne croient pas immédiatement à ce qu'on leur montre dans la caverne.

  • Ah ! Cormary si j'étais allé à l'école avec toi j'aurais un bel uniforme ... peut-être !

  • Oh, il ne s'agit pas vraiment de ne pas "résister aux sortilèges", mais d'employer les oeuvres d'art comme vecteur et non systématiquement comme fin en soi. C'est bon, parfois, de céder aux sortilèges ! Mais il faut avoir la prétention inouïe (ou la puérilité désespérante) de générer ses propres images aussi. Et c'est là que Wagner ne me stimule pas (ou pas encore ?).

    Dans la Pop, c'est pareil : la musique de Björk évoque... l'univers de Björk, et cela seulement ! Oui, je crois que Björk est de ce point de vue le Wagner de la Pop... (de ce point de vue seulement, rassure-toi !).

  • Mais ton exemple est très bien vu, au contraire, et confirme ce qui nous "sépare", car il se trouve que j'aime bcp Björk - comme par hasard ! Elle aussi fait de la musique une sorcellerie raffinée, tordue et érotique, elle aussi cherche à mettre en transe ses auditeurs, elle aussi peut être accusée de "narcissisme" terroriste. Comme Wagner, que Thomas Mann appelait précisément "le mage du Nord", Björk cherche à imposer ses images sonores à l'auditeur, et par conséquent, à l'empêcher de vivre les siennes. Tous les deux prétendent t'hypnotiser, te détacher de tes repères, sinon de tes valeurs (d'où toute l'équivoque "hitlérienne"), ne surtout pas te laisser libre. C'est là un véritable débat artistique qui touche tous les arts et celui qui me passionne le plus au monde. C'est là aussi toute la critique de Nieztzsche : chaque année, il déplore tous ses jeunes gens qui se rendent à Bayreuth (en Crète, dit-il) pour aller se faire dévorer, tout contents, par le minotaure !
    Wagner, Björk, une certaine tendance du cinéma (celle qui va de Méliès à Lynch en passant par Fellini et Kubrick), voilà l'art qui me transporte, et qui peut-être, oui, représente une sorte de fin décadente en soi. Wagner rend fou d'une certaine façon, alors que l'on ne pourrait le dire de Bach et même de Mozart - du moins jusqu'à l'ouverture de Don Giovanni qui faisait dire à Nietzsche qu'elle était le début du déclin de l'art musical européen. Car en effet, c'est à partir de cette ouverture que la musique décide de se faire "terreur", "orage et tonnerre", et même, c'est Wagner qui invente l'expression, "nuit et brouillard".
    La question est : qu'est-ce que pour vous l'art ? une contemplation des choses ? un embellissement de celles-ci ? Ou une... ivresse ?

  • La musique n'est pas plus allemande que la philosophie, ce n'est pas parce que dans les deux domaines les Allemands ont fait des choses extraordinaires qu'il faut accepter leur impérialisme culturel et donner quitus à leurs prétentions hégémoniques. Passons.

    Il y a (comme d'habitude) beaucoup de choses intéressantes dans votre article, notamment la sagacité de Mallarmé, mais il y a aussi (comme parfois...) des choses un peu regrettables :

    - Parsifal est certes un opéra de l'indifférenciation, et à cet égard ambigu et difficile à attaquer sous un angle précis, mais votre analyse est un peu contaminée par ce flou : l'indifférenciation, le métissage, l'égalité, ça vous plaît ou pas ? Vous me direz que la réponse n'est pas simple, mais justement, sans doute aurait-il fallu mieux préciser tout ça ;

    - de même, je ne vous trouve pas très clair sur Lévi-Strauss et Girard, sur ce qu'est le mythe, ce que le christianisme a changé - ou non - dans l'histoire.

    Sur vos commentaires :

    - vous adoptez trop l'interprétation allemande-romantique-nietzschéenne de Don Giovanni, je sais que vous êtes en ce moment dans la version Furtwängler, très marquée par cette interprétation, mais enfin on peut jouer cette merveilleuse ouverture avec légèreté ;

    - en ce qui me concerne, sur la question que vous posez, elle est résolue depuis longtemps : anti-hypnose, anti-ivresse. Björk me fait chier, Lynch, Kubrick, même Fellini trouvent vite leurs limites, et j'aime Wagner malgré son côté hypnotique. Verdi (un drôle de catholique tordu, lui aussi, puisqu'il ne croyait pas en Dieu) d'ailleurs le dépassera toujours, comme John Ford, ou même Hawks, dépassent les trois gros prétentieux sus-nommés, quelles que soient par ailleurs leurs qualités.

    Sur Parsifal, Boulez et Krauss, aussi, très bien.

    Cordialement !

  • Ah cher Café, quand j'entends quelqu'un me dire que Ford et Hawks sont supérieurs à Kubrick ou à Lynch, je me dis qu'il a certainement raison, que son goût incarne une orthodoxie parfaite qui ne souffre aucune perversité - car rien ne vaut le réel, le social et la morale -, mais que cela me désolerait un peu d'être à sa place. Je m'en voudrais d'être aussi en adéquation avec les bonnes choses et si peu avec les mauvaises. En 1900, c'est clair, j'aurais évidemment préféré Le Voyage dans la Lune de Méliès que L'arrivée en train de gare de Ciotat. Les possibilités hypnotiques du cinéma, comme de l'opéra d'ailleurs, me semblent trop séduisantes pour qu'on y résiste. Résistez-y donc ! Pour le coup, d'ailleurs, c'est vous qui êtes plus nietzschéen que moi sur ce point : Wagner, c'est bon pour les tarlouzes et pis c'est tout.

    Ce que vous me dites me fait penser à ce que dit Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions à propos de son alimentation, qu'il n'a jamais apprécié les mets raffinés, ni les alcools excessifs, et qu'un quignon, de pain, une pomme et une bonne carafe d'eau suffisent réellement à le combler, et qu'à côté de lui, ceux qui se régalent de nourriture grasse et sophistiquée sont bien ridicules. Bon, j'exagère un peu, mais vous voyez ce que je veux dire.

    Et puis, Rio Bravo, ou La chevauchée Fantastique, d'accord, c'est bien joli, moral et tout, mais tout de même, cela ne vaut pas une minute de Griffith.

    Quant à dire que Verdi surpasse Wagner, c'est aussi gratuit que de dire le contraire. Personnellement, si j'emporte dans mon île déserte le Fasltaff par Bernstein et l'Otello par Toscanini, je vous laisse le reste. Verdi, c'est bon pour les prolos et pis c'est tout.

    Sur l'ouverture de Don Giovanni, oui non, car même si vous la jouez la plus délicatement, de toutes façons, le commandeur frappe à la porte, et avec lui commence le dialogue avec les puissances des ténèbres. Même la vision la plus anti-romantique de Don Juan sera encore terrifiante.

    Sur Girard et Lévi-Strauss, c'est vrai que cela aurait nécessité vingt pages d'explications, ou mieux, un post introductif, mais cela vaudrait donc aussi pour Nietzsche ou pour n'importe quel autre philosophe. Un peu d'intuition que diable !

    L'indifférenciation parsifalienne, je tire ça des commentaires musicaux et littéraires que l'on peut lire généralement (et qui du reste reviennent souvent) et sans juger, je me contente d'émettre cette hypothèse, qui épidermiquement sans doute ne me convient pas, mais intellectuellement me semble être passionnante et cohérente... Voyez-vous, comme dirait Girard, justement, il faut aussi savoir penser sans esprit critique. Il faut aussi savoir penser des choses avec lesquelles on ne serait pas d'accord. L'androgynie comme idéal esthétique et moral ne m'excite pas trop, mais je suis obligé de reconnaître qu'on y va, et que Wagner lui-même, à son corps défendant, y a participé.

    Enfin, qu'est-ce que cette susceptibilité aux aguets concernant l'impérialisme allemand ? Qu'on accepterait des choses qu'on devrait pas ? Et que l'hégémonie, c'est pas bien ? L'histoire des cultures est toujours une affaire de volonté de puissance vous le saviez ? Et l'on transmet toujours la culture dominante.

  • Quand j'écoute trop Wagner, j'ai envie d'envahir la Pologne.

  • Ah, cher ma(s)o, vous ne vous êtes pas foulé pour me répondre, vous contentant de caricaturer (par provocation ? vous avez des côtés situationniste sur le retour) ce que j'écrivais, qui n'était pourtant pas bien compliqué ni difficile. Essayons de remettre un peu d'ordre :

    - vous avez posé une question sur les aspects hypnotiques de l'art, j'y ai répondu en exprimant l'idée que, quelles que soient les qualités de Kubrick ou Lynch, des oeuvres comme celles de Ford me semblaient supérieures en partie justement parce qu'elles dépassaient ce stade de la fascination et de l'hypnose. Cela ne voulait pas dire que je dénie tout intérêt aux oeuvres fondées sur la fascination, ou que je les regarde en voulant à tout prix résister à cette fascination (où allez-vous chercher ça ??), mais que, même en aimant certains Fellini et Kubrick, leur travail me semble, fondamentalement, une régression par rapport à Ford (et le social et la morale, chez Ford, franchement...). C'est aussi simple que d'aimer Harry Potter et Sade, et de considérer que le deuxième est tout de même plus important.

    - je ne comprends pas ce que vous dites sur Wagner et ce que les tarlouzes viennent faire là.

    - vous m'amusez à vous la jouer "subversif", pour reprendre un terme utilisé par N. Sarkozy, juste parce que vous aimez des auteurs qui, d'une part sont très célèbres, d'autre part sont un peu dédaignés par une certaine tendance de la critique, tendance que sur ce point je rejoins, mais qui n'est pas toute la critique non plus.

    - sur Griffith, pas de problème, c'est sublime.

    - il est peut-être ridicule de comparer des géants comme Verdi et Wagner, mais je vous donnais quand même une raison pour laquelle, s'il fallait vraiment choisir, je pourrais prendre Verdi.

    - je laisse tomber sur Don Giovanni, ça nous entraînerait loin du débat.

    - Girard et Lévi-Strauss : "un peu d'intuition, que diable !" - vous ne voulez pas que je fasse le travail à votre place, non plus ?

    - je ne suis pas susceptible sur les Allemands ni ne me fais d'illusions sur la volonté de puissance des cultures, notamment française, mais je ne vois pas en quoi ce serait une raison pour accepter sans examen la propagande qu'une culture fait pour soi-même et l'idée d'elle-même qu'elle veut imposer aux autres. A ce compte-là, toutes les cultures sont les plus grandes du monde, parce que c'est ce qu'elles pensent (à peu près toujours) et disent (assez souvent). On est bien avancé.


    Je change de sujet : qu'avez-vous pensé de l'affaire Mosley ? J'ai pensé à vous, j'ai failli faire un petit post sur le sujet, mais ai commis l'erreur de jeter un oeil aux images, ça m'a coupé l'envie. La sexualité des autres, c'est vraiment prosaïque.

  • Pour continuer dans les différences de goût, et comparer ce qui est comparable (Sade et Harry Potter ????????????), je vous dirais que, pour ma part, Hitchcock est supérieur à Ford, comme Welles l'est à Hawks - peut-être parce qu'outre leur pouvoir de fascination, ils creusent l'image par rapport à ces derniers. Un peu comme Murnau par rapport à Lang, si vous voyez ce que je veux dire.... Et donc Kubrick et Lynch, o combien !

    Wagner et les tarlouzes ? Rien ne fait jamais tilt chez vous ? Les analyses de Nietzsche, et même de Thomas Mann. La musique comme abrutissement pour faibles, comme anesthésiant pour chochottes, comme sortilège pour décadents. Et donc... Non, toujours pas ?

    L'affaire Mosley ? Je la découvre grâce à vous - et si j'avais un post à écrire sur elle, je dirais qu'il est fascinant de constater la bêtise des gens face à la sexualité - qui n'a jamais été une chose simple. Croire que l'on est nazi parce qu'on joue à un mauvais jeu SM sur un décor nazi, c'est d'abord ignorer un classique du SM (voir Portier de nuit), c'est aussi confondre le réel avec le fantasme, et croire que le sexuel est une révélation de l'intellect. C'est prendre une pathologie pour une ontologie. C'est ne rien comprendre à rien. Et ça n'est pas étonnant de la part d'une époque qui, comme dirait Philippe Muray, a tellement évacué le négatif qu'elle ne peut imaginer qu'elle fasse partie de la sexualité. Il est vrai que le SM est incompréhensible aux yeux des normaux qui y voient une apologie de la violence alors qu'il est précisément le contraire... Mais là, j'avoue, cela demanderait des explications

  • test blogspirit

  • Impressionnante, cette explication anthropologique du Nouveau Testament par Girard. Cela colle parfaitement au désir mimétique. Le concours de l'exégèse la plus puissante est lancé ! En voici une, politique cette fois, attention ça va faire mal.

    Quels sont les types de régimes politiques que l'Occident a inventé pour remplacer la monarchie de droit divin ? Les trois téléologies -hegeliennes ? - que sont le communisme, le fascisme et le libéralisme, et qui nous apporteront à brève échéance le bonheur sur Terre, bien entendu !

    - Or, mes amis, le communisme promet le bonheur et la paix et fournit assez de pain pour tous, sans trop se fatiguer. Egalité ! Pas mal du tout, mais ça ne suffit pas, c'est trop matérialiste, on va s'ennuyer, l'homme ne vit pas que de pain ! Essayons autre chose.
    - Deuxième solution, laissons tomber le bonheur et la paix, soyons nietzschéens, partons à la conquête du monde ! Fraternité ! Soyons fascistes, mes frères ! Certes, mais le fascisme demande de se prosterner devant un tyran, c'est dangereux, oublions ça.
    - Dernière solution, oublions toutes ces rêveries de paix et de guerre, laissons les hommes faire ce qu'ils veulent ! Liberté ! Et la Main Invisible règlera très bien tout ça ! Mais il est dangereux de se jeter dans le vide sans aucune règle.

    Bon, vous m'avez vu venir, d'accord. Voici le 4ème chapitre de l'évangile selon St-Luc :

    Jésus, rempli du Saint-Esprit, revint du Jourdain, et il fut conduit par l'Esprit dans le désert, où il fut tenté par le diable pendant quarante jours. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et, après qu'ils furent écoulés, il eut faim. Le diable lui dit: Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre qu'elle devienne du pain. Jésus lui répondit: Il est écrit: L'Homme ne vivra pas de pain seulement. Le diable, l'ayant élevé, lui montra en un instant tous les royaumes de la terre, et lui dit: Je te donnerai toute cette puissance, et la gloire de ces royaumes; car elle m'a été donnée, et je la donne à qui je veux. Si donc tu te prosternes devant moi, elle sera toute à toi. Jésus lui répondit: Il est écrit: Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul. Le diable le conduisit encore à Jérusalem, le plaça sur le haut du temple, et lui dit: Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d'ici en bas; car il est écrit: Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet, Afin qu'ils te gardent; et: Ils te porteront sur les mains, De peur que ton pied ne heurte contre une pierre. Jésus lui répondit: Il est dit: Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu.

    Merci, merci.

  • Merci pour ce "chouette" blog, mais je ne vois pas très bien le rapport entre Wagner et votre nostalgie d'Ancien Régime mêlée à un regret de communisme, une nostalgie du fascisme et un dégoût du libéralisme, le tout transfiguré par Saint Luc...

  • Je comprenais ce que vous vouliez dire sur les aspects "décadents" de Wagner, je ne comprenais pas trop le rapport avec ce que j'avais écris - et ne le comprends toujours pas, ça ne fait pas tilt.

    Je ne comprends pas non plus comment vous pouvez me reprocher de considérer Verdi supérieur à Wagner (Dallapiccola disait qu'il y avait plus de musique dans "La donna è mobile" que dans toute la tétralogie : c'est un peu excessif ; mais si on me donne le choix entre "Siegfried" et "Rigoletto", ce sera vite fait), trouver cela gratuit, et vous permettre de comparer Hitchcock et Ford.

    Sur la sexualité en général et le SM en particulier, pour le coup, je vous trouve très clair, et serais a priori d'accord avec vous. (Avez-vous "Une sale histoire" de J. Eustache ? Je ne l'ai pas revu depuis longtemps, mais il me semble que ce film sans image érotique était puissamment bandant).

  • Ach, cher Café, je crois qu'il y a entre nous l'incompréhension du wagnérien face au non-wagnérien. Ca peut paraître futile, ça l'est évidemment, mais ça ne laisse pas d'être intéressant - car la question de goût, au fond, il n'y a que ça !

    Disons qu'en bon wagnérien (une race à part dit Pierre-Jean Rémi), je considère que Wagner est supérieur à tous les autres compositeurs d'opéras (Mozart excepté mais Mozart, c'est l'unique comme vous savez), que c'est comme ça, évident, souverain, indiscutable, et que même si l'on n'aime pas Wagner, l'on est obligé de reconnaître son importance, sinon sa supériorité... impériale. Certes, j'aime bcp Verdi et Puccini, et j'ai même trois Rossini dans ma discothèque, mais aucune mesure de ces trois-là ne me fait frissonner comme me fait frissonner une mesure de Wagner. D'ailleurs, à ces prestigieux italiens, je préfère encore, et de loin, Strauss, Debussy et Berg (dont je suis allé voir hier Wozzzek à la Bastille), trois post-wagnériens en un sens. C'est que Wagner, que j'ai découvert très jeune, c'est un autre monde, voyez-vous. Non seulement parce que l'on a écrit sur lui plus que sur quiconque et qu'il fut le centre de tous les débats culturels et politiques pendant cinquante ans, mais parce son génie mytho-psychologique rend les choses tellement vraies (alors qu'elles sont tellement fausses) que tous les autres opéras, et votre sinistre Rigoletto en premier lieu, font... "opéra" justement. Je ne crois pas que l'on puisse délirer sur Aïda, Otello ou Macbeth comme l'on peut délirer sur Wotan, Hans Sachs ou Tristan. Moi, à dix ans, j'étais amoureux de Brunnehilde, et à quinze de Kundry ! Et j'adorais le personnage de Loge pour qui je me prenais (fabuleux Heinz Zednik chez Chéreau). Verdi, c'est magnifique, irrésistible et je ne dirais jamais que Wagner lui est supérieur musicalement mais dramatiquement, il l'est, oui, absolument. Quand on écoute un opéra de Wagner, on y est ! Enfin moi j'y suis. Alors que devant la plus belle des Traviatas ou le plus somptueux des Bal Masqués (un de mes opéras préférés, tenez, dans la version Toscanini), je suis toujours dans la salle ou dans ma chambre.
    Comme le dit Thomas Mann, le wagnérien idéal - c'est-à-dire qui n'est pas dupe des sortilèges du maître mais qui ne peut y résister malgré tout), "lundi n'existe pas quand on va écouter Lohengrin dimanche". On ne pourrait le dire de Rigoletto. Les verdiens eux-mêmes s'en défendraient car ils trouveraient ce fétichisme ridicule - alors que oui, Wagner provoque ce phénomène fétichiste, obsessionnel, et somme toute fort inquiétant. Voyez Nietzsche, Baudelaire, Mallarmé, Claudel, et j'en passe... Qu'ils s'opposent à lui ou s'agenouillent, Wagner les a tous rendus fous ! Wagner a mis en péril la philosophie et la poésie. Wagner, "dilettante de génie" dit encore Mann, a ébranlé les citadelles de l'art sérieux et prouvé au monde entier que Platon avait raison : l'art est un danger pour le monde. Wagner, c'est le diable fait musique - comme Mozart en est le dieu. Et c'est pourquoi, en tous cas pour moi, Mozart et Wagner sont les deux phénomènes essentiels de l'histoire de la musique - et qui me donnent le plus grand plaisir. Tous les autres, même Beethoven, Schubert, Stravinski, ont l'air d'être des épiphénomènes à côté d'eux - sauf Bach peut-être, mais Bach, c'est le Père.
    Voilà mon cher Arnaud, j'espère que vous comprendrez un peu mieux ma subjectivité contre la vôtre.
    Bien à vous.

    PS : il faudrait que je fasse un post sur Wozzeck.

  • L’élément, fait pour accueillir la musique, semble être l’air : Mozart – la hauteur, Beethoven – l’ascension, Tchaïkovsky – la chute, Verdi – le chant. Dans l’air on danse. Wagner est dans l’eau, on y nage, à moins de savoir marcher dessus, pour témoigner de mythes ou de miracles. Stravinsky est dans le feu, qui consume et te coupe la respiration, et Rachmaninov - en terre, qui te fait chavirer ou chialer, toi, le déraciné.

  • Cher M. Maso, d'une certaine manière, il est impossible de vous répondre tant - ce n'est pas un reproche - vous avez engagé votre histoire personnelle dans le débat, et tant, par ailleurs, comme nous l'avons déjà noté, il est toujours un peu ridicule de comparer des gens de la stature de Verdi et Wagner. Essayons tout de même, à partir d'un de vos exemples, qui se trouve rejoindre mon histoire personnelle. J'ai longtemps cru, pensé, éprouvé, je ne sais pas le terme, que Hitchcock était supérieur à Ford. Ce n'est même pas que j'étais amoureux de Kim Novak, Dieu sait que je l'ai été, j'étais Kim Novak autant que Stewart (et même que les falots Helmore et Del Geddes), je vivais tous leurs sentiments, toutes leurs expressions, il n'y a pas un de leurs mouvements (ou absence de mouvement : l'apparition figée du visage de Kim Novak dans le restaurant) que je n'aie ressenti en moi à force de les voir, etc., etc., je ne vous fais pas le coup du fanatique, vous êtes très (trop ? oui, sans doute trop) fort dans ce domaine. Rien donc ne me prédisposait à croire qu'un jour j'allais placer Ford plus haut que Hitch, d'autant moins que je m'étais disputé avec des amis cinéphiles sur le sujet, que je trouvais vieux cons à préférer le réac irlandais au romantique anglo-américain. Le seul problème, c'est qu'un jour, plus ou moins à l'improviste (il y a des signes avant-coureurs à toutes les révélations), revoyant pour la n-ème fois (et pas par hasard) "La prisonnière du désert", je dus bien admettre que je n'avais jamais vu un tel film, et que l'émotion immense qu'il suscitait n'était pas de même nature que celle que provoquait "Vertigo" - que cette émotion, pour être moins lyrique (quoique...), plus sèche, était peut-être, finalement, plus riche. Je pourrais vous faire le même laïus sur Verdi par rapport à Wagner, voire même, mais là je suis moins sûr de moi, par rapport à Mozart (au passage, votre mépris de Beethoven est répugnant. Mais je ne veux pas entrer dans le sujet, d'autant qu'il me semble que Beethoven, Mozart et Haydn sont moins intéressants, si j'ose utiliser un terme aussi plat les concernant, en eux-mêmes que pris comme les trois têtes d'un même compositeur - mais ceci est une autre histoire...). Ceci pour dire, et pour rejoindre notre sujet, qu'il y a une forme d'émotion mêlée de sobriété et de lucidité qui n'a rien à envier, bien au contraire, à l'émotion née du "simple" lyrisme. Pour reprendre votre terme et vos exemples, certes Kundry ou Brunnhilde - que j'ai baisée peut-être moins souvent que vous, mais une bonne partie de mon enfance, de mon adolescence, et encore assez régulièrement ces dernières années - sont plus aptes à suggérer le "délire" que la Gilda de "Rigoletto" ou cette pauvre Aïda, mais l'ordonnancement des actes II et III de "Rigoletto" ou de tout "Aïda" (sans même parler de "Don Carlo"), de la première à la dernière seconde, me fait maintenant plus jouir que Wagner (qu'encore une fois je vénère par ailleurs, pas de malentendu), me fait mieux jouir : je ne veux pas faire trop de comparaisons avec l'acte sexuel, mais disons que je maîtrise mieux (et profite mieux des) les changements de rythme, sur fond de progression dans le plaisir et (je souligne ce "et") de lucidité avec Verdi, que du plaisir certes enivrant, mais un peu monotone dans l'ivresse, de Wagner. (Cette dernière analogie devrait être formulée différemment dans l'exemple Hitchcock-Ford. D'ailleurs, si, et je suis loin d'être le premier à le signaler, il y a beaucoup de points communs entre Ford et Verdi, les émotions qu'ils procurent, d'ailleurs variées, ne sont pas tout à fait de même nature - de même bien sûr pour Hitch et Wagner). Après, c'est à chacun de voir si ces souvenirs, à la jonction je crois d'une expérience subjective et de l'argumentation, peuvent lui être généralisés (ce qui peut vouloir dire contredits), dans quelle mesure, etc. Il se peut aussi que tout cela soit comme le court et le long dans la mode : après des années où tout le monde a fait du court, il faut faire du long pour retrouver du nouveau. Peut-être que dans une vie on passe par différentes phases, plus ou moins lyriques, et qu'à chaque fois on se croit obligé d'argumenter ses préférences. Ce n'est pas le point final de la discussion à mon avis, mais il y a là du vrai. A bientôt (pour "Wozzeck" ?) !

    (PS, j'oubliais : Baudelaire est très lucide sur Wagner, pas du tout "fou".)

  • Mon "incroyable impudeur" vous influencerait-elle ? En tous cas, votre réponse est celle que j'espérais, à la fois subjective et éclairante. J'aime bcp le fait que vous vous soyez, "plus jeune", disputé avec de vieux cons préférant Hitch à Ford - au moins, les goûts et les couleurs sont-ils pour vous, comme pour moi, une question de coups et de douleurs. Car oui, quelqu'un qui me dit tout de go (comme vous l'avez fait, homme positif !) qu'il préfère Verdi à Wagner et Ford à Kubrick, m'irrite au suprême et même me blesse. Comment ? Non seulement votre système nerveux n'est pas comme le mien mais en plus il me donne l'impression qu'il est plus adulte ??? Car, ce que vous dites, c'est qu'à un certain âge, il faut laisser là Orange mécanique et Lohengrin, tous ces excitants un peu vides, et reprendre de la vraie nourriture spirituelle, celle que contient un film comme Les Cheyennes ou un motet de Jean-Sébastien Bach.

    Je suis bien obligé de constater que je ne peux supporter que l'on soit pas d'accord avec mes goûts (alors qu'avec mes idées ha ha ha), surtout les fondamentaux, et surtout quand on a prouvé par ailleurs qu'on était connaisseur dans le domaine.
    (Bon, ceux qui nous lisent doivent nous prendre pour des fous à se prendre la tête pour des histoires d'opéras, et se demander quel point commun il y a entre Verdi et Ford et Hitch et Wagner - aucun apparemment, et pourtant , synésthésiquement si, évidemment, c'est la même chose. Dionysos, Apollon, au secours ! Buveurs de vin, buveurs d'eau, à l'aide !)

    Au moins, sommes-nous d'accord dans notre désaccord - même si je ne méprise pas du tout Beethoven. Au contraire, ses symphonies ont accompagné mon adolescence et ses quatuors m'ont parfois mis les larmes aux yeux notamment, dans le dixième, l'apparition de l'allegro dans le premier mouvement.

    Et puisque je continue à parler de moi, disons que j'ai toujours eu le complexe du dilettante - qui peut être à la fois d'infériorité et de supériorité. Je m'explique. Pour celui, par exemple, qui considère Bach comme le summum de la musique, le wagnérien, mais aussi le schubérien, le malherien, et même le mozartien, paraîtront encore "ados boutonneux". Car la vraie musique est à la fois céleste et sérieuse et tous les musiciens par rapport à Bach paraitront légers et superficiels, quelles que soient leur tonalité lacrymale ou gracieuse (Cioran lui-même disait qu'il n'y avait que Bach). L'opéra lui-même est un genre grandiose mais finalement toujours un peu vulgaire (et Wagner et Verdi auraient alors la palme partagée de la beaufitude), sinon toujours un peu vain, surtout si l'on perçoit la musique comme une exégèse réelle de la création. De grands catholiques comme Julien Green ou Paul Claudel affirmaient avoir renoncé à la musique et à la littérature profanes. Bref, devant celui qui a une vision théologique et absolue de la pensée et de l'art, rares seront les penseurs et les artistes auxquels il rendra grâce. Cette souveraineté austère en imposera aux petits amateurs de Parsifal ou de la Traviata, chacun des deux se jetant l'opprobre suprême, tour à tour, à savoir que Verdi pour le wagnérien et Wagner pour le verdien, "ce n'est que de la musique"- à quoi le bachien éclatera de rire, ou plutôt sourira ironiquement, car en fait de Musique, il n'y a que les suites pour violoncelles ou les Passions qui vaillent - et le pire, c'est qu'on sentira, nous les lyricophiles, peut-être qu'il a raison.
    De même l'hitchcockien par rapport au fordien se sent toujours un peu morveux, car Vertigo c'est bien beau, mais ça ne raconte au bout du compte qu'une histoire de bite, alors que La prisonnière du désert ou L'homme qui tua Liberty Valance, c'est toute l'histoire des hommes, de la liberté et de la vérité, c'est adulte ! Dans le même genre malheur à celui qui avouera qu'il préfère de loin, mais ce n'est pas de sa faute, Le bon, la brute et le truand ou Il était une fois dans l'Ouest à Rio Bravo ou à La Chevauchée Fantastique.
    En même temps, le pur orthodoxe ultra sérieux finit par être ennuyeux, et donc à perdre de sa superbe. Car son absolu qui nous a tant intimidé a peut-être mis notre scepticisme en branle. A force de se pâmer dans l'icône, l'iconoclaste menace - et après tout, le french cancan d'Offenbach m'émeut autant, sinon plus, que le Erbame mich de Saint Matthieu. Et quant au sens des choses, de la vie et de la liberté, Orange mécanique me semble aussi fort que Le mouchard, et Barry Lyndon bien plus profond que Les raisins de la colère. Et si Vertigo est une histoire de bite, elle est aussi une histoire de petite et de grande mort.
    Mais s'il n'y avait qu'une oeuvre musicale ou un film à sauver, pourrait-on me demander ? Vous n'allez quand même pas prendre le Ring plutôt que Saint Matthieu, vous n'allez quand même pas emporter Harry Potter au lieu de Shakespeare, Virgile et La Bible ? Tout dépend en fait de mon humeur du moment, et je ne vois pas pourquoi ma subjectivité ne l'emporterait pas sur la grande objectivité normative et obligatoire ? Car, c'est ce qu'il y a en nous de subjectif qui nous fait survivre... Mais j'arrête là ma philosophie prisunic, et je recopie cet extrait de "Souffrances et grandeur de Richard Wagner" par Thomas Mann qui fut mon maître absolu, mon frère, mon modèle, lui, quand j'avais vingt ans :

    "Les nouvelles expériences de la "vérité" qu'il [Wagner] a vécues représentent pour l'artiste de nouvelles incitations au jeu, des possibilités nouvelles d'expression, rien de plus. Il y croit - il les prend au sérieux - juste dans la mesure où il le faut pour les exprimer au maximum et avec elles faire le maximum d'effets. En conséquence il en traite avec un grand sérieux, allant jusqu'aux larmes, mais tout le sérieux, donc pas de sérieux du tout. Son sérieux d'artiste est un "sérieux dans le jeu", et de nature absolue. Son sérieux intellectuel n'est pas absolu. C'est un sérieux qui a pour fin le jeu. Entre camarades, l'artiste est tellement prêt à railler sa solennité, que Wagner put envoyer à Nietzsche le poème de Parsifal avec cette mention : "Richard Wagner, dignitaire de l'Eglise". Mais Nietzsche ignorait la camaraderie artiste ; que l'on vint à lui avec un si débonnaire clignement de l'oeil ne suffisait pas à le dérider, dans l'état de morose, d'absolue gravité où le mettait un projet dont le christianisme louchait vers Rome, et dont il disait que c'était une suprême provocation à la musique. Lorsque Wagner faisait l'enfant et flanquait par terre une partition de Brahms, par jalousie d'artiste et besoin de domination absolue, cette escapade causait un profond chagrin à Nietzsche, et il disait : "à ce moment-là, Wagner manquait de grandeur.""

    Et c'est là que Nietzsche me fait sourire, moi. Nietzsche, encore plus dénué d'humour que Kant et Hegel, qui prend les choses de l'art encore plus sérieusement que les artistes. Nietzsche, plus royaliste que le roi, qui ne comprend pas que le génie et le pur ne font toujours pas bon ménage. Nietzsche qui veut tellement que le Beau soit Vrai et Bon, qu'il ne peut supporter les simulacres et les sortilèges de Wagner. Nietzsche, plus platonicien que jamais avec Wagner.

    Wagner, problème pour musiciens, philosophes et tous gens sérieux !

    Bon, ma meilleure amie m'attend pour dîner. Bien à vous mon cher Commerce.

    PS : Baudelaire est certes lucide sur Wagner, mais cette lucidité ne l'empêche pas d'être enivré par Wagner. Contrairement à Mallarmé, et comme dit Lacoue-Labarthe, il baisse les armes tout de suite, il se résigne sans combattre, il admet sa défaite de poète face au musicien (même s'il est vrai, rajoute Lacoue-Labarthe, que c'est aussi parce que fondamentalement, il a reconnu en Wagner un musicien... baudelairien)

  • J'ai mis un peu de temps à vous répondre, certaines choses me gênaient dans votre mise au point.

    Il y avait bien sûr votre patente mauvaise foi dans le choix de vos exemples : si Ford n'avait fait que ces films-balai dans le cul que sont "Le mouchard" et "Les raisins de la colère" (qui n'est tout de même pas rien...), la question de la comparaison avec Hitchcock ne se poserait pas. Le Ford de "La prisonnière du désert", "Seven women", "L'homme tranquille" (oui oui !), "She wore a yellow ribbon", "Steamboat round the bend", etc., le Ford qui allie un grand classicisme à la capacité de n'être jamais là où on l'attend, dans la narration comme dans l'émotion, oui, pour celui-là...

    Mais ce qui me gênait vraiment était plus diffus, et j'ai fini par mettre le doigt dessus. Il s'agit de Bach. Je prends comme point de départ votre remarque : "le bachien éclatera de rire, ou plutôt sourira ironiquement, car en fait de Musique, il n'y a que les suites pour violoncelles ou les Passions qui vaillent - et le pire, c'est qu'on sentira, nous les lyricophiles, peut-être qu'il a raison."

    Comment le sentirions-nous, pourquoi est-ce que moi aussi je le sens, si le bachien n'a pas raison ? Le bachien (Cioran : "S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu. (...) Sans Bach, Dieu serait diminué. Sans Bach, Dieu serait un type de troisième ordre. Bach est la seule chose qui vous donne l'impression que l'univers n'est pas raté. (...) S'il y a un absolu, c'est Bach. (...) Bach donne un sens à la religion. Bach compromet l'idée du néant dans l'autre monde. Tout n'est pas illusion quand on écoute cet appel. Mais c'est Bach, Bach seul qui fait ça, c'était un homme médiocre dans la vie. Sans Bach, je serais un nihiliste absolu."), le bachien a raison. Bach est le plus grand. Mais une fois qu'on a dit cela, on n'a pas tout dit : ça veut dire quoi, "le plus grand" ?

    Faisons appel à ce que j'ai cru bon d'appeler le principe de Kierkegaard (http://cafeducommerce.blogspot.com/2007/12/terminologie.html) : "Un seul élément ne peut jamais [à lui seul] être le fondement d'une hiérarchie." Dès qu'on est dans le qualitatif, ce qui est notre cas, on est dans la combinaison d'éléments. Dire de Bach qu'il est le plus grand, c'est dire que c'est chez lui que l'on trouve la combinaison la plus équilibrée des éléments (sur lesquels je resterai vague à dessein, sinon je vais devoir partir dans des précisions sans fin sur chaque exemple que j'utiliserai) que l'on recherche habituellement dans la musique. Or :

    1) ces éléments, selon sa trajectoire personnelle, on peut en préférer certains à d'autres, et cela peut varier dans le temps. Il n'y a donc rien d'impie à ne pas écouter que du Bach, ou même à préférer, disons Richard Strauss à Bach - même si c'est une erreur...

    2) ces éléments, pour en profiter pleinement dans Bach, il faut peut-être, il faut sans doute les avoir goûtés préalablement ailleurs, et c'est ici que l'on retrouve notre thématique de "vieux con". Claudel et Green n'ont pas passé leur vie à écouter de la musique religieuse, ils ont suivi un itinéraire qui a fait qu'à partir d'un certain âge ils n'ont plus ressenti d'émotion à l'audition de musique profane. Il est très probable que tout mélomane comprenne vite qu'avec Bach il a à faire avec quelqu'un d'une autre stature que les autres, je ne connais pas de mélomane, ou même plutôt je ne connais pas et n'ai jamais entendu parler de quelqu'un qui n'ait jamais écouté que du Bach ;

    3) au passage d'ailleurs, même à un certain âge, est-ce qu'il y a beaucoup de monde qui n'écoute que du Bach ? Les déclarations intempestives sur sa supériorité ne s'accompagnent pas nécessairement d'une écoute monacale de sa seule musique (je rappelle d'ailleurs une nouvelle fois, parce que ce n'est pas anodin pour notre propos, que si j'ai donné mon avis sur Verdi et Wagner, ce n'est pas pour le plaisir du parler catégorique, mais en réponse à une question que vous vous posiez sur différents plaisirs esthétiques) ;

    4) enfin, il ne faut pas oublier le rôle des phénomènes rétrospectifs. On entend souvent dire que "tout est déjà dans Bach", ou dans les frères Lumière, ou dans Griffith. Il faut bien voir ce que cela veut dire, car à ce compte on peut se mater "L'arrivée d'un train en gare de la Ciotat" cinquante fois par jour, ne rien regarder d'autre et prétendre qu'on connaît tout le cinéma. Si "tout" est déjà, disons, pour prendre un exemple moins extrême, dans "Naissance d'une nation" ou "Intolérance", c'est aussi parce que nous regardons ces films en fonction de ce qui a suivi, que nous pouvons constituer - avec honnêteté et avec un certain niveau de vraisemblance... - tel plan comme "précurseur" de ce qu'en feront Ford ou Welles, et que nous ne pouvons pas regarder ces films autrement (ce qui ne signifie pas être totalement incapable de se mettre à la place d'un spectateur de l'époque, ou être le jouet total de ces "phénomènes rétrospectifs"). Un film comme "Les vampires" de Feuillade, avec ces admirables plans-séquences, on le regarde en le nourrissant de tous les films fantastiques qui l'ont suivi.

    Bref, pour peu que l'on ne parte pas trop loin avec cette idée, il est tout à fait légitime d'écrire que si Bach a influencé (tardivement, d'ailleurs, dans les faits) Mozart, Mozart a aussi "fait" Bach, et que Godard a "fait" Ford ou Hitchcock presque autant qu'ils l'ont aidé à devenir lui-même.

    5) ce qui signifie que Bach est peut-être le plus grand, ou Ford, ou Griffith, mais qu'ils ne le sont pas tout seuls, ce qui est un paradoxe, mais pas une contradiction logique

    - ergo, vous comme moi pouvons sentir que le bachien a raison, pouvons nous dire que peut-être un jour nous laisserons tomber Wagner ou Verdi pour n'écouter plus que les sonates pour violoncelle et la Saint-Matthieu, mais que, si cela doit se faire, ça se fera en son temps, et que d'ici là il n'y a aucune raison de rougir à bander comme un cerf à l'écoute de certains passages de "Simone Boccanegra" ou "Aida".

    (Ce qui ne signifie pas, on l'aura compris, que tout se vaut. Dès le début la barre est située assez haut).

    Au plaisir !

  • Mais c'est un plaisir que l'on soit en accord parfait pour une fois... Car je partage tout ce que vous venez de dire et je vais essayer de le répéter à ma manière :

    - L'Arché est effectivement une combinaison d'éléments et non un seul isolé (si cela était, il nous ferait tomber dans l'essentialisme), et que si Bach est le plus grand, il l'est par rapport aux autres musiciens qu'il a engendrés, non pas créés. L'on aura la légitimité de dire que si Bach a fait Mozart ou Beethoven, Mozart et Beethoven ont rétrospectivement fait Bach (et pour reprendre une trinité évidente pour moi : Bach est le père, Mozart est le Saint Esprit, Beethoven est le Fils - et Wagner est le diable !)

    - il est en effet douteux, sinon triste, de se limiter à Bach même s'il est à l'origine de tout. Car l'origine compte finalement moins, ou disons autant, que le tout. Aimer le créateur sans la création n'est pas aimer le créateur dans toute sa dimension. Si nous aimons Bach, nous aimerons Mozart et les autres - et réciproquement !

    - Très juste la remarque sur Green et Claudel qui, en fin de vie, sont revenus exclusivement à Bach, mais parce qu'ils avaient précisément parcouru dans leur vie les autres pays musicaux. Et c'est parce qu'ils avaient toute la musique occidentale dans la tête et le coeur qu'ils sont revenus à Bach qui la contient toute. Là aussi, pour savoir que Bach est tout, il faut connaître ses parties qui sont Mozart et Beethoven - Mozart et Beethoven eux-mêmes "tout" d'autres parties, et même "tout" de parties dont l'une s'appellerait Bach. Car ils ont pu développé et épanouir des thèmes qui étaient en germe chez le vieux Jean-Sébastien.

    - C'est pourquoi le "vrai bachien", et contrairement à ce que je lui faisais dire, n'aura aucun mépris pour Mozart et les autres, bien au contraire, et pourra reconnaître même que Mozart ou d'autre ont pu être plus grands que Bach dans certains domaines. Au fond, la hiérarchie des grandeurs est aussi une ré-partition équilibrée de celles-ci. Comme au paradis, chacun son entéléchie.

    - Bref, comme vous le dites paradoxalement (mais il n'y a que les paradoxes qui rendent comptent de l'orthodoxie), Bach est le plus grand mais il n'est pas le seul. Et que si l'on doit se retrouver sur la proverbiale île déserte, on a autant le droit d'apporter Les Maîtres Chanteurs ou Don Carlos qui nous rappelleront Bach
    que Saint Matthieu ou la Messe en Si qui contiennent les précédents ou plutôt les suivants. Tout dépend de son humeur, et pour revenir à l'extrait de Thomas Mann, gare aux humeurs trop sérieuses !

    - Et c'est pourquoi il faut se méfier des intransigeants qui, sous prétexte de ne pas tomber dans le relativisme, tombent eux dans une sorte d'absolutisme de la grandeur, relativisant celle-ci au final. En fait, on ne peut se contenter de l'être qui est et du non-être qui n'est pas chers à Parménide.

    - Nous-mêmes pouvons nous nous pâmer en écoutant Le chevalier à la Rose ou La femme sans ombre (il se trouve que j'adore Strauss) tout en sachant qu'originellement, ces oeuvres sont des copies des Noces de Figaro et de La flûte enchantée. Mais un mozartien qui dénigrerait Strauss sous prétexte que Mozart est évidemment supérieur à Strauss, ne rendrait pas service à Mozart. Pour paraphraser Sacha Guitry, on pourrait dire qu' après Mozart, le silence qui suit est encore du Mozart, mais Strauss aussi, c'est encore du Mozart.

    - Encore une fois (je me répète mais c'est pour mieux comprendre), on ne peut aimer une oeuvre seulement pour être ramené à elle. Aimer Mozart, c'est aimer ce qui l'a précédé et ce qu'il a annoncé (et là, je me trouve en difficulté, car Wagner a annoncé Schoenberg qui a annoncé Boulez, Bério, Stochausen et les autres...)

    Bien à vous.

    -

  • (C'est plus marrant quand nous ne sommes pas d'accord... Mais on ne va pas inventer des désaccords exprès non plus.)

    Juste deux remarques :

    - Wagner le diable ? C'est justement, par rapport à votre schéma, lui donner une importance trop "sérieuse", pour reprendre le terme de T. Mann. Je le verrais plus dans le rôle d'un dieu un peu parasite - on va dire, un mélange de Loge, justement, et de Wotan, car malgré ses humeurs ludiques (très importantes !), il s'est beaucoup pris au sérieux ;

    - sur votre dernière remarque, tout en aimant moi-même Schoenberg ou Stockhausen, je vous donne une porte de sortie, la théorie des airs de famille (je crois que c'est Wittgenstein, je ne suis pas sûr) : si dans dans une famille X partage certains traits de caractère et/ou d'apparence avec Y, Y en partagera, un peu les mêmes, un peu d'autres, avec Z, qui lui-même en partagera certains, un peu les mêmes, un peu d'autres, avec A, etc. Ce qui fait que, disons G, pourra n'avoir rien en commun avec X, alors qu'ils sont assez proches parents, et que H ressemblera comme un frère à X, Y ou Z. Stockhausen ou Boulez peuvent être enfants de Wagner et finalement ne pas lui ressembler beaucoup.

    (Il faudrait voir si Strauss est proche de Mozart. Je n'en suis pas sûr. Une autre fois !)

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