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  • Grand Renversement, par Sarah Vajda

     

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    Ne savais rien de  Serge Bozon. Absolument rien,  jamais vu  aucun de ses films.  Désormais, j'irai.  Je louerai. Je loue. Hurrah ! Hurrah !  Plutôt deux fois qu'une. 

    En l'absence donc de toute idée préconçue, la surprise fut totale. Bonne-fille, enfin commerçante scrupuleuse, la bande-annonce promettait une  heure trente d'honnête divertissement national, en compagnie de deux des meilleurs acteurs du moment : Isabelle Huppert, qu'on ne  présente plus et François Damiens en expansion. La pâle Sandrine Kiberlain, ses airs de grande fille simple et de godiche inspirée, complétait le tableau. En sortant de la séance, le cinéma avait cessé d'être simple distraction, élégant badinage, découvert ce qu'il est convenu en jargon journalistique d'appeler un ovni : un film idiosyncrasique, couillu et contondant, à la limite de la génialité.

    Couillu. Si Bozon  ne s'était donné pour seule tâche que  de laver l'offense faite au septième art, au bon sens et à l'intelligence, par les Chtis, représentation éhontément  mensongère du Nord, il avait réussi. S'il avait désiré dénuder les conditions de possibilité de ce que Renaud Camus nomme non sans quelque violence  « Grand Remplacement », il atteignait  son but. Là où Renaud Camus en sa volonté militante se fait un peu prophète et juge,  en artiste,  plus modeste Bozon prend acte de l'incident. Sans colère et sans haine, le  « Grand Remplacement » est un fait, qui à certaines conditions, eût pu ne pas se muer en tragédie. Comment l'est-il devenu ?  Pour conter ce mystère,  Bozon, homme de raison et de goût, en revient aux maîtres incontestés du réalisme : Kraus, Courteline et  Carroll dont la parole seule a validité en temps déraisonnables. Nous y sommes.

    Génial ? J'espère le prouver tout à l'heure.  Contondant ? Qui blesse la raison et déchire plus avant l'âme éminemment souffrante du voyageur ou du résident de ce qui fut « le cher vieux pays », devenu, Tip top, un des quadrants de la Galaxie Europe, allègrement en route vers Nulle-Part. To the darkness in the absence of  Captain. Amarres lâchées, la France file en Absurdie, le cinéma l'accompagne, aux frontières du document.

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    Courteline. Nous subissons de bien courtelinesques assauts verbaux,  en ces jours nôtres, où personne ne paraît plus parler afin d'être entendu, encore moins compris, aimé ou haï. Émotions proscrites en temps de Grand Marché. La vendeuse jacte le fashionato,  la coiffeuse le red carpet  et l'épicière se rengorge du jargon du Maréchal. Jusqu'à Monsieur Leclerc, ses semblables et ses frères, il n'est pas un B.O.F., cher Jean Dutourd, qui n'omette d'entonner le chant des provinces pré-révolutionnaires pour fourguer sa camelote. Même ma très admirable fille ne pérore que « fraicheur, swag et style » (Prononcez à l'américaine,  s'il vous plaît).   La cour du roi Pétaud du cher Corneille sous le masque de Molière  : Tartuffe, I, 1, ( v. 161-162) revient nous chanter la balade des peuples malheureux : 


    «  C'est véritablement le tour de Babylone,

        car chacun y babille et tout au long de l'aune... » 

     

    Pétaudière vraiment que cette  France, devenue le pays où les voyagistes citent Chateaubriand et Racine pour vendre l'Orient désert ou la sauvage Amérique et où il n'est pas un marchand qui  ne se proclame  situationniste ou  suppôt de la beat generation ! On the road again,  again. Jusqu'aux marchands de biens qui vous cèdent  pour mille ans, des palais qui ne passeront pas l'hiver. Le grand N'importe Quoi est Grand Mamamouchi, quand cherchant l'âme sœur, sans avoir au préalable ressenti le moindre frisson de chair ou d'âme, vous placez l'objet élu dans son panier meetic. La litanie des dérives ou délires verbaux serait fastidieuse. Pas un de vous, lecteurs, qui n'ayez constaté entière similitude entre serveur vocal et intermédiaires humains sur lesquels nous tombons, quand notre ordinateur, notre free box, d'aventure, souffrent panne. Pire, s'il vous est arrivé de devoir téléphoner aux caisses maladie, à la Cotorep ou aux Assedic, le sketch cesse de paraître charmant et l'aimable Courteline, à l'instant, cède le pas au terrible Franz Kafka. Pas Ferdinand. Que l'usager n'entrave miette au discours institutionnel et que lassé, il cesse sur le champ, d’importuner le maître, lui laissant toute licence de régner en silence, seul importe.  Diafoirus est redevenu ce qu'il avait feint – heureuses années 1970 ! – de cesser d'être ; jusqu'aux professeurs de lycée, pas un prestataire de service ou un interlocuteur, qui ne vous récite d'une voix atone circulaires ou modes d'emploi. En un tel monde, il  devenait  naturel que les flics constituassent un territoire privilégié pour Tati-Bozon.

     

    Tati ?  L'ovni avait un modèle, la tournée du facteur de Jour de fête. « Et hop ! À l'américaine »  devenu « tip-top ». – Prêts à entrer dans l'Europe ? Prêts  à faire son job ?  Ron Hubbard über alles. –  Tous au top : après moi : Tip-top ! ( Ter) .

    Et nos Français comme un seul homme d'entonner la ola !  Moins les mots ont sens et plus les corps exultent !

     

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    L'autre face du film, j'y viens.

     

    Protocole/protocole, jugulaire/ jugulaire, Esther, la fliquesse la mieux notée du département, n'est pas de celles qui font les délices des séries américaines dont nous nous repaissons aux heures pâles de la nuit pour oublier notre cauchemar quotidien. Ici nous ne sommes pas dans Hill street blues ou dans Homicide où le monde est semblable à un vaste hôpital et où les flics parlent la langue de Bernanos et de Beckett, terrifiés par la transmutation des âmes humaines en néant pur et des vivants en ectoplasmes. Non,la nouvelle  Muse du département jouit d’épeler la langue des circulaires administratives et se gargarise jusqu'à l'orgasme du mot « protocole ». Kafkaïenne, vous dis-je.

     

    Bardée de certitudes, forte de ses quatre ou cinq années d'études, Madame Bœuf/Carottes soliloque. Comique de situation oblige, faute d'entraver que pouic, aucun de ses interlocuteurs ne dialogue avec l'enquêtrice. À quoi bon le terrain si les circulaires à l'avance enseignent la chose arrivée ? À ce stade, nous ne sommes qu'au Grand Guignol. Ne serait l'état du pays, la chose porterait à sourire. Bozon frôle la génialité ?  Par la grâce d'une intrigue réduite à son squelette et sans cesser jamais de nous donner à rire, ce rare cinéaste fait sourdre un délicieux sentiment de terreur, au spectacle d'une administration bête à manger du foin, rencontrant l'éminente douleur d'une communauté émigrée : une communauté à qui, par définition, manquent les mots pour dire sa souffrance, ses attentes. Le tragique de sa situation.

     

    Ici,à Villeneuve,  ne flottent que  des drapeaux algériens, ceux qui fleurirent les soirs de match, quand triomphaient le Roi-Zidane ou quel qu’autre de ses compatriotes, ces fanions, que nous vîmes prendre d'assaut la Bastille, la nuit entre les nuits où Flamby le magnifique fut élu sans unanimité Président du pays perdu. D'autres jours, d'autres nuits. On ne regarde, ici, à Villeneuve-qui êtes-en-France dans le Nord-Pas-de-Calais – merci le câble ! – que des télévisions algériennes. Ni d'ici ni de là-bas, les exilés souffrent mille morts. Ils se meurent d'impuissance et de honte de n'être pas auprès des leurs quand leur police et leur armée les massacrent. En ce rude pays dont Bruno Dumont dans son édifiante  Vie de Jésus  a dressé la très exacte  topographie, nos migrants crèvent de solitude ;  tchatche et art de la conversation, détruits par l'ordre marchand et la politique d'espaces publics. En lieu de place de toute sociabilité ou convivialité, un galimatias de spécialistes – psychologues, sociologues, médialogues et j'en passe – ,  frauduleusement nommé discours,  s'est imposé, saturant le silence.

     

    Tératologue, Bozon travaille la matière filmique à partir d'un événement insigne. La mort d'un indic. La mort de quelqu'un, unanimisme oblige. Un pourri ? Ceci reste à prouver.  Au pays de Guignol, le gendarme toujours a mauvaise presse. Les trafiquants – en français dealers  –  n'ont  pourtant rien d'aimable ou d'admirable. Foin de la mythologie de Robin des bois ou de Mandrin ! Tautologie. La drogue porte mort.

    Quelque chose de pourri au royaume du Nord, Madame la digne Présidente de l'Amicale France-Algérie a le visage de Madame Badaoui, la mégère d'Outreau, de surcroît, l'âme de son emploi. Chef mafieuse, la virago arrose les commissaires et quand besoin se fait pressant, les fait abattre, comme elle se débarrasse des indics. Seul, Mendès, simple flic, beauf hétérosexuel de base et homme de bonne volonté,  méconnaît la coupable.  On lui tue ses indics à la chaîne. Quelle figure que celle de Younés, l’arabe qui fait mentir son stéréotype[1] ! En Israël aussi, il serait assassiné. Collabo ! Ce type adore les chiens, contraire au habitudes maghrébines. Aggrave son cas. Ce con se rêve Fred Astaire et imite les les patineurs pour conquérir les dames ! La tehon ! Rien de racaille en lui.  Au contraire, un être de lait et de miel. Un vrai prince sorti de chez Jacques Demy ! Une hétéro-fiote! Buveur aussi. Tout pour déplaire. L'assimilé,  celui par qui le scandale arrive. Se refuser à vivre en France à l'heure algérienne le rend d'emblée suspect, proscrit et fait de lui la cible de ses congénères. Le travelling chez Bozon est un acte moral. Pas de ceux qui prétendent, homme pour homme, qu'assassins ou dealers valent pères de famille et bons voisin.

    Dans la seconde partie du film, le ton change, se durcit. Menaces à enfants, compromission des politiques, dénonciation des  urbanistes,  attachés à la seule destruction du territoire. Quoi qu'on chante, l'architecture et l'urbanisme, depuis 1960, sont activités criminelles – et pas seulement criminogènes. Plus criminelle,  encore la négation du crime en ces infectes brochures pour touristes et usagers, vantant, inlassables, la modernisation du territoire. Au pays, l'air s'avère irrespirable. En ville, la faute au coût de la vie, en périphéries, la responsabilité  en revient  à l'habitat, à la patiente destruction du paysage. Le processus de désensibilisation de tous par tous et pour tous, real humans, est en marche contre lequel Bozon, avec son petit film sans prétention apparente, s'insurge comme Tati jadis... Trafic, Mon Oncle. Aucun changement notable. Une altération  mineure : l'afflux de migrants en terre malade. Le problème ne tient pas à la nature des habitants mais à l'invivabilité programmée du pays. Auto-contradiction. Le pouvoir clame vouloir le bien qui mal agit. Rien de nouveau sous le soleil. Que vaut l'honnêteté d'un flic qui oublie de compatir ? Nib. Rien du tout. Comme celle d'un médecin, d'un professeur. Le capitalisme exigeait que le cœur se durcît et que l'âme fît schisme. Opération réussie. 

     

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    Incarnation parfaite  du « narcissisme contemporain »,  la folle Esther  demeure rivée aux Passages du désir – le nom d'une chaîne de jouets à usage pornographique, destinés à tous.  Ses  pratiques sexuelles S.M.  sont plus qu'un simple élément de comique, le coup de poing, qui acheva de me mettre KO d'admiration.

     

    Bozon filme notre désastre, accoté au bagage conceptuel de Christopher Lasch, Paradis pour tous. Puisqu'il est consubstantiellement devenu impossible de vivre dans un tel monde, l'accent, par compensation, doit être mis sur « le développement personnel ». Du temps de Madame Bovary, la petite bourgeoisie en expansion se plaisait à bâfrer et à se bien vêtir, posait au philanthrope, les femmes honorables récitaient  des Ave et des Pater les soirs où Bel ami, l'époux, délaissait le bordel et à cœur joie, en choeur parfait,  ces nobles  dames détruisaient la réputation de la  fille mal mariée, qui pour seul vice avait eu celui d'avoir lu  trop de romans.  Aujourd'hui, au contraire baiser et de préférence baiser déviant est devenu l’apanage des mêmes petits-bourgeois, conduite calée sur les présupposés vices aristocratiques. Le Marché ouvre boutiques et prend soin de choisir ses  vendeurs parmi les  lecteurs de Wilhelm Reich.  Éros, passant à tort ou à raison, pour facteur de bonheur, il convient de promouvoir la déviance généralisée. À cœur joie, la chorale revient. La bienséance se fait pornographie.  Pour  les déshérités, ce sera Thanatos... La belle cité marseillaise, ô bonne mère, en témoigne. Les tares d'Esther et de sa consoeur signent l'effacement de toute scène publique. Contrairement à ce que le discours libertaire ou gauchiste tend à nous faire croire, la libération sexuelle ne saurait résider dans l'élargissement à tous du marché de la pornographie.  Cet élargissement apparent ne constitue qu'une des ruses du Capital pour rouvrir au citoyen « la chambre au lit défait et aux vases brisés »  du violent Narcisse que fut Lautréamont[2], chambre que ma génération crut fermée pour jamais. La collectivité doit disparaître, Substance mort, Total Recall. Aussi pour adoucir ce temps de transition, tout dévergondage sera bienvenu. Il n'importe que de séparer le travail de la vie. Comme la modernité sépare l'élève de l'école. Ma fille toujours, se plaignant de son emploi du temps surchargé : « Je n'ai pas de vie. »  Et sa mère de répondre :  «  Ta vie pour le moment, c'est d'aller au lycée. » Dissoudre le collectif, le laisser aux spécialistes – syndicats, sociologues, journalistes –  devient chose aisée, quand le travailleur se persuade, à l'instar de ma fille, « avoir une vraie vie ailleurs. »   


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    Tel paraît le Grand Renversement. Toutes les vies se résumeront au quart d'heure warholien étendu de dévoilement de soi et toute action en vue du bien commun se verra punie de mort sociale.    


    Jamais un cinéaste n'avait si élégamment et si drôlement mis en relation ce fichu narcissisme, commandé par le Marché et frauduleusement grimé en « volonté de jouir sans entraves », avec l'échec des combats. Chose faite. Chapeau bas. Maximum respect. Donner à Naceri, le plus célèbre boxeur du cinéma français, le rôle du gros Tape-dur, ensanglantant le doux visage d'Isabelle Huppert, à cette heure, la plus parfaite incarnation de l'élégance française, est proprement une idée de génie,  comme  celle de montrer la fragile Sandrine Kimberlain  obsédée d'un monstre ou réduite, tellement jolie,  à tenir le rôle de voyeur dans la tragédie de sa vie. 


    À Mendès,   (François Damiens, parfait dans ce rôle de costaud  au grand cœur) et  au fragile Younès ( délicieux Ayem Saïdi),  les donzelles préfèrent deux barbares. Tip top s'impose comme un conte moral dont le rhizome des narrations et les significations  augmentent au fur et à mesure que nous nous en souvenons. Sa force réside en ce fait très simple de n'être pas un film réactionnaire mais un chef-d'oeuvre d'absurde, entièrement congruent à l'état d'être du pays réel. Le genre de cinéaste à qui on aimerait serrer la main. Ce film comme une Conversation chez les Aziz et les Dupont au sujet de Dame France absente[3]. 


    Le mot de la fin ?  « Que Dieu vous garde !  » murmure une veuve française à un misérable maghrébin,  qui peine à obtenir des nouvelles du pays. « Que Dieu garde la France ! »  Ce cri de Jeanne dans un royaume où  les enfants sont retenus en otages. La terreur dans les yeux de Mohamed, le désarroi du môme du divorce, regardant, impuissant, son père journaliste se faire enlever sous ses yeux et ce  cri : « Rentre chez ta mère. ». Les Enfants humiliés se font  enfants d'Outreau : toujours  la détresse de Mouchette,  contée cette fois ci sur le mode burlesque !

    Karl Valentin a un héritier, il s'appelle Serge Bozon !

     

    Sarah Vajda



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    [1]Merci au Docteur House pour l'expression.

    [2]Cf. Paul Zweig, Lautréamont, le Narcisse violent, Archives Lettres, 74. 1967. 

    [3]Cf. Conversation chez les Stein au sujet  de Monsieur Goethe absent. Peter Hacks ( 1928-2003). 

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