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  • Sade, littéralement et dans tous les sens - III

     

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    C - LA MACHINE DU DESIR

    1 – Excès

    Sade donne du bonheur. Sade donne deux bonheurs. Celui d’avoir tout dit et celui d’avoir dit plus que tout. Nul mieux que lui n’a à la fois rendu compte de la réalité originaire et exprimé les transports de l’imagination. Obscène dans le sens et dans l’excès de sens, son œuvre a la vertu de poser les choses telles qu’elles sont et le vice de les déborder. C’est ce que nous demandons à la littérature : du réel et du délire. Avec Sade, nous sommes comblés. Grâce à lui, l’existence devient plus supportable - non qu’on se mette à assassiner à tour de bras pour imiter ses héros, mais par ses héros, nous ne nous ferons plus jamais d’illusion sur la nature des idées, nous n’oublierons plus jamais les corps mais nous saurons aussi jusqu’où peut aller l’imagination des hommes.

     

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    Et puis il y a la fête. La négation de l’ordre social et moral qu’est la fête. L’inversion des valeurs, la saturnale des sexes, le carnaval des excès.  Tout est bon quand c’est excessif ? Bien sûr que oui, bien sûr que non. Objectivement, cette proposition n’a aucun sens, mais subjectivement, elle les a tous. Personne ne la prend au sérieux, mais chacun la pense avec plaisir. Tant pis pour ceux qui ne suivent pas ! Il faut lire Sade littéralement et dans tous les sens comme on l’a dit. Il faut voir en lui celui qui dévoile la Cause première et celui qui s’y complaît, celui qui libère l’humanité de ses illusions et celui qui l’enferme dans ses perversions, celui qui dénonce l’idéologie du monde et celui qui rend le monde impossible, celui qui limite les plaisirs à la nature et celui qui les excède par l’imagination, celui qui au final n’arrête pas de contredire l’homme et aurait pu écrire à la place de Pascal :

    « S’il se vante, je l’abaisse

    S’il s’abaisse, je le vante

    Et le contredis toujours

    Jusqu’à ce qu’il comprenne

    Qu’il est un monstre incompréhensible. »

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    C’est ce que des commentateurs aussi « vénérables » que Blanchot, Bataille ou Barthes n’ont précisément pas compris en enfermant Sade soit dans le discours absolu (Barthes) soit dans la négation totale (les deux autres), celle-ci hésitant entre l’ennui (Bataille) et le néant (Blanchot). Or, c’est aller à l’opposé de la démarche sadienne que de réduire son langage au néant sous prétexte qu’il le dévoile. C’est se tromper du tout au tout sur l’écriture sadienne, et la neutraliser honteusement, que de croire qu’une fois la négation posée, ce qui a été nié ne reviendra plus dans le discours. Au contraire ! Comme le dit superbement Dolmancé dans La philosophie dans le boudoir, ce n’est pas parce que Dieu n’existe pas qu’il ne faut pas continuer à l’insulter,

    « Dès l’instant où il n’y a plus de Dieu, à quoi sert-il d’insulter son nom ? Mais c’est qu’il est essentiel de prononcer des mots forts ou sales, dans l’ivresse du plaisir, et que ceux du blasphème servent bien l’imagination. Il n’y faut rien épargner ; il faut orner ces mots du plus grand luxe d’expression ; il faut qu’ils scandalisent le plus possible car il est très doux de scandaliser. »

    Il est très doux de scandaliser car scandaliser, c’est se prouver qu’on est encore vivant et que le néant ne nous aura pas – ce qui, pour un homme qui a passé trente ans de sa vie en prison, apparaît comme le credo le plus vivifiant, sinon le plus émouvant. Le contresens absolu que fait Blanchot est de penser que pour Sade, « écrire n’a finalement nul rapport avec la vie », alors que précisément, pour Sade, écrire a précisément tous les rapports avec la vie. Ecrire, c’est vivre. Et écrire que tout est bon quand c’est excessif, pour y revenir, signifie que c’est par l’excès que s’exprime la vie contre la mort – ou le corps contre l’idée. C’est l’excès qui résiste au néant. C'est l'excès qui nous rend à la vie. C'est l'excès que Nietzsche a nommé surabondance. D’où ce qu’Annie Le Brun appelle le « souci » de Sade et qui consiste à « amener chaque personne, chaque objet, chaque situation, chaque idée, chaque passion, à son être excessif, comme pour investir la singularité de la toute-puissance métaphorique » car en effet « chaque être, chaque objet [recèle] en soi son propre excès » L’excès est ce qui permet de dévoiler, sinon de déniaiser, l’être « excessif » des choses. L’excès est l’être profond des choses, ce que d’autres philosophes ont appelé conatus, volonté de puissance, élan vital. L’excès est au bout du compte le mot que Sade utilise pour dire « énergie ». L’excès est énergie. Et dans l’univers sadien, ce sont précisément ceux qui sont le plus capables d’excès, soit qui ont le plus d’énergie, qui sont les plus forts - Justine compris.

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    A contrario, comme le précise Le Brun «  devient victime chez Sade tout être dont la tête ne tient pas l’excès, comme on le dit pour l’alcool ». Dès que l’on n’est plus « excessif », l’on est rattrapé par le néant et l’on périt. La moindre faiblesse est fatale même pour le plus endurci des libertins. Il suffit d’un instant de pitié ou d’humanité, c’est-à-dire un instant de déficit énergétique, pour se voir signer son arrêt de mort. D’autant que les libertins, s’ils s’associent pour mieux foutre ensemble, se gardent bien de lier des amitiés, et finissent toujours par se trahir. Ainsi, Norceuil assassinera Saint-Fond, Clairwil et Juliette précipiteront la Princesse Borghèse dans les flammes du Vésuve, et Juliette, enfin, empoisonnera Clairwil (et il n’est pas de sadien le plus aguerri qui n’ait regretté ce geste - car Juliette et Clairwil, quel merveilleux tableau c'était !)

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    De tous les libertins, c’est sans doute l’ogre Minsky, bien connu des lecteurs de Juliette, qui remporte la palme de l’excès. Sorte de Gargantua sadien qui ne mange que de la chair humaine, celui-ci a besoin de dizaines de « boudins au sang de pucelles » et autant de « pâtés de couilles » pour se nourrir. Son immense fortune lui permet de posséder deux harems sans cesse fournis, l’un contenant « deux cent petites filles de cinq à vingt » et l’autre « deux cent femmes de vingt à trente », dont chaque soir une douzaine est allégrement massacrée de sa main et de son vit – ce dernier si énorme qu’il dépasse parfois la taille des victimes qu’il va enculer, comme il l’explique lui-même :

    « Il vous faut maintenant, pour achever de me faire connaître à vous, un petit développement sur ma personne. J’ai quarante-cinq ans ; mes facultés lubriques sont telles, que je ne me couche jamais sans avoir déchargé dix fois. Il est vrai que l’extrême quantité de chair humaine dont je me nourris, contribue beaucoup à l’augmentation et à l’épaisseur de la matière séminale (…) Comme j’espère que nous déchargerons ensemble, il est nécessaire que je vous prévienne des effrayants symptômes de cette crise en moi. D’épouvantables hurlements la précèdent, l’accompagnent, et les jets de sperme élancés pour lors s’élèvent au plancher, souvent dans le nombre de quinze ou vingt. Jamais la multiplicité des plaisirs ne m’épuise : mes éjaculations sont aussi tumultueuses, aussi abondantes à la dixième fois qu’à la première, et je ne me suis jamais senti le lendemain des fatigues de la veille. A l’égard du membre dont tout cela part, le voici, dit Minski, en mettant au jour un anchois de dix-huit pouces de long sur seize de circonférence, surmonté d’un champignon vermeil et large comme le cul d’un chapeau. Oui, le voici, il est toujours dans l’état où vous le voyez, même en dormant, même en marchant.»

    Sacré Minski ! Il n’en reste pas moins que même lui trouvera ses limites physiologiques. Le « problème » de l’excès est qu’il finit précisément par « excéder » les capacités du corps, fut-il celui d’un géant cannibale. L’être finit par buter sur la nature. Pour le vrai libertin, il faut trouver autre chose.

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    2 – Artifice.

    L’excès est donc ce qui en nous met la nature en branle. Mais l’excès est aussi ce qui autorise à doubler la nature quand celle-ci apparaît trop limitée par rapport à l’être. Car la nature n’est là que pour satisfaire nos passions. Et ce n’est pas parce qu’elle nous a guidé dans notre compréhension de nous-mêmes que nous lui devons la reconnaissance ou pire le respect. Nulle « écologie » dans le projet sadien. Bien au contraire, faire souffrir la nature fait partie du programme – et révèle notre humanité. D’ailleurs, c’est en la violentant et en l’avilissant que l’on suit paradoxalement le mieux ses lois - comme l’explicite la Delbène à Juliette au tout début de l’éducation de celle-ci :

    « C’est alors que tu reconnaîtras la faiblesse de ce qu’on t’offrait autrefois comme des inspirations de la nature ; quand tu auras badiné quelques années avec ce que les sots appellent ses lois, quand, pour te familiariser avec leur infraction, tu te seras plu à les pulvériser toutes, tu verras la mutine, ravie d’avoir été violée, s’assouplissant sous tes désirs nerveux, venir d’elle-même t’offrir à tes fers… te présenter les mains pour que tu la captives ; devenue ton esclave au lieu d’être ta souveraine, elle enseignera finement à ton cœur la façon de l’outrager encore mieux, comme si elle se plaisait dans l’avilissement, et comme si ce n’était réellement qu’en t’indiquant de l’insulter à l’excès qu’elle eût l’art de te mieux réduire à ses lois. »

    Des années plus tard, Juliette aura retenu la leçon et ce sera à son tour de convaincre Clairwil que le véritable libertinage consiste à excéder la nature.

    « O Clairwil, avant que nous ne nous quittassions, j’en étais encore à la nature, et les nouveaux systèmes, adoptés par moi depuis ce temps, m’enlèvent à elle pour me rendre aux simples lois des règnes. »

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    Passer des lois de la nature aux lois des règnes, tel est le point capital de la philosophie sadienne et qu’exceptée Annie Le Brun aucun des plus célèbres commentateurs de Sade n’ont voulu voir. « La loi des règnes » met en effet la nature au pas - un peu d'ailleurs comme la grâce (et l'on pourrait imaginer un "règne des grâces" aussi puissant, et même bien plus que la simple "loi des règnes" qui reste, quoiqu'on dise, précisément légaliste). L’imagination prend le pouvoir et commence à dicter ses propres lois. « Comme si, dit Annie La Brun, pour échapper à la satiété naturelle qui résulte d’une suite d’écarts, il fallait prendre ses distances avec la nature et s’ écarter artificiellement des écarts de la nature. » Sade, le grand apologiste de la nature intégrale, ne serait-il pas plutôt le plus grand des artificialistes ? C’est par la nature que l’on sort de la nature mais c’est par l’artifice que l’on en vient à maîtriser celle-ci. Le volcan le plus intéressant n’est plus celui que l’on contemple de loin mais celui que l’on réveille par des moyens proprement humains. Lors de leur périple en Italie, Juliette et ses compagnons peuvent bien admirer un premier volcan, à la puissance toute naturelle et dont

    « La flamme qui sort du foyer est extrêmement ardente, elle brûle et consume à l’instant toutes les matières qu’on y jette, sa couleur est violette comme celle qui s’exhale de l’esprit du vin »

    il n’empêche que c’est le second volcan sur qui l’on va « intervenir » qui recueille le plus de ferveur :

    « Sur la droite de Pietra-Mala, se voit un autre volcan, qui ne s’enflamme que quand on y met le feu. Rien ne me parut plus plaisant comme l’expérience que nous en fîmes : au moyen d’une bougie, nous allumâmes toute la plaine. Avec une tête comme celle dont j’étais douée, on ne devrait jamais voir de telles choses, il faut que j’en convienne avec vous, mes amis ; mais la bougie que je présentais au sol l’allumait moins vite que la flamme évaporée de ce terrain n’embrasait mon esprit. »

    L’artifice force la nature et accomplit l’imagination. Les pommes, c’est bien, mais les pommes dans lesquelles on a mis du poison et qu’on a fait manger à tous les enfants de la région (un jeu de Juliette pour se désennuyer), c’est mieux. A ce niveau, c’est tout le rapport de force initial qui est renversé et qui, comme dit Annie Le Brun, « implique aussi le passage à une autre vitesse » et qui est autant vitesse de l’imaginaire que vitesse de la technique. L’artifice est en effet la technique qui détourne la nature de ses lois afin de mieux servir les nôtres. Le vrai libertin n’est donc pas celui qui obéit à la nature, mais celui qui, une fois l’avoir écouté, l’asservit à ses propres desseins. Si le désir commence toujours par s’enraciner dans la nature, l’excès d’imagination et de technique fait exploser le désir sur un plan supérieur autant qu’il dévaste la nature. Don de la nature, le désir s’est fait bourreau de la nature ou, comme le dit plus exactement Le Brun, machine. Machine à jouir et à détruire, « machine qui dévoile la machination et machine qui ourdit la machination, machine qui détruit les illusions et machine qui construit les illusions, machine qui réduit et machine qui amplifie, machine qui vide et machine qui fabrique, machine qui dénie le système des valeurs et machine qui non seulement produit des valeurs, mais produit des valeurs productrices de valeurs. » Machine enfin qui fait accéder le désir à sa souveraineté absolue. De toutes les créatures de Sade, une seule y parviendra.

     

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    3– Gloire

    Juliette, on l’adore. On la suit avec jubilation. On aime ses crimes et sa gaieté. On admire ses excès et sa vitalité. On envie son énergie toute féminine – et que d’aucuns prennent pour de la « virilité », car enfin, une « vraie » femme n’agirait pas comme cela. Mais qu’est-ce qu’une vraie femme ? Nous y reviendrons. En attendant, force et plaisir de constater que de tous les libertins décrits par Sade, Juliette a indéniablement quelque chose de plus. Plus vive, plus exubérante, plus légère aussi, elle jouit de toutes les rencontres, triomphe de toutes les situations, et surtout ne reste jamais en place. Juliette est pur mouvement, et c’est là la différence capitale avec ses compagnons qui un jour ou l’autre finissent en rade.

    C’est qu’on a beau être libertin, on en est pas moins pépère. Arrive toujours le moment où les fouteurs-athées-assassins s’enferment dans leurs raisonnements ou dans leur château. A force de figer les jouissances, ils en viennent à figer les énergies et de fait à en perdre. Tout à leur système de négation, la pensée devient autarcique et le plaisir, quand il existe encore, purement cérébral. Surtout, leurs principes commencent à oblitérer leurs corps. « Et c’est sans doute pourquoi [écrit Annie Le Brun] Juliette déserte toutes les façons de penser de ses amis, dès qu’elle sent leur cohérence se faire au détriment de l’ébranlement qui part du corps ou y ramène ; dès qu’elle sent poindre en celles-ci le risque majeur de toute pensée qui se fige sur une forme. » L’excès de tête, c’est ce dont se défie par-dessus tout Juliette et qui la fait régulièrement se prostituer afin de ne jamais oublier son corps et ses puissances. Rien de mieux en effet que la prostitution pour rester en forme mentale et physique ! Rien de plus éducatif non plus pour saisir toutes les nuances du néant, tous les artifices du désir, toutes les occurrences de la Cause première ! Car c’est au bordel que l’on apprend, le temps d’une rencontre, d’un corps ou d’une « passe », telle passion ou telle pensée. Nulle mieux que la putain n’a le sens de l’intensité et de l’éphémère, nulle n’est plus à même de débusquer les secrets des corps tout en s’entraînant au détachement des âmes.

    Le charme de Juliette est qu’elle reste putain avec tout le monde, c’est-à-dire disponible pour tous mais un temps – le temps précisément d’explorer et d’intérioriser les pensées et les façons de faire de ses « amis » avant de les leur dérober. Comme elle-même n’a pas de singularité particulière, elle peut expérimenter à souhait celles des autres et garder pour elle ce qui lui convient le mieux. Son secret est qu’elle vise « au-delà de la négation, doublant tout et tout le monde, se jetant à corps perdu, dans chaque situation comme dans chaque être, pour en percevoir l’ordre secret, l’organisation intime qui lui donne forme mais surtout pour délivrer de la forme toute l’énergie que celle-ci retient à l’intérieur de ses limites. » S’il y a des voleuses d’âmes, il y aussi des voleuses d’énergie. Si nous aimons tant Juliette, c’est que nous aimons sa façon de tirer « le meilleur » de chacun de ses compagnons avant de les abandonner. Sa grande vertu est la vitesse par laquelle elle séduit les autres, intègre leurs spécialités, épouse leur philosophie et met en correspondance et pour son usage personnel toutes ses découvertes. « C’est en traversant les idées et les mots, les corps et les désirs, que Juliette attente à la finitude de leurs formes pour les relier à l’infini. De cette libération d’énergie, Juliette acquiert sa vertigineuse vitesse de déplacement : être, à la recherche de sa forme au-delà des formes, Juliette est le corps de la plus belle idée qu’on peut se faire de la liberté », conclut Annie Le Brun.

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    La liberté de Juliette réside dans son refus absolu de s’enfermer dans le système qui la porte et qui risque toujours de se transformer en tentation religieuse du mal et de la négation. Ainsi surfe-t-elle sur les négations des autres mais sans jamais y chercher d’asile définitif. L’important est moins de se fixer dans la négation que de rester dans le flux. Car le danger du sadisme, c’est le fétichisme, c’est-à-dire la répétition effrénée du même crime qui finit par le vider de sa substance et par atrophier sa jouissance. Or, si Juliette aime le crime avec « fureur », elle ne l’en aime pas moins avec discernement. Pour que celui-ci enflamme à jamais les sens, il faut apprendre à s’en écarter de temps en temps, comme elle le recommande à la comtesse de Donis dans son célèbre discours (« Soyez quinze jours entiers sans vous occuper de luxures, distrayez-vous, amusez-vous d’autres choses… ») et qui va à l’encontre de tout ce qu’enseignent habituellement les autres libertins. Pour ces derniers, la vraie liberté est atteinte lorsque le crime est commis non plus dans l’ivresse, qui lorsqu’elle retombe risque de laisser place au remords, mais dans l’apathie qui est garante de la stabilité du scélérat autant qu’elle est source d’une jouissance supérieure, moins enfantine et plus adulte, pourrait-on dire. Or, c’est bien cet impératif « de sang froid », le plus radical, que conteste franchement Juliette et qui lui fait rétorquer à Clairwil :

    « Souviens-toi que Machiavel a dit qu’il valait mieux être impétueux que circonspect, parce que la nature est une femme de qui l’on ne saurait venir à bout qu’en la tourmentant. On voit, par expérience, qu’elle accorde ses faveurs bien plutôt aux gens féroces qu’aux gens froids »

    Ce que Juliette est la seule à avoir compris est qu’en s’acharnant à prévenir les excès de la sensibilité, les libertins en ont oublié les excès de tête, mille fois plus difficile à maîtriser, et somme toute mille fois plus nuisibles. L’insensibilité intégrale protège peut-être de la culpabilité mais guère de l’intellectualisation. Or, c’est l’intellectualisation qui finit par miner le corps. A force de trop concevoir tout, on n’effectue plus rien. Même une scélérate aussi voluptueuse que la princesse Borghèse avouera à Juliette qu’avoir trop cogité un crime lui a joué des tours :

    « Je comptais étonnamment sur le parricide que je viens de commettre ; le projet avait embrasé mes sens mille fois plus que l’exécution ne les a satisfaits : tout est au-dessus de mes désirs. Mais j’ai trop raisonné mes fantaisies ; il eût cent fois mieux valu pour moi que je ne les analysasse jamais ; en leur laissant l’enveloppe du crime, elles m’eussent au moins chatouillée, mais la simplicité que ma philosophie leur donne fait qu’elles ne m’atteignent même plus. »

     

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    Raisonneuse, c’est justement ce que Juliette n’est pas. C’est qu’elle croit au corps plus qu’à l’esprit et qu’elle n’a pas complètement rejeté l’idée, comme le prouve sa citation de Machiavel, que la nature est femme. Là-dessus, il faut s’entendre. Pour Annie Le Brun, la spécificité de Juliette est qu’à aucun moment celle-ci ne réagit en « femme » : elle a eu beau être tour à tour fille, épouse et mère, sa conduite érotique et assassine (qui culmine avec le meurtre de sa fille Marianne), et toute d’une énergie proprement masculine, lui dénie la féminité traditionnelle – mais c’est sous-entendre que la féminité ne saurait être que douceur, passivité et soumission et ne saurait, pauvre féminité décidément, faire le mal ! Or, la « vraie » féminité, celle qui en tous cas fait bander les hommes, n’est pas du tout « traditionnelle » et n’a rien à voir avec les vertus terrifiantes de la mère de famille. Bien au contraire, c’est lorsqu’une femme sort de son carcan social de fille, d’épouse ou de mère qu’elle commence à nous plaire. Et c’est précisément ce que fait Juliette. Annie Le Brun peut donc bien écrire que Juliette ne réagit jamais en femme parce qu’ « elle invente, au contraire, sa liberté en désertant, avec autant d’application que de brio, les comportements qu’on attend d’elle » nous lui répondons que c’est parce qu’elle déserte ces comportements et en invente d’autre qu’à nos yeux elle agit vraiment en femme. Car s’il est un trait que l’on a de toute éternité reconnu à la femme est bien cette faculté à rester indifférente à toute objection et sourde à la contradiction autant qu’à savoir s’adapter, bien mieux que l’homme, à toutes les situations. Insensible au discours, attentif seulement à la réalité, tel est l’éternel féminin, telle est Juliette.

     

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    Tel est aussi le principe poétique. Qu’on se rappelle ce que conseillait de faire Juliette à la comtesse de Donis après ces quinze jours sans luxure. Se coucher tout seule « dans le calme, le silence et l’obscurité la plus profonde », se croire réellement la maîtresse du monde, parcourir toutes les formes du désir, se permettre toutes les folies et tous les égarements, s’attacher à celle ou à celui qui lui conviendra le mieux (le savoir par une pollution légère), se relever et noter sur des tablettes ce qui lui a enflammé les sens, recommencer le lendemain, mettre au net tous les épisodes qui ne tarderont pas à suivre, exécuter enfin dans la réalité l’écart sélectionné en commettant un meurtre… ou un livre. « Ainsi, Juliette s’applique-t-elle à fixer successivement les formes instables de son désir, comme la poésie cherche à fixer les normes de l’impensable, comme le plaisir est la forme arrachée à l’indétermination de la jouissance. » Pour sa gloire, elle a compris que c’est en pensant (sans la résoudre) la contradiction qu’on accède à la liberté véritable, que c’est en doublant la nature par l’artifice que l’on survit, et que c’est en concevant l’impossible que l’on se met à écrire. Philosophe (mais non intellectuelle), « dandy érotique » (« le premier connu à ce jour»), poétesse des flux et des excès, voilà donc Juliette, l’héroïne que l’on a toutes et tous un jour rêvé d’être ou de voir…

     

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    … et sans qui Sade serait peut-être devenu fou. Comme il a dû aimer son héroïne ! La pensée qui sauve du néant, c’est elle. Et le génie de Sade est d’avoir élaboré une œuvre en laquelle le littéral et le métaphorique ne se contredisent jamais. On comprend qu’il y ait tenu comme à la prunelle de ses yeux.

    « Ma façon de penser, dites-vous, ne peut être approuvée, écrit-il à sa femme en novembre 1783. Et que m’importe ? (…)Cette façon de penser que vous blâmez fait l’unique consolation de ma vie ; elle allège toutes mes peines en prison, elle compose tous mes plaisirs dans le monde et j’y tiens plus qu’à la vie. (…) Si donc, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du sacrifice de mes principes ou de mes goûts, nous pouvons donc nous dire un éternel adieu, car je sacrifierais, plutôt qu’eux, mille vies et mille libertés, si je les avais. »

    Il déclarait ailleurs vouloir disparaître de la mémoire des hommes. Quelle coquetterie ! En fait, il l’aura marqué au fer rouge, la mémoire des hommes, plus que n’importe quel autre. Ce n’est pas demain qu’on dira « adieu » au Marquis – surtout en ces temps qui courent où son style et sa pensée s’imposent comme plus nécessaires que jamais. En vérité, il est de notre devoir d’être sadien. Mais qui aujourd’hui osera écrire Les cent vingt journées de Dubaï, La nouvelle Saïda ou La philosophie dans la mosquée ?

     

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     Oeuvre de Neïla Ben Ayed que l'on peut retrouver dans la galerie "REVE DE FEMME" :

     

     

     


     Sauf la dernière, illustrations et gifs tirés des films de Lars von Trier :

    - Breaking the waves, avec Emily Watson (inoubliable Bess McNeil)

    - Dogville, avec Nicole Kidman.

    - Antichrist, avec Charlotte Gainsbourg.

    -Mélancholia, avec Kirsten Dunst.

    - Nymphomaniac, avec Stacy Martin et Charlotte Gainsbourg.

     

     

     

     

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