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  • La vie authentique

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    A quoi reconnaît-on un marxiste ? A ce qu'il est plus sensible que d'autres à la misère du monde ? Dans ce cas, il serait chrétien. A ce qu'il s'érige contre les injustices sociales ? Dans ce cas, il serait libéral. A ce qu'il rêve d'une société plus égalitaire ? Dans ce cas, il serait socialiste. Mais dans les trois cas, il faut creuser ailleurs. Car Marx, contrairement à ce que pensent les marxistes, ne vise pas tant l'économique et le social que l'existentiel et l' (anti)théologique. Comme le dit Jacques Maritain dans Humanisme intégral"la genèse du communisme chez Marx n'est pas d'ordre économique, comme chez Engels, mais d'ordre philosphique et métaphysique : l'homme est aliéné de lui-même et de son travail par la propriété privée comme il est aliéné de lui-même par l'idée de Dieu". Et de rajouter que "Marx a été athée avant d'être communiste." Bien entendu, on me rétorquera que j'ai beau jeu de commencer mon exposé sur Marx en allant chercher des définitions qu'en donne un penseur catholique. Mais puisque les marxistes ne se gènent jamais pour imposer leur point de vue sur la religion, opium du peuple, pourquoi ne pas leur rendre la pareille en leur apposant une définition religieuse du marxisme, opium des intellectuels ?  Pourquoi surtout s'empêcher de penser le marxisme d'un point de vue non-marxiste ? Est-ce manquer de respect et de dialectique que de considérer le marxisme par les biais de Maritain, Aron, Furet ou Revel plutôt que par ceux d'Althusser, Weber ou Balibar (même si je vais y arriver à lui, rassurez-vous) ?  Ils sont marxistes quand ils parlent du capital  et voltairiens quand ils parlent de Dieu ? Nous serons libéraux quand nous parlerons du marxisme et sadiens quand nous parlerons du communisme. Tant pis s'ils enragent !  Eux et moi sommes fait pour nous liquider. Eux plutôt que moi d'ailleurs. Car, comme le dit on ne peut plus clairement Marx lui-même dans son Manifeste du parti communiste, un livre qui pue le goulag dès qu'on l'ouvre :

    "Vous avouez donc que lorsque vous parlez de l'individu vous n'entendez parler que du bourgeois. Et cet individu-là, il est vrai, nous voulons le supprimer."

    Bien entendu, le marxiste diplomate (dialectique) tentera de sauver son gourou en arguant que celui-ci ne faisait qu'une métaphore sociale et que s'il faut éradiquer le bourgeois en tant que représentant d'un système soit-disant injuste, il ne s'agit pas du tout de liquider physiquement un homme. Nous lui rétorquerons alors que n'étant pas dans la tête de Marx au moment où il a écrit cette phrase, nous ne lui ferons pas l'injure de penser que l'idée de meurtre l'ait réellement traversé (encore qu'une expression comme "nous voulons le supprimer" nous laisse rêveur, lecteur bêta que nous sommes...) mais nous lui ferons remarquer que ce qui était (peut-être) métaphore pour Marx ne l'a plus du tout été pour Lénine, Staline et Mao et tous ceux qui ont cherché à mettre Marx en acte, c'est-à-dire à être marxistes (car il n'y a de marxisme qu'actif). Tout comme l'autre proposition intéressante qui suit, quelques lignes plus loin, et dont nous nous inquiétons sans doute à tort :

    "...l'abolition de la culture intellectuelle de classe est l'abolition de toute culture intellectuelle".

    Diable ! Ne toucherait-on pas là les prémisses de ce qu'un Mao a appelé "la Révolution culturelle" ? Abolir la culture de classe signifierait donc abolir Shakespeare, Rembrandt, Mozart ? Assurément ! Du moins si l'on est conséquent, si l'on pense en effet que tout ce qui contribue de près ou de loin à l'injustice sociale doit être impitoyablement éradiqué, si l'on estime juste de tout sacrifier à l'égalité sublime. Or, qu'est-ce que l'art sinon l'opium des nantis ? Et qu'est-ce que le "génie" sinon un profiteur parasite qui exploite les travailleurs en faisant croire qu'il est des leurs ? Il n'y a que ce pauvre Nabe [qui n'en finit pas de "trépasser" à la télé ces derniers temps, mais nom de Dieu, pourquoi se défend-il aussi mal ???], pour penser que l'artiste est contre le pouvoir. Rubens, Titien, Michel-Ange, Purcell, Lully, Haydn, Bossuet, Racine, Chateaubriand, Hugo, Malraux... On ne compte plus les artistes qui ont servi le Prince. Faut-il être naïf pour croire l'art est de gauche ! L'artiste est du côté de ce qui favorise son art, voilà tout. Et lorsqu'Adorno disait que le jazz n'était qu'une musique de pute, et les jazzmen des esclaves sur le retour, il avait "révolutionnairement parlant", tout à fait raison. "What a wonderful world" est la pire chanson de collaboration de tous les temps. Rien de plus antinomique que l'art et la révolution. Entre Che Guevara ou la chapelle Sixtine, ou entre Malcolm X et Duke Ellington, il faut choisir ! [tu entends, Marc-Edouard ?] D'ailleurs, les révolutionnaires le savent bien, eux, que l'art a toujours été foncièrement bourgeois et c'est la raison pour laquelle, sitôt arrivés au pouvoir, ils emprisonnent les artistes, détruisent les monuments, brûlent les livres et interdisent la poésie et la musique. Au nom de l'égalité pour tous, il faut abolir la propriété privée et la création intellectuelle - ce qui, "marxistement" parlant, est d'ailleurs la même chose.

    Alors, à quoi comment reconnaît-on un marxiste ? Récemment, Enrico Macias disait chez Thierry Ardisson, au 36, rue Faubourg Saint Honoré (mais cela aurait pu être Pierre Bourdieu au Collège de France) qu'il vouait une profonde admiration à Karl Marx notamment pour avoir conçu une théorie économique qui réponde à l'idéal indiscutable du "chacun selon ses besoins". Diable ! Mais qui va décider de ce dont j'ai besoin ? Certainement pas moi qui risque de confondre mes besoins avec mes désirs. Et le désir, c'est précisément ce qui excède le besoin. Mieux ou pire : le désir, c'est ce dont je n'ai pas besoin pour vivre, et vous non plus. Si si,  je vous assure. Pour vivre, vous n'avez besoin que de boire, de manger, d'évacuer et de dormir. La seule sagesse marxiste est celle d'Harpagon, à savoir qu'il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger. Tout ce qui va au-delà,   du caviar au coït ou des spiritueux au spirituel, ne concerne plus votre matière - c'est-à-dire n'est pas nécessaire à votre survie. A la limite, pourra-t-on vous prendre un peu de sperme pour assurer l'espèce, mais vous n'en avez nullement besoin. Faire l'amour est un luxe superflu et une dépense inutile. Et si vous vous plaignez que l'abstinence vous monte à la tête, eh bien, c'est la preuve que vous ne travaillez pas assez. Cette nuit, vous ne dormirez que quatre heures, et demain vous travaillerez vingt heures. On va vous faire passer vos envies de petit bourge obsédé par le cul, le fric et l'âme, croyez-moi. Tout ça, c'est la même chose - des désirs de ce qui n'existe pas (et non pas de ce qui vous manque, comme disait Platon, fondateur indépassable de la philosophie de votre classe dominante). L'âme d'abord, la suprême illusion qu'il faut combattre à tous prix, car c'est par elle que vous viennent toutes ces fausses représentations que vous appelez "désirs". Or, tout ce qui n'est pas matériellement nécessaire à la vie est fantasmatique. Cessons une bonne fois pour toute de dire comme Pascal que "tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d'être". Non, tout ce qui est incompréhensible n'existe pas, point barre. C'est cela tirer radicalement les conséquences du matérialisme intégral : Dieu et le désir, c'est la même chose, une belle superstition mondaine ! Le "seul" propre de l'homme qui vaille n'est ni le désir, ni la foi, ni le rire, mais le travail. Le capitalisme voulait que certains travaillent pour d'autres, le communisme veut que tout le monde travaille pour tout le monde, car c'est le travail qui rend libre. Si Hitler (qui se plaisait à dire qu'il était le seul réalisateur du communisme) ne s'était pas fourvoyé dans l'antisémitisme, il aurait été aussi grand que Lénine.

    Ne croyant ni à l'âme, ni à l'esprit, ni à la nature, le marxiste est en effet celui qui dénonce "le mensonge des idées élevées" (dont le plaisir et la prière font partie) et pour cela ne s'en réfère qu'à la cause matérielle. Comme le dit Jacques Maritain,

    "Employant donc le langage aristotélicien, nous dirons donc que le marxisme procède d'une aperception en quelque sorte vengeresse de l'importance de la causalité matérielle, c'est-à-dire d'une façon très générale, du rôle des facteurs matériels dans le cours de la nature. Cette causalité matérielle passe au premier rang, devient, en s'intégrant la dialectique, l'activité-mère."

    Seule la cause matérielle explique le fonctionnement biologique et "moral" de l'homme. De l'homme en général bien sûr, car l'homme en particulier est encore une invention bourgeoise. L'individualité, c'est la vie artificielle, corrompue, mauvaise. La notion même de "personne" est une foutaise judéo-chrétienne. La vraie vie, LA VIE AUTHENTIQUE ne peut être que transindividuelle, collective, générique. Ce qui importe n'est pas que vous soyez un homme mais que vous soyez une partie de l'homme.

    "Si donc le servage économique et la condition inhumaine qui est celle du prolétariat doivent cesser, ce n'est pas au nom de la personne humaine, (...)  c'est au nom de l'homme collectif, pour qu'il trouve dans sa propre vie collective et dans la libre disposition de son propre travail collectif un affranchissement absolu (à vrai dire l'aseitas)"

    L'aseitas, soit "la perfection d'une essence qui est l'acte même d'exister". Etre, c'est exister, et exister, c'est bosser. Dans le marxisme, "le travail hypostasié devient l'essence même de l'homme" dit encore Maritain. Il s'agit donc moins de libérer le prolétariat que de prolétariser tout le monde. Contre l'idéalisme transcendantal classique, celui qui en gros va de Parménide à Hegel, Marx pose donc un immanentisme réaliste absolu qui est une sorte de matérialisme causal forcené. On ne dira plus avec Parménide que l'être est et que le non-être n'est pas, on dira que la matière est et que l'esprit n'est pas. Chier dans son lit, il n'y a que ça de vrai. Luther aurait pu être marxiste.

    Las ! Si Marx nous a obligé à prendre en compte certaines vérités économiques que notre belle âme avait tendance à négliger, si la brutalité de son cynisme (comme d'ailleurs celui de Freud) nous a forcé à reconnaître la dimension matérialiste de notre être, il s'est lourdement trompé en croyant que seule la matière présidait à celui-ci.

    "C'est un non-sens de prendre un conditionnement matériel, si réel qu'il soit, pour la raison premièrement déterminante - fût-ce seulement quant à l'existence dans l'histoire - d'une activité spirituelle, et pour ce qui découvre avant tout sa signification à l'égard de la vie humaine."

    La cause matérielle n'est pas tout. Telle est la différence radicale entre le marxiste et l'humain. Même si Dieu n'existe pas, le désir de Dieu (c'est-à-dire le désir de chacun d'être un être unique, libre, moral et aimant) existe bel et bien. Le marxiste pourra éclater de rire en disant que tout cela n'est que le triomphe de l'artifice, nous lui ferons remarquer sans rire que c'est précisément dans l'artifice et non dans l'authenticité que triomphe l'humanité - et que c'est l'authenticité qui peut-être n'existe pas. C'est l'artifice (c'est-à-dire l'amour, la piété, le lien filial, le plaisir sexuel, le goût des choses élevées, de la praline et de l'amande, l'émotion esthétique, la sensation miséricordieuse, la croyance au paradis, à l'enfer et au purgatoire, l'instinct sceptique, la pulsion de la pensée pure, l'attirance du concret, les bonheurs du paradoxe, le Château Neuf du Pape, et toutes les illusions vitales) qui fait la grandeur de l'homme et que c'est par l'artifice que nous ne sommes plus cet homme "authentique", si tenté qu'il ait existé, sans individualité, sans illusions, sans désirs, qui n'est qu'instinct et meute et de fait égalitaire. C'est l'inégalité, c'est-à-dire la singularité, qui donne un sens à notre existence, et c'est ce sens fondamental que le marxisme veut briser.

    Ainsi, quand les imbéciles disent que le communisme est une belle idée qui ne s'est pas réalisée, il faut avoir le courage de rétorquer que c'est au contraire une des pires idées qui s'est malheureusement parfois bel et bien réalisée. Le communisme est une perversion de la pensée et une négation profonde de l'homme réel dont l'une des noblesses fut, pour y revenir, de s'être toujours défini selon ses désirs et non selon ses besoins.

    "La bouffe d'abord, la morale après !" éructait Bertold Brecht. Comme tous ceux qui ne comprennent rien à l'humanité, il pensait que quand un homme a faim, il veut manger, et il mange ce qu'on lui donne, point barre. Tel est le raisonnement imparable du matérialiste. Telle est la plus grande erreur anthropologique. Car un homme peut crever de faim, il ne touchera jamais à la vache sacrée s'il est Hindou, et ne goûtera jamais un Mcdo s'il est africain. L'adversité n' a jamais forcé un peuple à faire ce qui allait contre sa culture ou sa morale. L'humanitaire, c'est bien à condition que l'on respecte les dieux et les dogmes de la tribu. Quand les américains envoient des denrées aux peuples d'Afrique sans tenir compte de leur goût, ils font un déni d'humanité et se conduisent en marxistes. Car, comme le faisait remarquer Ronnie Brauman lui-même, l'on mange que ce l'on prépare soi-même et qui convient à nos habitudes alimentaires - et on se laissera plutôt crever de faim plutôt que manger n'importe quoi. L'homme est une âme avant d'être un tube digestif. La morale d'abord, le rituel ensuite, la bouffe toujours en dernier. Georges Bataille avait raison : l'histoire du monde n'est pas tant l'histoire des nécessités que l'histoire du luxe. C'est en buvant du champagne que nous nous développons le plus notre humanité - même si certains d'entre nous ne peuvent se l'offrir. L'humanité a toujours choisi l'inégalité dans laquelle elle trouve son excellence que l'égalité qui la nie. Comme le dit la chère Amélie dans Biographie de la faim, "l'esprit humain préfère glorifier les ortolans et le homard plutôt que le pain auquel il doit la vie." Quiconque trouvera ça ridicule ne comprendra rien à l'homme. Quiconque ne comprendra rien à l'homme sera marxiste.

     

     

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