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la jeunesse d'aristote de charles degeorge

  • Lettre à Arnaud Villani ou « Narcisse à Goldmund »

     

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    Le 20 août 2010, Paris.

     

    Très cher Arnaud,


    non seulement il n'y a pas un jour où depuis vingt ans je n'ai pensé à vous, mais voilà que vous êtes de nouveau et franchement dans ma tête, et cela moins par goût surfait de madeleine frelatée que de manière très fraîche et très actuelle, puisque je viens d'achever la lecture de vos extraordinaires Petites méditations sur la vie et la mort. Je suis véritablement fan de ce savant mélange de méditation et d'égotisme, où la réflexion se fait de temps en temps confession, où l'intimité agit en instantanée, où le je tutoie l'Être, où ce que l'on ne comprend pas ou plus (pardonnez-moi, j'ai oublié tout mon grec et ne suis plus très à l'aise avec Empédocle and Co.), est compensé par ce que l'on respire ô combien : l'amour de la vie, le pollen des femmes, la grâce des enfants, la beauté des arbres, la noblesse des pierres, le goût religieux du tactile et de l'ineffable, la très sage jouissance de ce qui ne s'en va jamais et de ce qui passe sans s'annihiler (puisque rien ne s'annihile, si je vous ai bien compris), tout cela aboutissant à la révélation du véritable sens de la mort qui est que

    « celle-ci ne tue jamais complètement ».

    Evidemment, je pourrais dire qu'on retrouve là tout ce qui dans votre enseignement nous éblouissait, et aussi nous agaçait, tout ce que nous rejetions un moment (mais bon, le prof, le père, la loi, vous savez ce que c’est...) pour le reprendre ensuite et cette fois-ci définitivement – et cela même si nos positions théologiques "ultimate" ne sont plus forcément les mêmes.

     

    La jeunesse d'Aristote, DEGEORGE Charles Jean Marie.jpgDans mes propres bafouilles existentielles, je reviens souvent sur ma conversion au catholicisme romain, avec les pompes et les bûchers qui vont avec, et qui ne pouvait que me faire remettre en question une certaine philosophie trop « innocente », sinon trop esthétique (ou plutôt une esthétique qui, toute géniale était-elle, nietzschéenne, deleuzienne, villanienne ?, tentait fallacieusement de se faire passer pour autre chose), et, subséquemment, s’accompagner de la réhabilitation d'une certaine orthodoxie platonicienne, c’est-à-dire préchrétienne. Pour autant, je suis ainsi fait qu’il n’est pas question de regretter ni de rejeter Nietzsche ou Deleuze, ceux-ci restant bien au contraire de fabuleux hérésiarques qui continuent de m'inspirer (même si l'horrible René Girard et l'abominable Chesterton me les ont aussi remis à leur place - je dis « horrible » et « abominable » au sens que j'imagine être le vôtre sur eux, mais je peux me tromper !). Et maintenant, vous et votre « mysticisme présocratique » fait, comme vous le dites, d'incrédulité et de croyance, de marteau et de tradition, d'auscultation et d'adhésion, qui flirte avec le taoïsme, frôle l'animisme, et sous-entend à chaque ligne l'érotisme de votre être-au-monde. Comment y résister, tout catholique que j’imagine que je suis ?

    Ce qui frappe dans votre livre, et me frappait déjà dans vos cours (je ne vais pas faire le parallèle tout le temps, mais pour l'instant, il me vient comme une nécessité naturelle, polybiographique allais-je dire, voire corporo- khâgno-massénienne), c'est cette façon que vous av(i)ez de vous approcher très près des choses, de les toucher, mais de n'en ramener jamais à la surface, ou sur la terre, que l'effet, le reflet, le souvenir, la sensation, la poussière d'étoile, mais sans la brûlure ou la blessure. Certes, peut-être était-ce nous (moi !) qui n'avions pas l'acuité suffisante pour les appréhender (« putain, il voit vraiment des trucs que je ne discernerai jamais ! ») ou que nous ne pouvions appréhender qu’en nous faisant mal. Mais que sent(i)ez-vous vraiment ? Nul négatif vraiment contrariant dans vos méditations. Rien d'irréconciliable non plus. Non que vous niiez ce fameux négatif comme « la belle âme » le fait, mais enfin, ce négatif n'était pas si négatif que ça, ou s'il l'était vraiment, vous aviez l'art de vous faufiler entre ses rets ou de marcher sur les flots pendant que nous coulions derrière vous. A moins, position perfide que je vous balance un instant, histoire de faire le malin, et parce qu’elle a pu parfois être la nôtre quand nous étions d’humeur satirique, que vous n’ayez passé votre vie à imaginer que vous marchiez sur les flots alors que la marée a toujours été basse. Et c’est nous qui faisions alors semblant de ramper derrière vous.

    Du réel solide et bébête, je dois bien avouer que j'en ai eu besoin après mes années khâgnes. C'est pourquoi lorsque j'ai découvert, quelques années plus tard, les idioties si réjouissantes de Clément Rosset (à l’époque, votre collègue niçois) avec ses simplifications abusives, ses bourdes et sa grossièreté, mais aussi son esprit de finesse, son humour, son indéniable sens de la polémique, sa gaieté nietzschéenne et son style, éblouissant à mon avis, j'ai été comblé. Enfin quelqu'un qui me tirait de l'onirisme villanien ! Enfin un matérialiste pur et dur mais débonnaire (dans les sept nains de Blanche-Neige, il serait Joyeux) qui me disait que la philosophie était en bonne partie une suite de sortilèges et qu'à part les femmes, le bon vin et les choses définies simplement et seulement dans leur tautologie, tout le reste était mauvaise littérature... Encore un peu plus tard, je me reconvertissais au catholicisme – comme quoi, j’ai toujours fait le contraire de ce que l’on m’enseignait.

    Bref, je vous reniais deux fois (après tout, je m'appelle Pierre), d'abord par la matière brute, le rouge qui tâche et le couteau dans la plaie (mars 1996 - point culminant de mes années noires), ensuite par le ciel, les anges et le Christ-Roi. Adieu l'entre-deux, adieu les lieux divins qu'on sait jamais où y sont, surtout pas à Nancy, adieu le pantopolion (« la multitude ») plus pampolaï (« le n’importe quoi ») qu'autre chose ! Et vive l'Arché, la Trinité, la Vérité incarnée, Marie-Joseph- l'âne-et- le-boeuf !

    Difficile dès lors (et honte à moi) de reprendre au sérieux une transcendance (l'athéisme, c'est autre chose) ou une présence qui ne soit pas christique – et du Christ apostolique, s'il vous plaît. Ainsi, lorsque, page 88, vous écrivez refuser d'ajouter au geste le clou et la poutre, j'ai envie de vous répondre, et d'ailleurs c'est ce que je fais, que sans le clou ni la poutre et les épines, pas de geste christique, pas non plus de de résurrection. La résurrection, grande absente de vos méditations.

     

    Jardin de Gethsémani 2.jpgSans doute suis-je devenu, d'un point de vue héraclito-heideggérien, un peu bas de plafond, mais si j'essaye de croire à cette bon dieu de résurrection (et la foi, c'est vingt-quatre heures de doute et une seconde de croyance, comme disait Bernanos), j'ai beaucoup de mal avec cette sorte de religion d'unité primitive, plus ou moins organique, où Dieu est un être sans nom, et dans laquelle on étouffe dans l'intériorité - même infinie. Croire en Dieu, pour moi, c'est d'abord sortir de mon intériorité, de mon moi haïssable et narcissique, et crever l'abcès du monde trop même et trop vide par la Présence à la fois Réelle et Autre. Or, quand je vous lis, j'ai l'impression que l'on reste toujours dans ce même monde, et cela même si l'on y va et vient avec une vitesse extraordinaire, et que chaque chose nous apparaît dans son secret et sa vibration. Mais à la fin, le symbole ne suffit plus. A la fin, l’asymbolie m'est une embolie. Je veux de la vraie chair divine, de la vraie transsubstantiation (en voilà une métamorphose réelle, folle et scandaleuse !) de la vraie vie dans la vraie mort...

    Parce que l’homme est vraiment déchiré ! Et d’ailleurs, vous-même le reconnaissez un moment, presque horrifié :

    « Je ne voyais pas l’homme si déchiré ! ».

    Une déchirure que vous mettez en suspens illico ! Ah ! Sacré philosophe pour qui, sans l’épochè, la vie serait une erreur ! Je vous en foutrai, moi….

    « Et, être déchiré, est-ce un si bon gage ? ».

    Mais ce n’est pas un gage, cher Arnaud, c’est un fait, une réalité, un poids. Et dont vous avouez juste après qu’il vous « échappe ». Mais non, cela ne vous échappe pas. Rien ne vous échappe à vous même si vous faites comme si. Vous vous ensorcelez vous-même ! Retour alors à l’envoyeur, l’horrible, l’abject, le débectant saint Paul, pire homme que la terre ait connue, inique falsificateur de la Parole, ennemi de la vie numéro un (en fait, le seul qui ait compris quelque chose à la vie, à mon avis, et qui remonte le moral à tous les coups mais passons...) Et reprise de la magie, celle qui réconcilie artificiellement les contraires, sinon les nie.

    « Qui me garantit que corps et esprit, nature et sociétés, pères et frères, volonté et représentations soient réellement opposés ? »,

    vous demandez-vous.

    La réalité, tout simplement, non ? L’expérience. Le fait que ça commence à faire mal dès la naissance. Moi, il a fallu les forceps pour me faire sortir, c’est vous dire si j’étais motivé. C’est qu’il avait déjà tout vu et tout compris, bibi. Trop de représentations, pas assez de volonté, et ma pauvre mère qui hurle !

    « Qui me dit que ce ne sont pas deux branches sortant du même tronc, deux voies parallèles ? »,

    continuez-vous.

    Qui vous dit surtout qu’il n’y a pas déjà de la violence dans l’idée de ces deux branches qui sortent du tronc ? Même le végétal saigne. Ah ! Certes, vous voilà redevenu « bien philosophe », envoûteur bien envoûté, avec ses parallèles anti-Croix, son universalisme bon teint, aussi anti-sacrificiel qu’il est possible de l’être, son principe de brume suffisante ! Coucouville-les-Nuées contre Golgotha ! Et ce Christ qui, osez-vous dire, non content d’avoir été crucifié préparait en plus à Descartes ! Pourquoi pas saint Jean qui préparait à Hitler tant que vous y êtes, et comme dirait le sinistre Onfray ?

    C’est drôle, je relis Artaud en ce moment (découvert grâce à vous en hypokhâgne et dont L’Ombilic des limbes avait même fait l’objet d’une fiche de lecture, « travail solide » aviez-vous noté, j’en suis encore fier). Et bien voilà : le monde comme souffrance déployée, la vie comme chevalet permanent, le désir comme complexe de Damiens-l’écartelé, l’ultra-violence comme origine des choses, l'Orange mécanique comme essence du monde. Voilà ce à quoi la vie m’a forcé tout de suite à croire.

    Le seul salut possible, c’est le Fils, bien sûr – ce Crucifié auquel la plupart des souffrants finissent par s’identifier (même Nietzsche y est venu dans ses dernières lettres, créant le scandale juste avant sa folie, comprenant que le seul Surhomme réel avait été ce béni maudit de Nazaréen). Perso, j’ai toujours eu cette idée que dans l’Ancien Testament, Dieu créait le monde, et dans le Nouveau, Il « s’excusait » de l'avoir fait – se rendant bien compte que s’Il ne se sacrifiait pas Lui-même, l’homme allait finir par se suicider pour de bon. Et l’ombre qui, depuis toujours, me suit quand je marche et pleure au soleil, c’est le Christ, évidemment, qui ne me lâche pas, ne me lâchera jamais, mais que je ne veux pas voir car j’ai la tête haute, le visage plein de pleurs de rage, l’orgueil insensé dans le cœur, et d'ailleurs peu de coeur. Il faudra, un jour de trop grande souffrance, que je la baisse, cette tête dure, et que j’aperçoive cette ombre qui me suit et que je m’en rende compte que je n’ai jamais été seul, que je me suis cru seul par arrogance, masochisme, alors qu’Il était là et que Sa Présence emplissait ma souffrance et que cela irait mieux à partir de maintenant. Et mes pleurs auront été de joie. C’est aussi cela, la leçon de saint Paul : le Christ qui vit en moi plus que moi, et qui non content de me consoler de ma merde, me promet d’être toujours là – un mot des Galates pour laquelle je donnerais toute cette alchimie « sur laquelle vous n'avez jamais voulu céder » et qui faisait votre grandeur.

     

    narcisse-goldmund.jpgCar, croyez-moi, je l'ai aimé votre alchimie ! Et à bien des égards, je l'aime encore. D'ailleurs, on ne va pas se fâcher. On va trouver des ponts. Je suis un traître, d'accord, mais je suis fidèle ! Je n'oublie rien de mes maîtres. Qu'importe après tout ! Au Moyen Age (que vous évoquez un moment avec la  Légende des Quatre Frères), on invoquait autant le Christ que Merlin, on croyait autant à la Croix qu'au Graal, et l'on pouvait, malgré le cléricalisme triomphant, se trouver de petits accommodements entre les deux – ce que notre cher Deleuze aurait sans doute appelé des agencements. Et bien voilà, j'appellerai les miens mes « arthuriens » (de la légende arthurienne bien sûr, aussi chrétienne que païenne : « tout est d'origine chrétienne sauf le christianisme qui est d'origine païenne », disait Chesterton). Et puisque votre pensée donne tellement à vivre et à aimer la vie (là où l'Evangile pèche un peu, je dois le reconnaître), et même s'il semble qu'il y ait un abîme entre votre Dieu, plus ou moins présent, plus ou moins biffé, plus ou moins nécessaire, et le mien, danto-thomisto-kierkegaardien, j'oserais la dire cette pensée, la diffuser, l'aimer comme elle le mérite – et danser grâce à elle et si j'en suis encore capable.

    Vous étiez mage, vous voilà barde ! Vous n’en serez pas fâché – d'autant que, plaisanterie mise à part, il y a réellement quelque chose de médiéval dans votre philosophie, surtout si on la tire du côté du politique : la force du symbolique ; l'échange comme valeur et non pas l'échange de valeurs ; la mort présente et vécue comme un passage, un retour, une réconciliation ; la communauté des âmes, en attendant la communion des saints ; le travail de la terre qui ne ment pas. Plaideriez-vous pour un monde d'avant son désenchantement, comme dirait le grand Marcel Gauchet ? Un monde suprêmement ordonné quoique suprêmement vivant et dans lequel vos fils antigoniens pourraient vous enterrer au pied du châtaignier ? C'est tout le paradoxe de votre pensée de jouer l'ipséité et la communauté, le « tout est à sa place » et le « souk », le concept et la bigarrure, les métamorphoses partout, métamorphose de la vie dans la mort, de la vie de la mort (comme vous le dites dans l’émouvant exergue à votre père). Je les lis à voix hautes, certaines de vos pages et me dis finalement que c'est vous, Goldmund et que c'est moi, Narcisse.

    Car à part me mirer, ruminer et engraisser, boire aussi, je n’ai guère vécu. Le célibataire selon Kafka qui n’a de dents que pour sa propre chair, je pourrais vous en conter, moi ! Ce n’est pas une plainte (ni une menace), c’est un constat et quand je suis en forme, une extase. Car si j’ai souffert, je n’ai jamais connu l’ennui. Je ne sais pas ce que c’est. Ma capacité de solitude (toute relative – je suis entouré de gens adorables et passionnants qui doivent être mes amis) n’a d’égale que ma capacité d’émerveillement inépuisable. Tout me met en transe, films, opéras, romans, poèmes, rencontres, changements de saison, siestes, Nice, Paris, Amélie Nothomb, Michel Houellebecq, mes pauvres textes sur eux et sur moi. Mon problème, c’est que je ne sais pas agir. Ni voyager. Ni aimer. Ca bande en moi, mais moi je ne bande pas. Priapique impuissant. Oblomov à vie. Ce qui m’empêche de mourir m’empêche de vivre, vous le croyez ?

    Je vais donc l'emporter dans ma maison de vacances ce petit livre puissant et magnifique – un livre écrit par l'elfe que vous êtes fondamentalement, le compulser, le commenter, le lire aux autres et certainement en faire un compte-rendu pour le numéro des Carnets de la philosophie de septembre, revue d’initiés s’il en est, et pour ceux qui y participent, le plus libre des laboratoires.

    Et je vous salue, mon cher professeur, mentor, ami.


    Pierre Cormary

     

    [Cette lettre fut envoyée à l'intéressé, avant d'être publiée dans Les Carnets de la philosophie de septembre 2010 en introduction à un article sur son essai, intitulé La tentation des Limbes et qui suivra ce post.]

     

    Masséna (la porte ouverte en face, la 812, notre classe d'hypokhâgne).jpg

    Lycée Masséna, Nice, la porte ouverte au milieu était celle de la "912", notre hypokhâgne en 1988

     

     

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