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omar khayyam

  • Omar et la vigne sacrée

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    "Une morale nouvelle s'est soudainement abattue sur nous avec violence en ce qui concerne les boissons alcooliques, et les enthousiastes en cette matière vont de l'homme qui est jeté à la porte du café à minuit trente, à la dame qui démolit les bars américains à coups de hache. A ce propos, on considère en général comme sage et modérée l'opinion que le vin et toute autre boisson analogue ne devraient  être employés qu'en guise de médicament. J'ose m'élever contre cette théorie avec une férocité particulière et je prétends au contraire que la seule manière réellement dangereuse et immorale de boire le vin est de l'absorber comme médicament, et voici pourquoi. Si un homme boit du vin afin d'y trouver du plaisir, il essaie d'atteindre quelque chose d'exceptionnel, quelque chose qu'il ne s'attend pas à trouver à toute heure du jour, ou, tout au moins, qu'il n'essaiera pas de rechercher à toute heure du jour, à moin d'être un peu fou. Mais si un homme boit du vin pour y trouver la santé, il s'efforce d'acquérir une chose naturelle, c'est-à-dire une chose dont il peut difficilement consentir à se passer. (...)

    La bonne règle en cette matière apparaîtra sans doute, à l'exemple de beaucoup de bonnes règles, comme un paradoxe. Buvez parce que vous êtes heureux, ne buvez jamais parce que vous êtes malheureux. Ne buvez jamais lorsque vous vous sentez misérable sans boire, sinon vous ressemblerez au pâle buveur de gin des bas quartiers ; mais buvez au contraire alors que vous pourriez être parfaitement heureux sans boire et vous ressemblerez au joyeux paysan italien. Ne buvez jamais parce que vous en avez besoin, car ce serait boire d'une manière rationnelle et c'est le chemin le plus sur de la mort et de l'enfer. Buvez au contraire parce que vous n'en avez pas besoin, car c'est irrationnel, et c'est l'antique santé du monde. (...)

    Les beuveries d'Omar Khayyam [dont Chesterton vante quelques lignes avant "la splendeur littéraire"] sont mauvaises, non parce ce sont des beuveries, mais elles sont mauvaises et très mauvaises parce que ce sont des beuveries médicales. C'est la façon d'un homme qui boit parce qu'il n'est pas heureux. Son vin est le vin qui exclut l'univers, non le vin qui le révèle. Ce ne sont pas des libations poétiques, joyeuses et instinctives, c'est quelque chose de rationnel, d'aussi prosaïque qu'un placement de fonds et d'aussi nauséabond qu'une infusion de pacotille. De cent coudées supérieures au point de vue du sentiment, sinon du style, est la splendeur de cette vieille chanson à boire anglaise :

    Allons, amis, passez la coupe à tous et que le cidre coule...

    Car c'était la chanson d'hommes heureux exprimant la valeur de choses vraiment bonnes : la fraternité, le bavardage, le bref et amical loisur des humbles. Une grande partie des reproches absurdes faits à la morale d'Omar sont aussi faux et aussi puérils que les reproches de ce genre le sont en général. Un critique dont j'ai lu l'ouvrage eut l'incroyable candeur de traiter Omar d'athée et de matérialiste. Il est, pour ainsi dire, impossible à un Oriental d'être ni l'un ni l'autre. L'Orient comprend trop parfaitement la métaphysique pour cela. Bien entendu, la seule objection véritable qu'un chrétien philosophe puisse faire à la religion d'Omar n'est pas qu'il ne laisse aucune place à Dieu, elle est au contraire qu'il lui en attribue une trop grande. Son théisme est un théisme forcené qui ne voit partout que la divinité et qui renie complètement les principes de la personnalité et de la volonté humaines. (...).

    Un philosophe chrétien comme saint Augustin ou Dante repousserait cette pensée parce qu'elle ignore le libre arbitre qui fait la valeur et la dignité de l'âme. La querelle du chritianisme le plus élevé avec ce scepticisme provient non de ce que le scepticisme nie l'existence de Dieu mais de ce qu'il nie l'existence de l'homme. (...)

    Une leçon identique [comparable à celle que nous donne Omar] nous était enseignée par la philosophie très puissante et très désolée d'Oscar Wilde. C'est la religion du carpe diem. Mais la religion du carpe diem n'est pas celle de gens heureux, c'est celle de gens très malheureux. La grande joie ne cueille pas les boutons de rose pendant qu'elle le peut ; elle a les yeux fixés sur la rose immortelle que vit Dante. La grande joie a en elle un sentiment de l'immortalité, c'est la véritable splendeur de la jeunesse que d'avoir devant soi tout l'espace pour y étendre ses jambes. (...) Un homme, par exemple, peut avoir un moment d'extase dans un premier amour, ou un moment de victoire dans la bataille. L'amoureux jouit de ce moment  mais non pas pour la joie du moment ; il en jouit pour l'amour de la femme ou pour lui-même. Le guerrier jouit de ce moment non pas pour la joie du moment, mais pour la cause du drapeau. La cause pour laquelle le drapeau flotte peut être vaine ou fugitive ; l'amour peut être un amour volage et ne durer que huit jours. Pourtant le patriote a le sentiment que le drapeau est une chose éternelle et l'amoureux pense à son amour comme à une chose infinie. Ces moments sont remplis d'éternité, ces moments sont joyeux parce qu'ils ne semblent pas momentanés. (...) L'homme ne peut pas aimer les choses mortelles. Il ne peut aimer que les choses éternelles pendant un instant. (...)

    ... Omar a pris une fausse attitude vis-à-vis du bonheur. Il ne comprend pas et ceux qu'il a influencés ne comprennent pas que, si nous voulons être véritablement gais, nous devons croire à une sorte de gaieté éternelle inhérente à la nature des choses. Nous ne pouvons pas même jouir entièrement d'un pas-de-quatre dans un bal par souscription si nous ne nous imaginons que les étoiles dansent sur le même air. Seul l'homme grave peut être vraiment joyeux. "Le vin, dit l'Ecriture, réjouit le coeur de l'homme." Mais encore faut-il que cet homme ait vraiment un coeur. Ce qu'on appelle high spirits n'est chose possible que là où il y a de la spiritualité. En dernière analyse, l'homme ne peut trouver de joie en rien que dans la nature des choses. En dernière analyse, l'homme ne peut jouir de rien que de la religion. Une seule fois dans l'histoire du monde, les hommes crurent réellement que les étoiles dansaient à la musique de leurs temples et ils dansèrent comme jamais les hommes n'ont dansé depuis. Le sage du Roubaiyât est aussi éloigné de ce vieil eudémonisme païen que de n'importe quelle nuance du christianisme. Il n'est pas plus bacchante qu'il n'est un saint. Le culte de Dionysos était fondé sur une réelle joie de vivre semblable à celle de Walt Whitman. Dionysos faisait du vin non pas un médicament mais un sacrement. Jésus-Christ fit également du vin non un médicament mais un sacrement. Omar en fait non un sacrement, mais un médicament. Il festoie parce que la vie est sans joie, il fait bombance parce qu'il est triste. "Buvez, dit-il, car vous ne savez d'où vous venez ni pourquoi. Buvez, car vous ignorez quand vous partiez et où vous irez. Buvez, car les étoiles sont cruelles et le monde est aussi vain qu'une toupie. Buvez, car il n'est rien en quoi l'on puisse croire, rien qui vaille la lutte. Buvez, car tout est tombé dans une vile égalité et dans une paix mauvaise." Voilà son attitude lorsqu'il nous tend la coupe. Mais sur l'autel des Chrétiens se dresse une autre figure ; elle aussi nous offre la coupe de vin : "Buvez, nous dit-elle, car le monde entier est aussi rouge que ce vin, rouge de l'éclat de l'amour et du courroux de Dieu. Buvez, car les trompettes sonnent pour la bataille et je vous offre le coup de l'étrier. Buvez, ceci est mon sang, que j'ai versé pour vous. Buvez, car je sais d'où vous venez et pourquoi. Buvez, car je sais quand vous partirez et où vous irez."

    Hérétiques, "Omar et la vigne sacrée",  pp 99-108

     

     

     

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