Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

accrochages - Page 2

  • Entretien avec Jean-Joseph Goux

    01ca5c819fef53dd556babd33552e6ae.jpgD'abord, une question "difficile" : au vu des connaissances et du mode de penser d'aujourd'hui, quelle est selon vous la meilleure définition de l'oeuvre d'art ?

    Question difficile, car c’est cette définition que l’art moderne et contemporain ont fait exploser. Notre situation pourrait même se résumer à ceci : il n’y a plus de définition tenable de « l’œuvre d’art ». Alors que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là ? Tout se passe comme si l’art moderne et contemporain avaient, peu à peu, mis en cause, détruit, démonté toutes les caractéristiques qui pouvaient faire d’un objet une œuvre d’art. Tout se passe comme si son mouvement même, depuis plus d’un siècle, consistait à cela, à se défaire presque méthodiquement de tout ce qui pouvait être compté comme un trait essentiel de l’objet esthétique. Très vite, avec Picasso puis Duchamp, le défi était lancé. Et il ne cessera pas depuis d’être relancé. La référence à la beauté, qui était une dimension essentielle de ce que l’art (c’est à dire « les beaux-arts »), promettait au spectateur vole en éclats avec Les demoiselles d’Avignon de Picasso. Le laid, le grimaçant, le difforme (puis bientôt le « trash » et le « destroy ») remplacent la quête du beau. Il n’y a plus d’idéal esthétique. L’humour, le sarcasme, s’introduisent dans la galerie ou le musée, se moquant des « beaux-arts ». et de toutes ses idéalisations : la pissotière de Duchamp détruit toute définition de l’art, mieux qu’aucun manifeste dadaïste. A la limite on ne peut plus rien dire de l’art a priori. L’art c’est ce qu’on expose. L’art c’est ce qu’on montre. L’art c’est ce qu’un groupe de personnes ayant un pouvoir institutionnel s’accorde à reconnaître comme de l’art, etc… Toutes ces façons décevantes, déroutantes, de dire ce qu’est l’art, témoignent d’une incertitude ou d’une crise qui est au cœur de l’entreprise artistique de notre temps, et qui devient sa caractéristique même et aussi sa force, en tant qu’expression exacte d’un monde qui est autoproducteur de sa propre réalité, et non pas image d’une réalité déjà existante, ou reflet d’idéaux esthétiques inscrits au ciel.

    Vous rappelez très justement dans votre livre que l'art fut pendant les deux siècles derniers "l'utopie de la modernité". A travers le refus quasi systématique de l'art contemporain par le public, refus qui selon vous relève d'un dépit envers une religion qui n'a pas tenu ses promesses, peut-on dire que l'on assiste aujourd'hui à une mort de l'art comme il y eut une mort de Dieu ?

    Certes l’art fut une sorte de religion de l’époque moderne, un substitut des grandes croyances religieuses défaillantes. On a mis en lui des espérances de transfiguration de la vie et de rédemption qui étaient jusque-là réservés au domaine de la vie religieuse. Mallarmé, Wagner, ou Proust en sont des exemples extrêmes. Mais sur un mode moins intense c’est toute une époque d’artistes, d’ écrivains, de poètes, de musiciens, qui voit dans l’art l’espoir d’un salut métaphysique et non seulement un divertissement. Les avant-gardes ont hérité de cette radicalité. Le public aujourd’hui est sans doute très loin d’embrasser un tel fanatisme de l’art. Mais le fait que le public a tendance à bouder l’art contemporain -- qui lui-même est devenu très ironique, très déceptif, par rapport à tout ce qui pourrait donner à l’art une puissance de transfiguration idéaliste et d’exaltation – ne signifie pas pour autant que l’art, en général, disparaisse de notre horizon, et soit devenu comme le prévoyait Hegel quelque chose du passé. C’est même le contraire qui semble se produire. Les moyens techniques d’agir sur la sensibilité visuelle au auditive, --ce qui constitue potentiellement des ressources de l’art---, deviennent plus complexes et plus puissants. Par ailleurs, et sous cette influence, on pourrait diagnostiquer une sorte d’esthétisation générale, une influence de plus en plus marquée des sons et des images, à travers les instruments multimédiatiques qui nous entourent et ne nous quittent pas. Certes, dans cette esthétisation, c’est le statut historique de l’art, du grand art, qui est aussi mis en cause, mais cette crise n’est pas une mort de l’art par inanition, plutôt un élargissement de ses moyens qui en fait éclater les frontières. D’ailleurs, il faudrait nuancer aussi cette bouderie du public dont vous parlez. Il semble que l’art contemporain (sans même parler de l’art classique et moderne qui déplace les foules) touche un public de plus en plus grand, et je ne parle pas seulement de ceux qui se servent de lui comme outil de spéculation, ce qui pose d’ailleurs des problèmes très déroutants aux confins de l’économique et de l’esthétique sur la « valeur » des œuvres d’art.

    b53a471f5bed76a23b7c178cb0c45e99.jpgAlors qu'ils accédaient enfin à une autonomie totale de création et à une liberté formelle quasi infinie qu'aucune époque ne leur avait accordée, la plupart des artistes contemporains ont tourné le dos au monde. Est-ce parce que l'art du XX ème siècle a pu se fourvoyer dans le totalitarisme nazi (Léni Riefensthal, Arno Brecker, Albert Speer)  et qu'ils ont voulu par prudence ou par probité ne plus jamais avoir affaire au monde de peur d'être récupéré ? Ou bien est-ce par simple narcissisme autarcique ?

    Il me semble en effet, que dans les années 60, à l’époque qui voit émerger ce que l’on appellera l’art contemporain, (par différence avec l’art moderne) se développe en littérature comme en peinture l’idée qu’il faut renoncer dans l’art à tout engagement au niveau des contenus, et qu’il faut travailler à des révolutions dans la forme. Cette attitude a pu être adoptée en réaction à des fourvoiements politiques, à de sanglantes impasses, que ce soit celles du nazisme ou, surtout à cette époque, du stalinisme. En même temps, c’est sans doute le mouvement général de l’autonomisation de l’art qui se poursuivait de cette façon jusqu’à des extrémités qu’on pourrait considérer comme des limites aberrantes mais qui ont leur légitimité dans cette logique: l’écriture du roman qui s’écrit, le film du film qui se fait, la peinture qui déconstruit et met à jour les conditions élémentaires de sa production (le cadre, la toile, la couleur, le mur, etc..). Plus que d’un simple narcissisme, je pense qu’il s’agissait d’un mouvement presque inéluctable, dans une logique d’autonomisation du médium, qui a commencé avec l’art moderne et qui trouvait ainsi sa continuation. Depuis Manet le peintre ne se contente pas de représenter le monde, il veut aussi faire voir comment se fait une peinture, il veut laisser des traces de son opération de peintre. Toute la peinture moderne et une grande partie de l’art contemporain sont marquées par ce souci. La fabrication du tableau ou de l’objet laisse des traces. Le faire transparaît dans ce qui est donné à voir. En même temps cette tendance (qui a été picturale, littéraire, cinématographique) a pu coexister (y compris chez les mêmes artistes) avec le désir de capter plus directement le monde contemporain.

    En même temps, vous dites que l'artiste contemporain, qu'il en ait conscience ou non ou qu'il se prétende "subversif" ou non, épouse de fait les valeurs individualistes, libérales et démocratiques de notre époque. La loi du marché est devenu la loi de l'art. Il n'y a donc plus de place pour une vraie subversion sauf celle peut-être d'un "artistiquement abject" (comme les "actionnistes viennois" ou autres performants gore) qui d'ailleurs est repris comme tout le reste par la spéculation ?

    Il est bien certain que le surgissement de l’art moderne et contemporain n’a pu avoir lieu qu’avec certaines conditions extrêmement complexes, dont une grande liberté de l’individu, la volonté et la possibilité de mettre en cause les traditions, les canons, les règles, pour se lancer vers des formes sans précédents. Il a fallu que les notions de création individuelle, de liberté pure, etc... soient reconnues, et fassent parti de l’ ethos de tout un groupe, sinon de toute une culture. En ce sens là, oui, l’artiste contemporain appartient à son temps, qui est aussi le temps de la démocratie et de l’individualisme extrême, et celui où la figure même de l’artiste, du créateur, est valorisée d’une façon inouïe, qui n’a sans doute jamais eu d’exemple. Et pour que cela se produise, il faut sans doute que la société reconnaisse dans l’artiste - dans le fameux créateur, y compris le plus contemporain et dans ses domaines variés -, quelque chose de fondamental pour son ethos et son existence : l’invention, la production du nouveau, l’innovation pour l’innovation, ce qui correspond bien aussi à l’une des exigences vitales de nos sociétés présentes. Mais une telle interprétation s’inscrit dans un cadre très large, très général. Cela n’empêche pas que l’artiste, l’écrivain, le cinéaste existe dans un champ qui est marqué par des contradictions, des conflits, des luttes. C'est là qu'il affirme sa singularité et une force oppositionnelle qui peut être scandaleuse, choquante, déroutante.

    Il est vrai aussi qu’après les provocations modernistes les plus scandaleuses qui sont maintenant acceptées et muséifiées, le choquant lui-même est une tradition et une exigence de l’art contemporain, ce qui émousse quelque peu sa force de subversion. C’est en cela que nous sommes entrés dans un moment « postmoderne » dont l’un des traits est que le conflit romantique entre le bourgeois et l’artiste, le divorce entre l’entrepreneur et le créateur, l’économique et le poétique, tend à perdre de sa force. L’entrepreneur lui-même se pense souvent sur le modèle du créateur, et vice-versa ; ce qui brouille le grand clivage né au dix-neuvième siècle. L’esthétisation de l’économie avec l’importance des medias, de la publicité, avec la captation du désir par le marché, avec la « valeur » aussi bien économique qu’esthétique et éthique suspendue au jugement subjectif le plus éphémère, n’est pas pour rien dans cette tendance.

    5f651953ba8da486f740d0184bd03d69.jpgOn parle de plus en plus d'une gratuité pour l'entrée des musées. Y voyez-vous le signe d'une saine démocratisation de l'art - un art pour tous - ou le risque de faire de l'art un phénomène de consommation comme un autre ?

    C’est une question qui renvoie à la fois à un problème de principe et à un problème empirique.. Est-ce que la gratuité est souhaitable ? Et lorsqu’elle est acquise, est-ce qu’elle a l’effet attendu  sur la fréquentation des musées ? Il est vrai qu’il peut être bon, à une époque où les produits de la culture sont transformés en marchandise consommable aisément et sans effort, que le musée apparaisse comme un « sanctuaire de l’art ». C’est un domaine à part, un espace presque sacré, un véritable temple où un effort est à faire pour pénétrer. Il y a le dehors et il y a le dedans. Le prix de l’entrée est l’obole qu’il faut céder pour passer le seuil de ce domaine enchanté… Je ne suis pas complètement insensible à cet argument, même si, en même temps, on pourrait souhaiter que ce soit autre chose que l’argent, qui trace cette frontière symbolique.

    "Dans la plupart des cultures, l'art n'a jamais quitté la place très honorable mais secondaire du beau, subordonné à des fins beaucoup plus hautes que lui" écrivez-vous. Est-ce à dire que l'on ne peut concevoir un grand art, sinon sans Dieu, sans transcendance ?

    Même dans les civilisations qui ont connu ce que l’on peut tenir pour un grand art (la Grèce, la Renaissance), l’art reste une sorte d’artisanat du beau qui est subordonné à une fin plus haute, de type religieux et politique. L’artiste lui-même dans ces civilisations n’a pas encore le statut, la « cote » sociale et culturelle que l’on attribue aujourd’hui à l’artiste. Il reste proche de l’artisan. Ce n’est qu’à l’époque moderne et surtout au 19ème siècle que l’art s’autonomise, prend un sens par lui-même, n’est plus subordonné à des valeurs et des fins plus hautes. L’art devient un absolu. En même temps l’artiste acquiert un statut symbolique conforme à cette promotion de l’art.. Cette accession de l’art et de l’artiste à ce statut ontologique absolu coïncide, bien sûr, avec le déclin du religieux, avec la « mort de Dieu ». La pensée de Nietzsche marque parfaitement ce tournant : mort de Dieu et promotion du créateur, de l’artiste, à une place ontologique suprême. Mais le paradoxe est que cette grandeur de l’artiste correspond avec la fin du « grand art ». L’art est grand, mais il n’est plus dans la ligne du « grand art » qui suppose tradition, formation, discipline, respect des anciens et référence à des canons etc… L’art est devenu rupture, choc, innovation. L’art individualiste peut être grand, et même viser au surhumain, mais il n’a pas la dimension achevée du « grand art ».

    A la fin de votre livre, vous émettez la nécessité d'une nouvelle "discipline" toute "platonicienne" des images. Après tout, c'est sous les périodes les plus dogmatiques (le siècle d'or en Espagne, le XVIIème siècle français...) qu'ont pu se créer les oeuvres les plus splendides. Mais comment légitimer celle-ci sans retomber dans l'argument d'autorité, le dogme, sinon le clérical et surtout sans endosser les habits de la censure ?

    On peut garder une certaine nostalgie pour les grandes époques de l’ image disciplinée. Peut-être le cinéma aujourd’hui est-il plus proche de cette discipline que « l’art contemporain » devenu installation, performance, etc.. et qui apparaît comme laboratoire ouvert du visuel, chantier de possibilités, percée critique et élitiste, davantage que comme œuvre accomplie, touchant un public universel. Mais je m’interroge seulement sur «  l’image indisciplinée » et ses risques d’aberration, de folie, sans prétendre m’avancer vers aucun appel à l’image disciplinée qui impliquerait un consensus esthétique dont nous sommes bien loin, et qui serait en complète contradiction avec l’individualisme ou le subjectivisme dont nous parlions plus haut.

    488860bcdccde05fe2aa9ccb056f6f6c.jpgContrairement aux arts plastiques qui ont viré à l'abstrait, sinon à l'obscur, le cinéma est le seul art visuel qui a renoué avec le réalisme, visible par et pour tous, donc avec une certaine forme de religiosité. Parleriez-vous, comme Gilles Deleuze dans L'image-temps d'une "catholicité propre au cinéma" ? Le cinéma s'imposant finalement comme le seul art qui renouvelle aujourd'hui le lien entre l'homme et le monde ?

    J’aime bien la formule de Deleuze. Le cinéma, qui conjugue images, paroles, musique, a acquis une place prééminente qui secondarise les autres manifestations de l’art. Ce septième art, que Hegel n’a pas pu prévoir, est celui qui contredit le mieux la thèse fameuse de « la mort de l’art ». Non seulement le cinéma peut envelopper les autres arts, les synthétiser, mais il devient un langage sans frontières ou presque, et il atteint ainsi à l’universalité par le sensible, à la catholicité à laquelle Deleuze fait allusion. Il est certain que, d’une façon ou d’une autre, tous les arts, visuels ou non, subissent la concurrence de l’art cinématographique qui modèle profondément nos sensibilités, et obligent les autres arts, et la littérature elle-même, à se positionner par rapport à lui. Il est porteur non seulement d’un « effet de réalité » mais aussi d’une capacité de formation des imaginations qui le place aujourd’hui en position dominante par rapport aux autres formes d’art.

    Un mot sur la disparition d'Ingmar Bergman et de Michelangelo Antonioni, ces deux grands génies de l'image moderne ?

    Je ne peux que me ressouvenir du choc qu’a été pour moi L’Avventura d’Antonioni que j’ai vu au moment de sa sortie, cette impression d’un monde nouveau qui s’ouvrait, un monde avec lequel, en même temps, je ressentais la plus grande proximité. Ce film est resté pour moi, l’un des plus marquants. Le Septième sceau de Bergman m’avait frappé d’une autre manière, moins intime, moins personnel. C’est plutôt les films suivants de Bergman qui m’ont remué, alors que ceux d’Antonioni ne m’ont jamais paru atteindre la force de l’Avventura - peut-être aussi à cause de l’époque et de l’âge où j’ avais vu cette oeuvre pour la première fois. Deux immenses cinéastes.

    37e4b6751c149f07d6773b4f1f277c59.jpgQuels sont enfin pour vous, dans le domaine des arts plastiques, les grands artistes vivants ?

    Difficile de sélectionner quelques noms dans une époque si riche et si éclectique. Je dirais seulement que je suis frappé par le rôle nouveau des artistes femmes dans le domaine plastique : cinéma, photographie, et langages multimédias (y compris vidéo). Elles ont su faire apparaître des formes inédites de subjectivités, en osant aller très loin dans la révélation de l’intime, brisant les frontières traditionnelles entre la représentation publique de soi, et l’existence privée. A travers l’enquête sur leur identité (ou l’identité féminine en général et sa représentation) elles ont placé au premier plan la question du sujet et du corps, un sujet brisé qui se construit et se dérobe, et un corps qui est soumis au temps, à l’infirmité, aux transformations involontaires ou volontaires. Les noms d’Annette Messager, de Sophie Calle, de Cindy Sherman, de Nan Goldin, d’Orlan, de Gina Pane, bien sûr, me viennent à l’esprit, ou par ailleurs d’une autre façon, ceux de Pipilotti Rist, de Katharina Grosse, de Catherine Gfeller, de Colette Deblé ou de Sylvie Blocher. Ce domaine de croisement entre l’image publique et la vie privée, cette zone ambiguë entre le quotidien, le trivial, le banal, et la mémoire artistique ou encore l’interrogation sur les images de l’identité sexuée ont été particulièrement creusés et mis à jour par ces artistes. J’y vois une contribution importante de l’époque.

    (Cet interview est paru dans La presse littéraire n°11 de septembre 2007)

     

     

    Lien permanent Catégories : Regarder Pin it! Imprimer