"Et voilà notre bonne huile qui coule" (photos - celle-ci et suivantes - Tripadivisor, Moulin de Chanaz)
1 - "Pareille à celle de l'huile qui s'écoule sans bruit" (Théétète I - VIII)
Cela commence dans les selles, l'huile et la boue.
C'est aussi l'ultime aporie d'un homme en sursis.
L'impossible définition de la science avant le procès qui le condamnera à mort (voir Apologie de Socrate).
Son interlocuteur - un jeune homme qui revient de la guerre et qu'on dit aussi laid que lui, comme s'il était son fils rêvé. "Oui, viens, [garçon], que je me regarde moi-même et voie comment est fait mon visage."
Le détail de la dysenterie : le jeune homme en aurait souffert pendant la bataille de Corinthe. Pour autant, on le dit courageux et sage, toujours prêt à l'étude et avec une douceur "pareille à celle de l'huile qui s'écoule sans bruit." Impossible de ne pas voir une métaphore du passage de la douleur fécale à l'intelligence huileuse. De la merde à l'or. Des tripes à l'esprit.
D'où la référence à Phénarète, sa sage-femme de mère qu'il n'a pas tant l'habitude de citer et le rend plus humain et plus émouvant que jamais. Après tout, c'est l'une des dernières fois qu'on le voit et l'entend. Le dialogue est pourtant l'un des plus "déceptifs" que son auteur ait écrit, l'accouchement aboutissant en fait à une fausse couche. Tant pis, les sages-femmes ont toute latitude pour "provoquer l'avortement du foetus, si elles le jugent à propos" (VI).
C'est par ce risque avec le néant que s'accouche la pensée - lui-même se définissant comme accoucheur stérile. "C'est que le dieu me contraint d'accoucher les autres mais ne m'a pas permis d'engendrer."
Aurora Cornu me disait la même chose à un détail près : elle s'était toujours considérée comme une accoucheuse d'hommes et d'artistes mais non pas du tout comme une mère, n'ayant jamais au grand jamais voulu avoir d'enfant. Phénarète est un des surnoms par lesquels je l'appelais parfois.
Avant donc l'avortement ou les forceps, la mise en garde : "Confie-toi donc à moi comme au fils d'une accoucheuse qui est accoucheur lui aussi, et quand je te poserai des questions, applique-toi à y répondre de ton mieux. Et si, en examinant telle ou telle des choses que tu diras, je te l'arrache et la rejette, ne te chagrine pas comme le font au sujet de leurs enfants les femmes qui sont mères pour première fois. J'en ai vu plusieurs, mon admirable ami, tellement fâchés contre moi qu'ils étaient véritablement prêts à me mordre, pour leur avoir ôté quelque opinion extravagante. Ils ne croient pas que c'est par bienveillance que je le fais. Ils sont loin de savoir qu'AUCUNE DIVINITE NE VEUT DU MAL AUX HOMMES et que, moi non plus, ce n'est point par malveillance que j'agis comme je le fais, mais qu'il ne m'est permis en aucune manière ni d'acquiescer à ce qui est faux ni de cacher ce qui est vrai."
La philosophie comme ce qui nous enlève des idées avant de nous en donner - pour autant qu'elle nous en donne, ce qui n'est rien moins sûr.
Donc, le problème de la science.
La science n'est ni sensation, ni opinion vraie et échappe à toute définition... scientifique - contrairement par exemple à la boue qui est de "la terre délayée avec de l'eau."
La science serait-elle alors aussi un mélange d'éléments ? de choses ? de formes ? Mais comment trouver l'unité des choses s'il y autant de formes que de choses ? Comment saisir l'unité formelle de toutes choses ? Comment même saisir les choses s'il n'y a que des choses ? Comment concevoir le savoir s'il n'y a que du voir ?
2 - A part être (VIII - X)
"SOCRATE - Je vais te dire, et ce n'est pas une chose insignifiante : c'est qu'aucune chose, prise en elle-même, n'est une, qu'il n'y a rien qu'on puisse déterminer ou qualifier de quelque manière avec justesse. Si tu désignes une chose comme grande, elle apparaîtra aussi petite, et légère, si l'appelles lourde, et ainsi du reste, parce que rien n'est un, ni déterminé, ni qualifié de quelque façon que ce soit et que c'est de la translation, du mouvement et de leur mélange réciproque que se forment toutes les choses que nous disons exister, nous servant d'une expression impropre, puisque rien n'est jamais et que tout devient toujours. (...) Tout est produit du flux et du mouvement. N'est-ce pas, à ton avis, ce qu'il a voulu dire ?
THEETETE - Si."
Perversion intellectuelle (ou honnêteté perversive) magnifique de Socrate : exposer les doctrines qu'il veut combattre de la manière la plus claire, sensée et séduisante. Car comment ne pas être héraclitéen après avoir lu ça ? Comment ne pas être sophistique quand on verra les sophistes surfer sur ce mouvement du mouvement ? Comment suivre Socrate qui va nous perdre d'aporie en aporie, développant une forme de scepticisme mortifère où l'on n'est plus sûr de rien alors que Protagoras nous offre un relativisme optimiste et opératoire ?
La science est donc sensation pour le sophiste et la sensation n'est qu'apparence pour le philosophe. On serait tenté qu'ils ont tous les deux tort mais que le premier l'emporte quand même en humanité. Car si la sensation peut induire en erreur sur un plan spirituel (et à condition qu'on estime qu'il y en ait un ou que l'esprit ne soit pas un produit sublimé du corps), elle est pourtant la meilleure perception vitale des choses. Socrate a beau dire que le vent peut être froid pour l'un et chaud pour l'autre, à un certain moment, le vent est froid ou chaud pour tout le monde, quelle que soit la nature des uns et des autres. De même, le vent vente pour tout le monde comme l'eau mouille tout un chacun ou comme le feu brûle le rôti ou Jeanne d'Arc. La sensation n'est donc pas que relative, elle est "objective", "commune", "matérielle" et c'est à partir d'elle que naît le savoir qui pourrait d'ailleurs s'arrêter à elle.
Le problème de Socrate est que l'on ne peut s'arrêter là. L'apparaître n'est pas tout et peut-être n'est-il rien. Si tout semble intermédiaire ou passage entre les choses ("participation" dira-t-on dans le Parménide), comme par exemple la couleur qui provient des yeux et de la lumière sur l'objet, il n'en reste pas moins que l'esprit humain donne de l'être à chaque chose - à chaque apparaître ("à part être" ?). Il y a la vue, mais il y a aussi l'être de la vue, l'être de l'objet, l'être de la lumière, etc. La science comme pure sensation n'est alors plus une définition suffisante. Il faut aller au-delà. Au fond, Socrate déplace le problème, ce que Théétète perçoit tout de suite :
"Si je réponds, Socrate, ce que je pense, en tenant compte que de la question présente, je dirai que non ; mais si j'ai égard à la question précédente, pour éviter de me contredire, je dirai que oui."
A quoi Socrate répond avec suavité :
"Voilà, par Hèra, mon ami, qui est bien et divinement répondu. Mais si tu réponds oui, tu parleras comme Euripide : NOTRE LANGUE SERA A L'ABRI DE TOUT REPROCHE, MAIS NOTRE ESPRIT NE LE SERA PAS."
On est donc bien passé dans l'esprit, "à" l'esprit plutôt, à l'invisible, à l'idéel. Ce qui paraissait vrai, visible ou réel, matériellement parlant, ne l'est plus du tout au niveau spirituel et socratique.
Et c'est vrai qu'on a un peu envie de dire à Socrate d'aller se faire foutre, la nature et la mesure des choses suffisant amplement à notre perception.
"Le moulinier referme les scroutins sur la pâte afin que rien ne s'échappe" (Moulin de Chanaz)
3 - Sophistique et chaos (X - XVII)
Selon le sophiste, tout est donc en mouvement, tout dépend du locuteur ou des lois de la cité, du méridien qui décide de la vérité, comme dirait Pascal. Les choses se mélangent perpétuellement tout comme notre saisie d'elles.
"Il résulte de tout cela, comme nous le disions au début, que rien n'est un en soi, qu'UNE CHOSE DEVIENT TOUJOURS POUR UNE AUTRE ET QU'IL FAUT RETIRER DE PARTOUT LE MOT ÊTRE, bien que nous-mêmes nous ayons été forcés souvent, et tout à l'heure encore, par l'habitude et l'ignorance, de nous servir de ce terme. Mais il ne faut pas, disent les sages [les sophistes], concéder qu'on puisse dire "quelque chose", ou "de quelqu'un", ou "de moi", ou "ceci", ou "cela", ou tout autre mot qui fixe les choses ; il faut dire, en accord avec la nature, qu'elles "sont en train de devenir, de se faire, de se détruire, de s'altérer.""
Tel est l'art de Socrate, lui qui est "stérile" (il le rappelle dans ce passage), d'avoir "recours aux enchantements" et de servir "les opinions de chaque sage" pour que son interlocuteur les goûte jusqu'à ce que celui-ci mette "sa propre opinion à jour". Torpiller les opinions de chacun mais en présentant d'abord l'aspect le plus sensé et le séduisant. Réfuter une opinion, une religion, une doctrine non pas par ses faiblesses mais par ses forces. Or, la doctrine de Protagoras est particulièrement forte et même imparable - alors que celle de l'être semble incertaine et inutile. A quoi me sert en effet de savoir l'être de la framboise quand je déguste des framboises ? Pareil pour les affects qui n'existent que par rapport à autrui "CAR IL EST IMPOSSIBLE DE DEVENIR DOUX, SI L'ON N'EST PAS DOUX POUR PERSONNE", merveilleuse sentence soit dit en passant.
Bref, la science est bien une sensation comme l'existence est une relation et tout comme le mouvement est le seul réel et la perception notre seule approche de celui-ci.
Pour autant, si, comme le dit Protagoras, chaque chose est à la mesure de l'homme, cela signifie que l'homme vaut plus, par exemple, que l'animal - et que celui qui enseigne cette doctrine vaut plus que ceux à qui il l'enseigne.
"Il n'a pas dit que la mesure de toutes choses, c'est le porc, ou le cynocéphale ou quelque bête encore plus étrange parmi celles qui sont capables de sensation. C'eût été un début magnifique et d'une désinvolture hautaine ; car il eût ainsi montré que, tandis que nous l'admirions comme un dieu pour sa sagesse, il ne valait pas mieux pour l'intelligence, je ne dirai pas que tout autre homme, mais qu'un têtard de grenouille."
Merveilleuse ironie socratique qui balaye d'un coup la sagesse "mesurée" du sophiste - car en effet, si tout est à la mesure de chacun, alors pourquoi Protagoras qui défend cette idée serait-il plus crédible que celui qui ne la partage pas ou mieux la combat ? Si chacun est sa propre autorité, c'est-à-dire son propre sophiste, alors pourquoi Protagoras le sophiste serait-il plus dans le vrai que les autres ? Comment éviter la guerre de tous contre tous - ce à quoi conduit, au fond, le relativisme ? Contre toute attente, la sagesse de la mesure suscite la démesure de chacun, tout comme la relativité absolue produit la discorde absolue. S'il n'y a pas de "vérité transcendante" (désolé de cette facilité rhétorique digne d'un élève de Terminale), il n'y a pas de paix, pas de cité, pas de sujet, pas de raison, pas de dieux ni d'hommes. En définitive, la sophistique conduit au chaos.
Théétète l'admet : "maintenant, j'ai passé tout à coup à l'opinion contraire."
"La pâte de noix ou de noisette prête à être pressée" (Moulin de Chanaz)
4 - A qui mieux mieux (XVIII - XXIII)
Compliquons dangereusement.
"Est-il possible, quand on a eu connaissance de quelque chose et qu'on en a, qu'on en conserve le souvenir, qu'au moment, où l'on s'en souvient, on ne sache pas cette chose même qu'on se rappelle ?" [quelle pitié cette traduction !]
Dit autrement : est-il possible de ne pas savoir ce dont on se souvient ? Et encore autrement : est-il possible de ne pas savoir ce que l'on sait ?
Cette absurde question revient en fait à court-circuiter l'idée que le savoir ne serait qu'un voir (ou que la science ne serait qu'une sensation.) Car si voir, c'est savoir, alors ne plus voir, c'est ne plus savoir. Ne plus voir, c'est ne plus savoir ce dont on se souvient. Absurde ? Certainement (et Socrate est un peu de mauvaise foi) mais d'une absurdité qui n'est que l'aboutissement du raisonnement sophistique. Le sophiste se et nous trompe. La science n'est pas une sensation.
Pour autant, si Protagoras était là, il pourrait rétorquer que l'on peut effectivement voir et ne pas voir en même temps - par exemple, si je me cache un oeil avec la main. D'un oeil, je vois ; de l'autre, non. Pareil pour le savoir. Je peux ne pas savoir ce que je sais (par exemple faire du vélo après ne pas en avoir fait pendant des années). Pour Protagoras, comme pour Bergson, le savoir revient comme un souvenir à partir de la même sensation.
Par ailleurs, l'essentiel, pour le sophiste, n'est pas tant de voir l'être de la chose que d'améliorer celle-ci. Le sophiste ne s'occupe pas de voir ou de savoir si telle chose est bonne ou mauvaise en soi mais si elle peut être meilleure pour celui qui la voit ou la sait. "Ce qu'il faut, c'est faire passer le malade à un autre état, meilleur que le sien." Et c'est là la différence absolue entre le philosophe qui recherche le bon en soi et le sophiste qui recherche le mieux. Le bon en soi n'est que perte de temps alors que le mieux, tout relatif qu'il est (puisqu'à qui mieux mieux), est ce qui aide vraiment les uns et les autres. Et toi-même, Socrate, ce qui sera bon pour toi ne le sera pas pour moi - et inversement.
"C'est en ce sens qu'il y a des gens plus sages les uns que les autres, sans que personne ait des opinions fausses, et toi, que tu le veuilles ou non, il faut te résigner à être la mesure des choses."
Mais Socrate revient à la charge : encore une fois, si la vérité est à la mesure de chacun, alors même cette proposition "la vérité est à la mesure de chacun" n'est pas vraie en soi alors qu'elle se présente telle. C'est tout le problème du relativisme qui ne peut tenir que s'il se présente, lui, comme une vérité - et s'il botte en touche en ne se présentant que comme une opinion, alors il sera liquidé par l'opinion contraire. L'OPINION DE LA VERITE CONTRE LA VERITE DE L'OPINION. La sophistique, aussi utile, politique et sociale soit-elle, ne peut rien fonder de stable sans se mordre la queue elle-même.
Le comble est que cette défense de Protagoras vient de Socrate lui-même et Théodore, témoin du dialogue et ami de Protagoras, qui craignait précisément que Socrate ne le discrédite trop, le reconnaît : "Tu te moques, Socrate, tu l'as très vigoureusement défendu."
Et c'est vrai : à ce stade de la discussion, on se demande comment ne pas être sophiste.
"La pâte de noix ou de noisette commence à être bien sèche" (Chanaz)
5 - Macbeth, le méchant qui se trompe comme tous les méchants (XXIV - XXXII)
La méthode sophistique est donc de discerner le mieux du moins bien (ou le meilleur du pire) plutôt que le vrai du faux. Ce qui fait la validité d'une opinion, et non sa vérité (mais peu importe la vérité) est ce qui convient à la communauté aussi longtemps que celle-ci l'adopte. Mais il suffit d'un changement (politique, historique, générationnel) pour que cette opinion soit abandonnée au profit d'une autre. Au fond, le sophiste est un social démocrate qui refuse de se mettre "aux ordres de l'argumentation" et qui, au contraire, met "l'argumentation à ses ordres" (172 d) - ce que le philosophe, tout à ses rêveries célestes (anecdote de Thalès tombant dans un puits parce qu'il avait les yeux au ciel), ne peut comprendre.
Cependant, puisque désormais chaque opinion se vaut, pourquoi suivre celle du mouvement perpétuel d'Héraclite et pas celle du tout figé de Parménide - pour qui, Socrate le précise, il a beaucoup plus de respect ? "Immobile est le nom du Tout", dit Parménide. Mais le mouvement, aussi, a un nom puisqu'on le désigne comme tel. Autrement dit, même si tout se meut, même si tout change, il y a quand même un nom qui fixe ce mouvement et qui lui ne change pas. Les choses n'ont peut-être pas de sens, mais les mots, si - la preuve en est que l'on s'entend quand on se parle. C'est par les noms que nous comprenons, atteignons, signifions, nommons les choses. Et ce qui nomme les choses, c'est l'âme. L'âme nomme les ressemblances et les dissemblances, les identités et les différences, les pairs et les impairs - l'être et le non-être. L'âme recherche le commun des choses qu'elles soient immobiles ou supersoniques.
"C'est l'âme elle-même et par elle-même qui, selon moi, examine les notions communes en toutes choses." Théétète le reconnaît et Socrate s'exalte : "tu es beau, Théétète, et non pas laid, comme le disait Théodore ; car celui qui parle bien est beau et bon. Et non seulement tu es beau ; mais encore tu me rends service en me faisant quitte d'une fort longue discussion."
Ainsi donc, si les sensations nous induisent en erreur, le raisonnement sur ces sensations nous fait déjà moins nous tromper. Si la science existe, ce n'est donc pas dans la sensation, trop fugitive, changeante, capricieuse, naturelle, on oserait dire "féminine", mais dans la raison qui nomme, juge, fige - opine. La science n'est donc pas sensation mais jugement rationnel ou mieux opinion vraie, c'est-à-dire opinion qui s'effectue dans l'âme et non plus dans la main, l'oeil, l'oreille ou la langue.
Pour autant [il faut que j'arrête d'user de ce "pour autant" à tort et à travers], s'il y a une opinion vraie, il peut y avoir une opinion fausse - et dans ce cas, la définition de la science nous échappe encore. Mais qu'est-ce qu'une opinion fausse ? Non pas une opinion sur ce qui n'est pas mais une opinion sur ce qui est mais en se trompant d'être. "Juger faux, c'est prendre une chose pour une autre", un être pour un autre, un bien pour un autre - et c'est pourquoi le méchant est beaucoup plus quelqu'un qui se trompe de bien que quelqu'un qui fait le mal sciemment. C'est là la morale platonicienne par excellence : le mal est moins le fait d'une volonté mauvaise que d'une mauvaise compréhension des choses. Le méchant est celui dont l'âme ne s'est pas assez entretenue avec elle-même et s'est perdu dans le réel, prenant le beau pour le laid et le juste pour l'injuste. A vrai dire, nous l'avons tous fait :
"Rappelle-toi donc si tu t'es jamais dit à toi-même : très certainement le beau est laid et le juste injuste. Ou bien encore, point capital, demande-toi si tu as jamais essayé de te persuader à toi-même que l'un est très certainement l'autre, ou si, tout au contraire, tu as jamais eu, ne fût-ce qu'en rêve, l'audace de te dire à toi-même que, sûrement, l'impair est pair ou toute autre chose du même genre."
Bon Dieu, mais c'est Macbeth que Socrate décrit là ! "Fair is foul, and foul is fair." Et l'on est tout à fait en droit d'avoir une lecture platonicienne de Macbeth qui est un type qui se trompe sur tout.
Macbeth (Orson Welles, 1948)
6 - Snark (XXXIII - XLIV)
La science ne serait donc pas une sensation comme on l'a cru au départ avec les sophistes mais une opinion vraie exprimée par l'âme. Pour autant, qui dit vrai dit faux - non pas au sens sophistique du relatif mais au sens philosophique de l'absolu : s'il y a du vrai, c'est qu'il y a aussi du faux et l'âme peut prendre l'un pour l'autre. Le désaccord n'est pas entre pensée et sensation (ce qui serait très simple à distinguer) mais entre pensée et pensée, opinion et opinion, concept et concept - c'est-à-dire entre mêmes.
"La vérité, Théétète, c'est que, depuis un bon moment, notre discussion est gâtée par un vice de logique."
Ce vice est que l'on navigue dans le même de l'âme et que dans le même on ne distingue rien. Il faut donc chercher à définir les choses en tant que telles et non plus les contempler. Faire en sorte que l'opinion vraie soit accompagnée d'une définition préalable et rationnelle. L'âme toute seule ne suffit pas. Il lui faut de la raison pour ne pas se tromper entre les choses et en elle-même. La science sera donc opinion vraie accompagnée de raison. C'est la raison qui permet de distinguer les choses et d'abord parmi celles-ci les connaissables des inconnaissables, les rationnelles des irrationnelles, les composées des éléments premiers. Voilà du nouveau :
"Les premiers éléments dont nous sommes composés, ainsi que tout le reste, n'admettent pas d'explication rationnelle. Chaque élément pris en soi ne peut que se nommer, et l'on n'en peut rien dire de plus, ni qu'il est, ni qu'il n'est pas ; car ce serait dès lors lui attribuer l'existence ou la non-existence".
L'élément premier peut être nommé mais non pas défini. Il n'est pas autre chose qu'un nom - ou qu'une syllabe pour composer un mot : le "S" de "Socrate" par exemple.
A la lettre, Socrate dit donc que le connaissable se comprend à partir de l'inconnaissable, que le rationnel se comprend à partir de l'irrationnel, que le sens commence dans le son qui commence dans le bruit qui commence dans le silence (éternel des espaces infinis, comme dirait l'autre) - que l'être commence ou plus exactement se définit selon le non-être qui lui ne se définit pas. Dit autrement, la raison suppose un arrière fond abstrait, mythique ou divin. Dit encore autrement, le savoir repose sur un non-savoir originaire. Ce qui est sans doute fort pratique pour comprendre scientifiquement les choses mais toujours insuffisant pour comprendre la science en soi.
On en arrive au paradoxe suivant : si les sophistes posaient la raison comme relative mais tangible, le philosophe pose la raison comme absolue mais insaisissable. Ce qui explique les choses n'a pas d'explication. Du relatif, on passe au néant. Du connu socioculturel à l'inconnu métaphysique. La mesure des choses était peu céleste mais au moins était fiable entre deux changements. Depuis que l'on a tenté de définir le savoir autrement, on est allé d'inconnu en inconnu.
D'où l'aspect "déceptif" de ce dialogue dont nous parlions au début. La science n'est ni une sensation, ni une opinion vraie ni une opinion vraie doublée (douée) de raison. Comme le dit Socrate : "nous ne sommes donc devenus riches qu'en songe, à ce qu'il paraît."
Pour autant, une excellente définition de la raison a tout de même surgi, non pas en ce qu'elle serait en soi mais en ce qu'elle serait pour les autres - à savoir une connaissance de la différence. La raison, c'est ce qui permet de saisir dans l'objet ce qui le distingue des autres. La raison est distinction (coucou Descartes). La raison est ce qui rend à chaque chose son propre.
Mais ce qu'elle est, elle, en elle-même, mystère et boule de gomme.
L'accouchement a surtout été une fausse couche.
A moins... A moins qu'on ne touche là la vérité ultime du savoir, à savoir que la seule chose que l'on sait est que l'on ne sait rien. Et qui est toujours mieux que de croire que l'on sait ce que l'on ne sait pas.
La science, c'est ce qui nous échappe. LA SCIENCE EST UN SNARK.
Et après avoir suggéré cela, Socrate se rend à son procès.
"Cela tourne sans bruit" (Moulin de Chanaz)