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  • Depardieu par Millet : Le dernier des Français

    Sur Atlantico (novembre 2014)

     

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    Welcome to New York.

     

    Sans le corps, l’humanité aurait disparu depuis longtemps, écrivait Nietzsche.

    Et de fait, l’humanité (du moins, celle qu’on connait jusqu’ici et à laquelle nous sommes encore quelques-uns à être attachés) commence à disparaître à coup de mondialisme, d’hygiénisme, de féminisme, de genrisme, de véganisme et d’athéisme. Jamais plus qu’aujourd’hui, on n’a en effet tenté de nier le corps, de le neutraliser, de le domestiquer, de le commercialiser, de le désorganiser au sens propre, de le rêver justement comme « corps sans organes », ou «  human centipede »,  ou pur artefact à qui on imposerait des règles qui ne sont pas les siennes, en faisant un genre ou un produit comme un autre - alors que c’est lui qui, à l’origine, accordait le genre et permettait (ou interdisait) tels ou tels échanges. Le corps est devenu l’ennemi à abattre. Le maître que l’on veut mettre en esclavage. Le dieu que l’on n’a pas renoncé à crucifier encore et toujours – et dont on se méfie du retour, ou de la résurrection, comme de la peste. Mais le corps qui envers et contre tout reste notre première condition de présence au monde, sinon notre première gloire de et par Dieu. Le corps Depardieu.

    Sous le triple exergue d’Isaïe, de Céline et de Bloy, Richard Millet décrit le corps politique, érotique et théologique du plus grand acteur français. Bien sûr, tout ce qui fâche est au rendez-vous. Ses excès qui scandalisent les pisse-froids  alors qu’ils devraient plutôt émouvoir, rappelant la vulnérabilité d’un homme qui a beaucoup donné et beaucoup perdu. Sa jouissance terrienne, charnelle, parfois excrémentielle, qui en affole plus d’un mais qui n’est rien d’autre qu’une forme anti culturelle de survivance. Sa résistance (augustinienne) aux hérésies transhumaines. Depardieu, c’est l’anti-cathare absolu qui rappelle ce qu’est et ce que peut un corps, le sien, c’est-à-dire le nôtre, même si nous faisons tout pour l’abolir, l’oublier, et pire que tout le déchristianiser, sinon le défranciser. La francité anti-germanopratine de « Gégé ». Sa nouvelle incompatibilité avec les media (alors qu’il en fut le chéri dans les années 70 et 80). On dit qu’il a changé. Mais c’est le monde qui a changé. Comme Bardot ou Delon, autres de nos icônes désormais irrécupérables, Depardieu n’a pas bougé d’un iota et c’est bien cela que l’époque qui n’en finit pas de (se) « désidentifier », de (se) « désexualiser », de déconstruire, lui reproche. Qu’il n’ait pas « évolué » comme elle. Qu’il soit resté cet irréductible gaulois éructant, bouffant, buvant, rotant, pétant, pissant et riant aux éclats, étranger, donc « barbare », au nouveau type d’homme que chaque jour l’on veut imposer et qui pue mille fois plus que n’importe lequel des pets de « Gégé » - peut-être parce qu’on lui a retiré, au nouvel homme, ce qui lui permettait avant de se soulager, de se purger. Contre toutes ces atteintes faites aux origines et aux orifices du monde, le corps préhistorique, « Mammuth », de Depardieu s’insurge. Manneken-Pis contre Piss Christ. Valseuses contre Femen. Danton contre Robespierre.  Falstaff contre Tartuffe. Seul contre tous avec son bide, ses quatorze bouteilles par jour et ses cent, voire mille, dents.

    Pour autant, Millet ne fait pas une idole de son primitif préféré. Le génie de Depardieu, explique-t-il, est d’avoir incarné la France autant dans sa grandeur (et même si Millet semble faire exprès de rater Cyrano accusé bien à tort d’être à l’origine de « la France disneylandisée avant l’heure ») que dans sa misère : « déterritorialisé par ubiquité autant que par capacité à tout jouer avec une manière d’excès ou dans un décalage par quoi il dit la vérité du personnage qu’il interprète pour l’amener au point où celui-ci se défait, montrant l’homme contemporain comme rôle de moins en moins individuel, de plus en plus interchangeable (…) ». Les comédiens, on le sait, n’ont pas d’âme et Depardieu pas plus que les autres. Il n’en reste pas moins que c’est en Donissan dans Sous le soleil de Satan de Bernanos adapté par Pialat qu’il trouve son meilleur rôle – celui dans lequel il a pu montrer comme nul autre ce que signifie combattre ses démons, aller jusqu’au bout de son corps et révéler au monde entier (fut-ce le public snob du festival de Cannes qui, apprenant que la palme d’or était remise à Pialat, ne trouva rien de mieux que de se ridiculiser en huant celui-ci et se prenant dans la gueule un bras d’honneur amplement mérité – geste depardien s’il en est !) que la seule limite du corps, c’est Dieu.

    Dès lors, on lui pardonne tout, et non pas tant parce qu’il est capable du meilleur et du pire, mais parce qu’il a su, dans sa carrière comme dans sa vie, « inclure le pire dans son mode d’existence » (son indéniable vulgarité, son ivrognerie, son exil fiscal, son amitié avec Poutine) ; prouver à tous que ce qu’il y a de plus sale en nous est aussi ce qu’il y a de plus sacré ; risquer, en ce sens, le sacrifice de son corps en en faisant le réceptacle de tout ce que l’époque puritaine rejette - et se donner le droit de dire : « merde alors, un peu de tenue. »

    Sans Depardieu, la France aurait disparu depuis longtemps.

     

    Richard Millet, Le corps politique de Gérard Depardieu, Editions Pierre Guillaume de Roux, 128 pages, septembre 2104, 17,90 euros.

     

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    A LIRE, le beau papier de Ludovic Maubreuil, ici.

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