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  • Pythie de bite

     

    A mon ami, Guillaume Orignac. 

     

    thomas pynchon,l'arc-en-ciel de la gravité,stanley kubrick,orange mécanique,docteur folamour,littérature américaine,bombe,sexualitéDe Thomas Pynchon, on connaît surtout les mystères : l’anonymat acharné depuis quarante ans, les trois photos de jeunesse (et qui font paradoxalement de lui l’une des têtes d’écrivains les plus connues du monde, une de ces « drôle de gueule » sur laquelle on n’a pas manqué de faire toutes les considérations possibles), les adresses improbables, la mise en doute par certains de son identité, sinon de son existence, les deux apparitions dans la série Les Simpson, les gros livres, enfin, cultes pour les uns, illisibles pour les autres, et dont cet Arc-en-ciel de la gravité, son roman le plus connu et peut-être le plus spectaculaire, réédité en Points en septembre dernier, semble être le passage obligé pour quiconque veut connaître le monstre et se piquer de littérature « maximaliste » ou de  post-modernisme. Comme naguère avec Joyce, il y a un snobisme à lire Pynchon et à gloser abondamment sur ce qu’un critique américain nomma il y a quelques années son «  réalisme hystérique » (et dont la fiche wikipédia très bien faite vous apprendra tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur ce mode littéraire sans jamais oser le demander : traitement extravagant des intrigues, outrance des situations, frénésie de l’action, digressions baroques, épistémologie science-fictive, mélange permanent de merveilleux et de naturalisme). Sans compter que comme Ulysse, cet Arc-en-ciel là est aussi connu pour ses audaces narratives, sa démesure dramatique, son ambition toute biblique, que pour sa démentielle obscénité, ses hallucinantes scènes de cul - et que nous allions écrire « cènes de cul » tant elles semblent structurer ce qui n’est rien d’autre que la mise en scène jubilatoire et horrifique d’une nouvelle anthropologie née pendant la seconde guerre mondiale. L’arc-en-ciel de la gravité comme épiphanie des mutants, nouvelle fabrique de l’homme occidental, renouveau triomphal et terrifiant du mythe de Frankenstein ? Allons-y !

     

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     1 - Pendant l'Histoire.

    De quoi parle en effet ce roman sinon de la volonté des Alliés à construire leur propre surhomme face au surhomme nazi ? 1944, Londres, sous le blitz. A la White Visitation, sorte de firme classée top-secrète, des scientifiques travaillent sur les mutations génétiques, accueillant (ou enlevant) tous ceux qui ont une bizarrerie physiologique et dont on pourrait faire, à partir de celle-ci, des supers héros - tiens, comme dans X-Men. Parmi eux, il y a « Pirate » Prentice, « le type qui a des visions pour les autres » et qui est capable de deviner puis de diriger les esprits à sa guise (dans Harry Potter, on parlera d’ « occlumancie », et cette année Christopher Nolan aura réalisé Inception). Mais le chouchou de la firme est un certain Tyrone Slothrop qui a la particularité d’avoir de foudroyantes érections dans tous les lieux susceptibles d’être bombardés par les Allemands. A la manière de certains animaux qui « sentent » l’orage ou le tremblement de terre plusieurs jours avant que celui-ci n’arrive, le lieutenant Slothrop « sent »  les fusées et les ogives qui risquent de tomber à tel ou tel endroit quelques heures ou quelques jours avant qu’elles ne tombent. Ce qui ne l’empêche pas d’être terrifié à l’idée que l’on ait construit  une bombe à son nom qui un jour s’écrasera sur lui. Le pénis comme fusée symbolique qui présage des fusées réelles. La bite comme Pythie. Diablerie de sexualité slothropienne dont on ne saura jamais s’il est né avec ou si elle fut le résultat d’odieuses expériences pavloviennes qu’on aurait faites sur lui, bébé : stimulus par coton tige ou par représentation ? Excitation par caresse ou par image ? Et quelle image ? Celle d’une fusée d’enfant que l’on faisait artificiellement exploser juste avant (ou après) l’avoir masturbé, ou celle d’une fessée administrée comme un premier impact érogène ? A moins que la cause en fut les innocentes bottes de cuir (en forme de fusées ?) de la mère entre lesquelles l’enfant crapahuta ?  « Un bébé devant des jambes de cuir, des pieds de cuir (…) - N’aurions-nous pas appris ce fantasme classique, aux genoux de la Mère ? N’y aurait-il pas quelque part dans l’album de peluche de la mémoire un enfant habillé comme le petit Lord Fauntleroy, ou une jolie petite bonne française demandant à être fouettée ? »[1] Le SM, justement. Est-il le comble du processus d’inversion, « la phase ultraparodoxale »[2] par laquelle les contraires s’abolissent et font que la douleur est perçue comme du plaisir, la domination comme une soumission, et même l’obscurité comme de la lumière et l’intérieur comme de l’extérieur, ou bien est-il, parmi les comportements singuliers, le seul que la Structure ne puisse autoriser parce qu’il subvertit précisément les rapports de pouvoir ? Entérine-t-il la normalisation outrancière des relations humaines ou au contraire est-il la cause d’une mise en anarchie radicale de ceux-ci ? Les deux sans doute - et pour la Structure (la Matrice !) qui se nourrit autant de ce qui la remplit que de ce qui fait mine de la vider, tout est bon à prendre du moment que cela explose les possibilités pathologiques de l’individu et quitte à nier cet individu. Alors oui, les outrances au service de sa majesté. Les marges au service de la moyenne. Tout se mange dans l’homme nouveau, même et surtout la merde. Ah, la scène du lieutenant Ernest Pudding qui avale méthodiquement les étrons que lui verse Katje dans la bouche (après l’avoir bien fouetté, il est vrai…) et que nous ne pouvons pas ne pas citer, non pas tant pour effrayer ou exciter le lecteur de cette chronique (encore que si) que pour montrer jusqu’où peut aller, dans l’esprit de Pynchon, la nouvelle gravité humaine. Quant aux repas dégueu qu’imaginent un moment les personnages (« potage à la morve », « pudding au pus », « soufflé à la crotte de nez », « marmelade menstruelle », « ragoût de foutre »[3]), ils vont de pair avec l’écoute du quatuor opus 76 de Haydn – Pynchon étant steinerien sur ce point et sachant pertinemment que la haute culture ne va jamais aussi bien qu’avec les pires corruptions de l’être. En vérité, impossible, d’un point de vue purement sexuel, de préférer la vie à la mort. Ambivalence de l’Eros à qui il faut les deux. Eros comme ce qui provoque Thanatos autant que comme ce qui lui résiste. Eros comme ce qui permet l’homme et en même temps comme ce qui risque de l’atomiser.

     

    thomas pynchon,l'arc-en-ciel de la gravité,stanley kubrick,orange mécanique,littérature américaine,bombe,sexualité2 - Après l’Histoire

     L’essentiel est que le pavlovisme fonctionne jusqu’au bout et que l’orange mécanique qu’est fonda-

    -mentalement Slothrop rende compte au mieux de sa balistique libidinale. En état de guerre, la tare se met au service du militaire, en attendant de le faire au service du social. Au fond, l’Histoire est une série de pathologies qui se donnent elles-mêmes leur propre sens - et le XX ème siècle sera précisément celui de toutes les « cyber-aberrations » où l’écart deviendra l’étalon de la norme, la perversion le paradigme de tous les comportements autorisés, et le nazisme… peut-être la forme indépassable de l’ontologie. Ontologie, il est vrai, aliénée à la technique, confondue avec elle, chosifiée par elle. Ils sont nombreux, depuis Heidegger, les penseurs et les écrivains de notre temps, à penser que la « solution finale » n’a jamais été aussi « en cours » qu’aujourd’hui, et que le souci prométhéen de l’homme postmoderne est de travailler jusqu’au bout la génétique, le bionique, le clonage (coucou à Houellebecq !), et cela afin d’ériger la nouvelle et très eugénique humanité. L’homme comme champ de tous les possibles méta ou infrahumains. L’homme comme détournement de lui-même. 

    Et c’est sans doute pour échapper à cette ultratechnologisation de son être et de son pénis que Slothrop préfèrera quitter la firme après la guerre et devenir l’arpenteur singulier d’une Europe post-apocalyptique, « zone » de tous les déchets et de tous les abandonnés, à la recherche de la Fusée ultime et qui pourrait donner sens et jouissance à son destin. Mais comment trouver du sens après Auschwitz et Hiroshima ? L’Europe de ces années-là, c’est celle d’Allemagne année zéro, de L’Avventura, de Underground où le sens a été rendu impossible, illégitime, anhistorique et où le réel n’est plus qu’une nausée irrécupérable. C’est le temps des souterrains, des décombres, des peuples troglodytes, des communautés perdues (comme ces Hereros nazis dont Hitler voulait faire les nouveaux pères fondateurs de l’Afrique), le tout sur fond de complot généralisé dont on ne saura jamais les tenants et les aboutissants -  la paranoïa s’imposant comme la seule catégorie mentale qu’il reste pour penser le réel. Pour l’auteur de Vente à la criée du lot 49, la paranoïa est cette structure si réconfortante pour l’esprit, puisqu’elle crée du « lien » entre les choses[4], qui conditionne toutes les croyances dont l’Histoire est la plus obstinée. Qu’importe alors que l’on soit dans la légende ou la réalité la plus naturaliste pourvu que cela ait un effet opératoire, même le plus dément, sur l’être humain ! Dans un monde paranoïaque où l’absence de sens va de pair avec un besoin intégriste de celui-ci, tous les êtres et toutes les chimères, Titans, dieu Pan, faux chamanes, vrais shootés, improbables revenants, ont le droit de cité - le monde sexuel de la mort donnant vie à tout. Dix neuvième siècle à travers les âges. Phénoménologie de l’occulte. Raison pure des « hallu ». Dans L’arc-en-ciel, on ne compte plus les séances de spiritisme, les voyages intérieurs (dont un en enfer que font Katje et Pirate !), les tables tournantes, les fantômes sur les toits, les chiens qui parlent (« vous espériez peut-être Lassie ? »[5], demandera un toutou, lui-même objet des expérimentations de la Firme) – jusqu’aux objets qui auront à leur tour droit à leur propre destin, leur propre vie organique, telle l’ampoule Byron dont on nous racontera les formidables pérégrinations. Et comment ne pas être séduit, puis ému, par Geli, la sorcière érogène, qui a choisi le monde visible et ne cherche qu’à sauver, en vain, ces hommes qu’elle aime et qui ne cherchent qu’à s’envoyer des bombes sur la gueule ?

     

    thomas pynchon,l'arc-en-ciel de la gravité,stanley kubrick,orange mécanique,docteur folamour,littérature américaine,bombe,sexualité3 – Histoires d'Histoire

    Alors, inassimilable, cet Arc ? Mais comme tout grand roman qui tend à la totalité – et qui de fait semble d’abord excéder les capacités, pour ne pas dire « les acquis », du lecteur. Dans la lignée de Cervantès et des légendes arthuriennes (la fusée comme Dulcinée ou comme Graal), de Melville et de Kafka (la fusée comme Moby Dick ou comme Château), mais aussi de Jules Verne, des Mille et une nuits, et de Rabelais, L’arc-en-ciel de la gravité vise à la cosmogonie intégrale en même temps qu’il veut s’inscrire dans le roman populaire. En bon postmoderniste qui se respecte, Pynchon use de la Kabbale comme du conte de fée, de l’aleph comme du western, de la théologie comme du dessin animé (pas étonnant qu’il ait accepté d’apparaître dans Les Simpson !). Et si parmi toutes les grilles de lecture possibles, celle du plaisir de lire reste encore la plus propédeutique, alors, on aurait tort de bouder celui-ci qui est immense. Oui, Pynchon spécule dans l’ineffable, mais la spéculation est toujours dansante, poétique, burlesque ! Et les scènes d’action pure regorgent ! A chaque page, sa folie et ses prodiges, sa violence et ses coups de rein - tout cela transfiguré par cette «  esthétique de la lumière » dont parlait Guillaume Orignac  dans son article sur Contre Jour et qui vaut aussi pour ce roman : « qu’est-ce que la mort, sinon cet embrasement devenu presque blanc, ultra-blanc, décoloré comme par de l’eau oxygénée, des détergents, des abrasifs ? »[7] Au fond, comme dans le Paradis de Dante, tout va trop vite dans L’arc-en-ciel. Et c’est pourquoi l’on sera parfois frustré que l’auteur ne développe pas plus certaines de ses intrigues et surtout certains de ses personnages. Comme nous avons aimé l’amour très « duel au soleil » de Roger Mexico et de Jessica Swanlake (et comme nous avons pleuré avec Roger quand Jessica le quitta pour Jeremy !). Tant de «  Gravityfiction » auxquelles on se met à rêver ! Tant de « prequelles », « sequelles », « spin-off », ou autres « cross-over » qu’on aurait envie de faire ! Par exemple sur Greta et Bianca, mère et fille qui se prostituent ensemble, avant de tourner dans les films pornos du cinéma nazi. Ou sur Franz Pökler, l’ingénieur, croyant vivre un amour incestueux avec sa fille qu’il ne voit qu’une fois par an (mais est-ce toujours la même ?). Ou sur Blicero et le jeune Gottfried, unis dans une sorte d’homosexualité mystique. Ou sur la pieuvre Grigory qui attrape les jeunes filles sur la plage d’Antibes. Ou sur les cochons dont on fait l’apologie. Sans oublier les bananes de Pirate ! Ni l’enfance réelle de Slothrop. Son bizutage au collège, son harmonica jeté dans les chiottes de son lycée. Et l’avenir de Geli. Et le chalutier conduit par Frau Gnab et son fils Otto ! Les voilà nos Sephirot[8], tiens !

     C’est cela, finalement, le paradoxe de L’arc-en-ciel : comment le réel est à la fois aboli et débordant. Comment l’ancienne dualité de l’être et du néant a été dépassé au profit d’une sorte de récréation priapique d’une vie pure qui ne connaît plus ni sens ni limites. Comment le monde entier est devenu une configuration de simulacres et ne peut alors nécessairement trouver son apothéose que dans une salle de cinéma dans laquelle sont projetés les films de Rudolf Klein-Rogge (l’acteur mythique qui fut, entre autres, le Mabuse de Lang) ou de Bengt Ekerot (qui interprétait la Mort dans Le Septième sceau), et cela avant qu’on n’y projette pour de bon la dernière fusée et son malheureux occupant, le petit Gottfried, victime sacrificielle bien réelle de la folie des hommes. Comment, enfin, tout ce qui peut exister… existe, mais peut disparaître en un impact. L’arc-en-ciel de la gravité ou le jaillissement du monde comme aleph pornographique, Big Bang de gang bands, spasme ontique qui tente le pneuma divin, tsimtsoum impur et cancéreux qui se substitue à la lumière originelle, arc-en-ciel, enfin, qui joue les premières étincelles. Le voyage est long, difficile, mais fabuleux.    

     

    Thomas Pynchon, L’arc-en-ciel de l a gravité, Points, septembre 2010, 1105 pages, 10, 50 euros.

    (Cet article a été publié une première fois dans une version plus courte dans Le magazine des livres, numéro de novembre 2010.)

     



    thomas pynchon,l'arc-en-ciel de la gravité,stanley kubrick,orange mécanique,docteur folamour,full metal jacket,littérature américaine,bombe,sexualité[1] p 1067

     [2] p 77

    [3] p 1035

    [4] Elle est en effet décrite, page 1017, comme ce « choc produit par la découverte que ce tout se tient, la Création entière, une illumination secondaire – pas encore aveuglante, mais au moins cohérente. »

    [5] p 70

    [7] p 1103

    [8] Les « Séphirot », nous dit Wikipédia, sont « les dix puissances créatrices énumérées par la Kabbale dans son approche mystique du mystère de la Création, chacune étant  l'émanation d'une énergie du Dieu Créateur des Juifs, et se manifestant comme Pouvoir Suprême du En Sof  l'Infini, et se présentant souvent sous la forme d'un Arbre de Vie ».

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