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  • Fuite en Fanoutzie II - Corridors sarmates

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    Jeunesse vitrifiée, hivernale, cailleuse.

    En cette Roumanie des années cinquante qu'il est désormais interdit de quitter, et où chacun se surveille, on tente de trouver sa liberté comme on peut. Pour échapper à la tutelle parentale, Théodore a épousé Olivia sans grand enthousiasme.

    « Deux ans passèrent. Le couple avait des problèmes. La mère d'Olivia promit à sa fille un manteau de vison au cas où elle divorcerait. Partagée entre le rire et l'indignation, Olivia rapporta l'histoire à Théodore. Elle eut la surprise de voir son mari la prendre tendrement dans ses bras, lui baiser les paupières, lui masser le cou, et lui conseiller de ne pas rater l'occasion. »

    Après avoir échoué dans le droit, le passionné de jazz qu'il est se trouve un poste d'ingénieur du son à la Maison du disque de Bucarest dirigée par un communiste de la première heure, incorruptible, loyal à la cause, forcément dangereux pour autrui, Virgile Savesco. Le moindre disque non conforme peut mener directe à la prison. Impossible pourtant d'assurer le commerce sans passer par le marché noir forcément florissant en ce monde cadenassé. Ainsi, un album d'Edith Piaf que l'on se refile sous le manteau met un moment l'entreprise en péril. Il est vrai que dans ce monde où « Le cosmopolitisme est l’antichambre de l’espionnage », les fréquentations tziganes de Théodore irritent son patron qui « comme beaucoup d’hommes honnêtes, [était] un peu borné ».

    Fanoutza a grandi. Elle est désormais une jeune fille «  longue avec des gros seins, les hanches hautes, le pied grec, les cheveux châtains coupés court, la peau blanche au grain parfait qui captait la lumière comme un miroir, (...) aussi vivante qu’autrefois et cela en dépit d’une espèce de mélancolie. » Abandonnée par Théodore, elle a pris l’amour en exécration et s'est persuadée qu'il « dégrade l’individu. » Désormais, les souffrances des autres, comme les siennes, ne l'intéressent plus qu'en tant qu' écrivain. 

    « Depuis qu’elle ne pleurait plus, on aurait dit qu’il y avait toujours quelqu’un pour l’asperger de misères humides ; très blasée, elle ne croyait plus aux larmes et à leurs significations. »

    En vérité, c'est quand on ne pleure plus avec les autres qu'on peut les consoler si on en a l'envie et qu'on peur retranscrire leur douleur si on en a l'art. Sensibilité et insensibilité comme conditions d'écriture. Fanoutza aura bientôt les deux. L'écriture de la souffrance vient toujours après la souffrance.


     

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    A Bucarest où elle est devenue "journaliste", elle fréquente les cénacles littéraires et devient la star du plus important d'entre eux. Personne ne résiste à cette sarmate à l'inspiration sûre, la culture vivante, la parole haute et cette énergie colérique qui terrifie ou fait fondre son entourage. Ses premiers poèmes sont publiés et acclamés. Mais son souhait secret est d'apprendre le jiu-jitsu « car elle [est] froussarde mais imaginative ». En réalité, elle ne connaît ni sa force ni son courage. Ce qu'elle appelle sa "frousse" n'est qu'un trac face à l'existence exceptionnelle qu'elle veut mener et que ne pourrait même pas imaginer en rêve le plus téméraire de ses camarades. Comme le sont souvent les personnes supérieures, c'est une généreuse qui se croit avare, une innocente qui se croit coupable, une ange qui se croit démone. Officiellement brouillée avec son père, elle revient violemment le soutenir, selon l'adage paysan que « le sang ne devient pas de l'eau », quand celui-ci se retrouve aux prises avec un de ces procès absurdes qui constituent désormais la vie roumaine. Accusé d'être un lumpenprolétariat anarchiste pour ne pas avoir livré son quota de viande (parce qu'il ne voulait pas couper la jambe de sa vache !), il échappe de justesse à la condamnation.  Pour lui, elle écrit un poème magnifique, Hivernal :

    « Père, coupe un arbre, un chêne plein de corneilles engourdies - Incrustées dans la glace comme des fleurs dans le sel gemme, - Coupe un arbre, père, et qu'il brûle dans la maison. »

    Mais un drame survint. Olivia, son ancienne amie et rivale est enceinte - et pas de Théodore ! La seule qui puisse l'aider à avorter, c'est Fanoutza, qui dans ses connaissance interlopes, connaît un médecin qui fait ça. On se rend chez lui. La page mérite d'être citée entièrement.

    « Et le scandale commença.

    - Vous êtes enceinte de quatre mois et vous avez prétendu que vous étiez enceinte de deux mois ! Il faut une salle d'opération d'hôpital, ici, ce n'est pas possible !

    - Non, il n'y a que deux mois ! plaida Olivia. Docteur, j'ai eu mes règles, il y a deux mois !

    - Ce n'est rien, ce n'est rien ! disait la femme du docteur un peu effarée quand même.

    - Dis-lui Stéphanie. Elle sait que je ne mens pas, je ne mens jamais !

    - Bon ! dit le docteur, maintenant qu'on y est. Je vous préviens que je ne prends aucune responsabilité.

    Les quelques cheveux du docteur étaient dressés sur  sa tête et lui donnaient l'air d'un fou. Il s'approcha de la patiente les instruments à la main. Stéphanie voulut sortir, mais Olivia ne lâchait pas sa main. De surcroît, la dame lui confia le bac avec les instruments pendant qu'elle vidait la cuvette pleine. Elle continuerait à verser de temps à autre des cuvettes pleine de sang. Au cas où la police aurait frappé à la porte, il fallait conserver le moins possible de choses compromettantes. La patiente était supposée sauter de la table, tampon d'ouate entre les jambes, s'assoir sur une chaise dans la salle d'attente et faire conversation comme si elle attendait le docteur. Pour cette raison, on n'endormit pas la patiente, qui se contenta d'une anesthésie locale à la novocaïne. "Au moins, elle aura rajeuni", se dit Stéphanie in petto. La novocaïne était l'ingrédient principal d'un traitement de jouvence.

    Le docteur s'inquiétait, extirpant des morceaux d'enfant du ventre d'Olivia. Il fourrait sous le nez de Stéphanie un petit pied de poupée ou un autre membre ; puis, secoué par la rage, il jura, cogna du pied et leva les bras vers Dieu avec ses pinces sanglantes, vers Dieu.

    - Je suis un criminel, moi ! Cette femme étendue est une criminelle ! Cet enfant a quatre mois et demi, le foie est entièrement fait. Voilà le coeur ! Vous êtes une menteuse, madame ! Vous pouvez mourir, ici, sur cette table, je ne sais pas ce que je peux faire, moi, si une hémorragie se produit. Voilà l'autre jambe !

    - Ce n'est rien, ce n'est rien ! disait sa femme, qui de frayeur s'était complètement détachée de la scène.

    Olivia se taisait, folle de peur et de douleur. Stéphanie lui mettait la main sur le front quand elle n'avait pas la cuvette, car Olivia ne lui lâchait toujours pas la main. L'opération durait depuis cinquante minutes, tout le répertoire d'insultes y était passé, le récit de la vie médicale du docteur aussi, ses démêlés avec ses collègues, son départ de l'hôpital à la suite d'obscurs soupçons de folie, sa vie familiale, ses enfants en Israël qui n'écrivaient pas, et ainsi de suite. Enfin, l'opération fut terminée. »


     

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    Celle qui n'a pas avorté et qui est toujours aussi joyeuse, c'est Adalgiza, l'ex-prostituée du village qui travaille avec d'autres collègues de son genre dans une fabrique de textile. Magie du communisme - avoir reconverti les trois-cent prostituées de la ville en tisserandes socialistes, « toutes rieuses, espiègles et innocentes », assurant à leur manière les mystères d'Eleusis dans cette usine, et qui récemment se sont jetés sur un puceau et l'ont couvert de caresses jusqu’à l’évanouissement. Fanoutza est envoyée là-bas pour un article.

    « - Tu en as eu avec trois couilles ? - Moi, mes pauvres, répondit une grande brune, je n’ai eu que des suffocants, des transpirants, des suants d’émotion, des bégayants ! Pas drôles ! Il y a eu une fois un petit académicien tout drôle, qui m’a dit : - tu veux bien trois cent francs ? J’ai répondu : - Je veux bien, mais bander, c’est toi que ça regarde. - Moi, je n'ai eu que des belles ; il faut croire que je donne pas de complexes, une vraie maman, moi ! »

    Fanoutza écoute, enregistre, note. Pour elle, ces rencontres sont autant d'expériences par procuration que de découvertes des pouvoirs de son sexe. Le pouvoir de la femme de donner la vie (ou de la supprimer - Olivia), d'accorder du plaisir à l'homme (jusqu'à le terrifier - le puceau), de rééquilibrer l'univers enfin, par le miracle de la bonne rencontre, de la chaussure à son pied qui, plus qu'une question d'égalité est une question d'harmonie. Personne n'échappe à l'envie d'aimer, même pas elle. Mais plutôt la solitude que le mal-assortiment. Surtout si l'on considère que « le bonheur consiste à avoir un verre de bière à l’instant même où on a envie de bière ! »

    « Il y a, en nous tous, cette attente du moment où va être découvert notre trésor d’âme et de corps. Mais pendant qu’on attend, d’autres tirent vers eux le veston du prince charmant. La chaussure de Cendrillon trouve pied même si elle s’ajuste mal ! Oh, quel bonheur quand la chaussure refuse le pied de l’imposteur ! Même fabriquée en élastique moderne et même si l’essayeur tire, ahane, transpire, pousse, la minute de la vérité arrive, parfois ! Mais il ne faut pas trop rêver ! Sur la lune il y aura toujours un arriviste ! »

    Théodore, seul depuis sa séparation avec Olivia, se languit aussi d'harmonie :

    « Pour parfaire son bonheur il n’aurait besoin que d’une belle femme transparente, dont on aurait à peine entendu la respiration et dont le sourire se serait fondu dans l’air de la chambre. Une luminosité serait venue d’elle, présence charnelle à la saveur irradiante ; elle aurait peut-être atténué le plaisir de la solitude, telle une éclipse qui mordille le soleil. Mais, pour le moment, il n’y avait pas de femme qui pouvait s’accorder avec la voix de la chanteuse. Toute féminité était trop réelle et engendrait des exigences. Il soupira : aucune femme qui soit brise dans la brise, feuille dans l’arbre, onde dans l’eau. »

     

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    Une voix dans la nuit va tout changer.

    Celle de Fanoutza qui téléphone un soir à Théodore et se présente à lui comme Robin de bois. La plus belle scène du roman en forme de nocturne orale. « - Qui êtes-vous ? – L’autre partie de vous-même, l’aube ! (...) - Etes-vous la voix de mon Seigneur ? - Je ne suis pas la voix de votre Seigneur, mais il me semble que ma vie s'écoule dans la cornue d'un alchimiste. Il faut que je passe par des phases diverses, en cuisant doucement ou en me mélangeant... ou en bouillant... en me corrodant... vous savez, tous ces termes alchimiques ? Et il me semble que je n'y peux rien, sauf attendre que cela se fasse.  »

    Dans Fugue roumaine vers le point C., il faut prendre les métaphores à la lettre. Ce roman de formation est, comme l'a lui-même écrit Jean Parvulesco dans Les littératures d'Aurora Cornu, un de ses derniers textes et non des moindres, un roman à l'arrière-fond initiatique et qui dissimule à chaque page son "parti pris chamanique" - "l'écriture forestière" d'Aurora Cornu, qu'il compare à celle de Knut Hamsun, s'avérant être rien moins qu'une glose, "dilligentant un espace modifié en prise directe avec l'autre monde, avec le Vieux Pays" et comme le révèle ce ce fragment :

    « L'air de Bukovine possède une caractéristique très puissante. Le Styx aussi a la réputation de l'avoir mais sur un tout autre registre. Aussitôt qu'une bouffée pénètre dans la poitrine, la vie antérieure tombe comme comme un vêtement ; on se trouve investi d'une vie neuve au point que le pays de la plaine apparaît comme une pâle copie de la vraie vie. Les sapins dégagent une énergie qui transporte les gens sur un autre plan. »

    Et c'est l'une des raisons qui font de Fugue roumaine vers le point C. un roman difficile à lire en même temps qu'obsédant. D'une part, parce que son auteur a été contraint pour l'édition française de réduire en un seul livre une saga qui à l'origine en faisait quatre, ce qui a donné un texte de 268 pages concentré  jusqu'à la compression - et les agencements de paragraphes, parfois approximatifs, n'arrangent rien. D'autre part, parce que les récits glissent souvent les uns dans les autres à l'instar de ce qui se passe dans un roman de Pynchon, personnages apparaissant et disparaissant au gré de situations elles-mêmes flottantes, emboitement de dialogues dans les dialogues, confusion des temps, style qui passe sans crier gare de l'informatif au performatif, au risque  que le lecteur se sente maintes fois perdu et bloqué - mais comme ce qui se passe dans un pays communiste après tout. Il faut alors reprendre la page lentement et c'est à ce moment-là que le texte extraordinaire, burlesque, érogène peut retrouver son incroyable fertilité.

    Et c'est la mort du père. La longue lettre à Théodore dans laquelle elle revient sur l'histoire de ses parents. Leurs amours, leurs épreuves - et ces miracles qui ont été jusqu'à présent si intimement mêlés à sa vie qu'elle ne peut pas ne pas y croire un peu. La poule blanche que l'on a envoyé en l'air à son enterrement et qui symbolise l'âme et afin que les morts ne s’installent sur le toit de leurs maisons. Au fond, c'était Jupiter son père. Et elle est Athéna. Pourtant à la fin, elle pleure. Elle n'est pas encore avec Théodore. Contrairement à moi, elle n'enverra pas la lettre.

    « Elle ne savait pas encore qu’il fallait tendre la flèche mais laisser à Dieu le soin de tirer la flèche. »

    A SUIVRE.


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