"Vous savez Pierre, on a tous honte d'écrire, les écrivains ont honte, c'est ça la vérité" me disait hier après-midi, entre quatre coupes de champagne, Alina Reyes au café Mucha après que nous ayons visité le musée d'Orsay et qu'elle m'ait expliqué les subtilités de "L'origine du monde" (qu'elle écrit "origyne" bien entendu), et notamment cette "flèche" que je n'avais jamais aperçue et qui fait que ce tableau reste le plus troublant du monde. Etonnant d'ailleurs qu'il n'ait pas encore été poignardé par un révolutionnaire, une puritaine... ou un gardien de musée devenu fou d'avoir "ça" à surveiller. Mais l'art, dévoré par la culture, est-il encore un objet de scandale de nos jours ? En tous cas, "la honte d'écrire", voilà quelque chose que, même à mon très médiocre niveau, je sentais en moi depuis longtemps sans pouvoir la formuler, mais grâce à vous Alina, je fus fixé... et libéré. Car cette honte va de pair avec la jouissance, cette petite mort par laquelle l'on retrouve le big bang de la vie et qui dépasse tellement notre existence économique, qui pulvérise notre cher petit moi social - d'où le besoin pour l'écrivain de signer si souvent d'un autre nom que celui du père, et non pas tant pour "tuer" celui-ci que pour le protéger. Qu'est-ce que notre père aurait avoir avec nos conneries d'abord ? Dans tous les cas, il s'agit de se réaccoucher seul. Comme vous l'affirmez vous-même, citant Kafka, dans le beau texte qui va suivre, et que je suis honoré de mettre sur ce blog, "écrire, c'est bondir hors du rang des meurtriers" - les meurtriers, c'est-à-dire tous ceux (tout le monde ?) qui se contentent de leur vouloir-vivre et s'organisent pour crucifier l'Esprit. Non, ce n'est pas demain la veille que le Christ sera décloué. Et comme vous me le disiez aussi : "le christianisme n'en est qu'à ses débuts." A quoi je vous répondais que.... Mais que suis-je là à déblatérer comme un perroquet puisqu'il s'agit ici de lire votre honte et ses délices, ma chère Alina ?
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J’ai toujours eu l’impression que la fin du Procès, « c’était comme si la honte dût lui survivre », signifiait quelque chose comme : c’était comme si la honte de la parole dût lui survivre.
On sait que Kafka avait demandé à Max Brod de détruire ses manuscrits après sa mort. Qu’il a exprimé à la fois la jouissance et la culpabilité liées à l’écriture. Pour lui, la faute de l’homme n’était pas d’avoir consommé le fruit de l’arbre de la connaissance, mais le fait que cette consommation l’ait empêché d’accéder à l’arbre de vie.
Kafka se voyait dans la position d’un homme soumis à trois impossibilités : celle d’écrire en tchèque (langue qu’il ne maîtrisait pas) ; celle d’écrire en allemand (langue du dominant, signe de son asservissement) ; celle de ne pas écrire.
Il choisit, ou plutôt il fut obligé d’écrire en allemand, un allemand certes très personnel mais tout de même l’allemand, cette langue qui le posait en traître du peuple tchèque et aussi du peuple juif (impossibilité d’écrire en yiddish).
Il choisit, ou plutôt il fut obligé d’écrire ; et malgré sa tentation et ses tentatives de fonder un foyer, pour l’écriture dut renoncer à la vie, du moins à la « vie normale » - encore un motif de honte due à un sentiment d’incapacité, et de trahison à l’égard de Felice, qu’il fit si longtemps attendre en vain, à l’égard de ses autres fiancées passagères qu’il désespéra avec la même constance – jusqu’au moment où, malade et assuré de se trouver dans l’impossibilité de fonder ce fameux foyer, il put enfin s’arracher aux griffes de la petite mère, Prague, et partir vivre, finir ses jours, avec la douce et jeune Dora.
J’ai toujours eu le sentiment que le Procès désignait le Verbe, le processus du verbe se retournant contre l’homme, d’un verbe qui accuse l’homme, le désigne en faute – faute hautement inavouable sans doute puisqu’elle reste épouvantablement impossible à connaître, aussi impossible à connaître que la porte de la Loi demeure impossible à franchir.
« Comment un homme peut-il être coupable ? », demande K.
Kafka aspire à l’innocence, la revendique même, Kafka par l’écriture se projette « d’un bond hors du rang des meurtriers », mais la honte demeure, il le dit encore en terminant sa Lettre au père, c’est comme si la honte devait lui survivre. Le Verdict du père c’est la mort, où une autre fois le fils se précipite dans l’allégresse du soulagement tant a clairement éclaté l’impossibilité de vivre dans le mensonge général, l’essence implacablement mensongère du monde.
Qu’est-ce que ce mensonge ? Qui ment ? Ni le gardien de la porte de la Loi, ni l’homme qui attend devant. Ni le tribunal, ni Joseph K.
Le mensonge, je le pressens, est dans le rapport de l’homme à la Loi, et ce rapport c’est le Verbe. Le Verbe qui préexiste à l’homme et qui l’a condamné à ne pas pouvoir manger du fruit de l’arbre de vie. Il n’y a pas de rapport légitime de l’homme à la vie.
Joseph K c’est l’homme d’avant le Christ et d’avant la parole de saint Paul, qui affirme que la loi n’est rien. Après que l’abbé lui a raconté la parabole de l’homme devant la porte de la Loi il marche avec lui dans la nuit de la cathédrale, puis soudain demande si l’entrée est loin et sous prétexte d’avoir à retourner à la banque s’en va, plein d’inquiétude.
À bien des reprises les personnages de Kafka se font si humbles ou si petits, cafard, souris, singe, chien, pelote, taupe ou encore champion de jeûne finissant par fondre d’anorexie, que l’on pourrait se demander s’il ne s’agit pas là d’une tentative pour passer par la porte étroite du Royaume, à défaut de pouvoir affronter le gardien de la Loi.
Si humbles et méprisables, aussi petits qu’est grande la honte de l’homme.
La honte de Kafka fut aussi celle d’être juif et de devoir se taire quand des défilés de brutes passaient sous sa fenêtre en beuglant des slogans antisémites. D’être pourtant relativement épargné par la violence anti-juive grâce aux talents diplomatiques de son père qui savait faire oublier un peu (faire pardonner ?) ses origines, pour la bonne cause de ses affaires de boutiquier.
Cependant Judas et Pierre étaient chrétiens, et la honte de Kafka est aussi celle de l’homme d’après Jésus. La honte de Kafka est celle de l’homme du XXème siècle qui allait laisser faire, qui avec un sentiment d’impuissance croissante n’en finit toujours pas de laisser faire sous sa fenêtre le crime permanent.
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L’idée que le verbe préexiste à l’homme n’est pas seulement une vue métaphysique. Ainsi que chaque élément de la nature, ainsi que la nature entière nous naissons codés, et nous devons nous accommoder de ce langage dont nous sommes faits. L’essence précède bel et bien l’existence, et si l’usage de notre libre-arbitre nous permet d’accomplir les possibilités de notre essence, nous n’en sommes pas moins déterminés dès la conception par un capital génétique qui est en soi un langage, et qui porte certainement aussi une langue, celle de nos parents et de la longue chaîne de nos ancêtres.
Une langue à laquelle nous n’avons pas davantage accès par la conscience que nous ne saurions être d’emblée conscients de la composition de notre ADN. Sans quoi probablement notre être s’autodétruirait-il instantanément. De même que nous ne survivrions pas trois secondes si nous devions à chaque instant réguler volontairement notre circulation sanguine et toutes les autres fonctions de notre corps au lieu de les laisser travailler dans l’ombre, l’entière connaissance de la constitution et du fonctionnement de notre psyché signerait son arrêt de mort par impossibilité de lui insuffler la fabuleuse volonté de vivre qu’elle ne peut mettre en œuvre que dans le secret de l’instinct.
Or la conscience d’être soumis aux lois secrètes de l’instinct est encore un motif de honte pour l’homme qui prétend à la liberté – et cela même s’il s’accorde à reconnaître la valeur de l’instinct et à tenter d’en faire un allié, même s’il prétend mettre en jeu des stratégies de contrôle et d’utilisation positive de son instinct.
La honte est une révolte douloureuse et masquée contre l’immaîtrisé en soi.
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Qu’en est-il de l’être humain, ici c’est-à-dire partout et en ce moment, dans un demain qui est la conséquence d’hier ? Il a honte.
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La haine secrète (secrète même pour qui l’éprouve) que l’être humain, et tout spécialement celui qui – critique, éditeur, universitaire etc – gravite autour de la littérature, sa haine secrète envers les écrivains n’a peut-être d’égale que la haine secrète que l’auteur porte à l’écriture : la haine de qui, par une exaspération de l’amour, est en situation de dépendance. Qu’est-ce que cette vie qui ne peut se vivre qu’avec un carnet constamment à portée de main ? Rimbaud la rejeta avec rage et on le vit, au désert, manifester sa honte quand se trouvait évoquée son ancienne activité de poète. Kafka demanda que soient brûlés ses manuscrits. Le verbe avait dévoré leur vie, le verbe qui seul pourtant leur avait permis d’accéder à leur essence, de réaliser leur être dans la plus grande liberté possible.
Or le genre humain est aujourd’hui débordé par un verbe qui n’est même plus libérateur, le genre humain est débordé par la parole proliférante et mensongère du spectacle, le genre humain est réduit au bruit incessant, au bavardage vertigineusement creux et inefficace, aux langues de bois des médias, des politiques, des religieux, des scientifiques et des spécialistes de toute sorte, à la langue absurde et totalitariste des transactions financières, à l’incessante et compacte propagande, le genre humain tout entier n’est plus qu’un misérable insecte englué dans une toile de signes dépourvus de chair et de sens, et tout en s’autodétruisant dans les pires convulsions, anesthésié et paralysé, asphyxié dans sa honte et son impuissance, émet comme une bave d’agonisant d’ultimes rêves de lumière, semblable à cette « lumière bleue » glaciale que Leni Riefensthal fantasma dans son premier film éponyme, en 1933, avant de foncer, fascinée, dans le mur du discours hitlérien.
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Candide lecteur, tu crois, tu attends de l’auteur idéal qu’il te parle du monde, tu le crois christ traversé des malheurs de ses frères humains, tu le crois, tu le veux, tu l’espères dévoué à la cause du verbe, tu te plais à l’imaginer souffrant les mille tourments de sa solitaire destinée, torturé par les affres de sa condition d’artiste, sombre, fier et incorruptible comme certain flic de la prohibition, ainsi le vois-tu, ô romantique, éternellement romantique et aveugle lecteur !
Écoute-moi, lecteur : l’auteur, et plus encore l’auteur idéal, oui, le grand auteur, celui, s’il est vivant, que tu as de grandes chances de ne pas vénérer puisqu’on le comprendra mieux demain, l’auteur te dis-je, même s’il souffre, écrit dans le seul et unique but de JOUIR de sa propre écriture, de jouir de lui-même, jouir de cette auto-manipulation dans le sein du verbe par laquelle il te manipule aussi, de cette solitaire activité plus jouissive qu’aucune autre, si jouissive qu’en effet il est prêt à la payer de toute la folie qui le guette, de toutes les insultes qui lui sont faites, si jouissive que, cher lecteur, tu te détournes dès qu’il s’agit de regarder face à face ce monstre de joie dont l’obscénité te répugne et sur lequel tu préfères fermer les yeux, pour ne pas te voir mourir de honte en son miroir.
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À l’automne 1987, j’ai envoyé le manuscrit de mon premier roman, Le Boucher, écrit en huit jours, à quatre éditeurs, pour voir. Je n’ai jamais su qui publiait qui ni quoi, je ne le sais toujours pas, ça n’arrive pas à m’intéresser. Donc je l’ai envoyé au hasard, sans nom d’éditeur ni rien, seulement l’adresse de la maison d’édition et basta. Trois jours après, coup de fil de Denis Roche, mon manuscrit est si rare, mon manuscrit est si beau, enfin bref il veut me voir le plus vite possible. J’étais à Bordeaux, je faisais un remplacement de prof, ou de journaliste je ne sais plus, enfin un des jobs que je faisais à l’époque tout en poursuivant en accéléré des études de lettres, bon je me libère dès que possible et hop dans le train. J’arrive au Seuil, je vois bien que Denis Roche était curieux de voir qui avait écrit ce truc, on dirait qu’en quelques jours il aime encore mieux mon texte, aucune correction nécessaire, il va publier.
Un conte de fée, comme on dit.
La publication est prévue en juin 88, j’attends tranquillement, en plein rêve. Je vais être publiée !
Juin arrive, quelques jours avant la sortie du livre quelqu’un me téléphone « il y a un article sur ton livre dans le Nouvel Obs ! » Je n’étais pas prévenue, je vais l’acheter, en effet, et toute une page ! Là je sens que quelque chose est en train de s’écrouler. Surtout que là-dessus le Seuil m’appelle pour me dire que je suis invitée à Apostrophes, avant même que le livre soit en librairie. Les coups de fils s’enchaînent, toute la presse suit. Je suis contente, mais par politesse en quelque sorte. Je vois bien qu’ils sont en train de me casser ma joie. Je monte à Paris avec mon copain Txom, celui avec qui je fais du théâtre, on se promène toute la journée, on arrive au dernier moment à la télé, je ne me suis pas changée ni rien, j’ai ma robe rouge un peu trop grande tant pis, c’est ma première télé je n’ai pas du tout le trac, je m’en fiche. C’est Pivot qui m’apprend sur le plateau que mon livre est sur la liste du Goncourt et du Médicis, l’éditeur ne m’avait pas prévenue.
Quelque temps après je suis partie, sans mes enfants et avec un nouvel ami, vivre à Montréal. Les demandes de traduction s’additionnaient, ma tête avait été jusque dans Paris Match, mon nom jusque sur de grandes affiches dans le métro quand quelques mois plus tard le livre a été mis en scène au Bataclan.
J’ai pris tout ce cirque comme un cirque, à ma façon habituelle tout en souffrant et en fuyant j’ai vu ça comme un amusement, mais je sais aujourd’hui qu’en fait, j’avais honte. Le succès qu’ils m’avaient fichu sur le dos, sans rien comprendre à la promesse que j’avais déposée au cœur de ce premier texte, m’avait privée de ma joie d’être un auteur débutant.
J’avais choisi mon pseudo, Alina Reyes, bien avant d’écrire mon roman. Parce qu’il venait d’une histoire de double, dans une nouvelle de Cortazar. C’était seulement le dernier de toute une série de pseudos dont j’avais coutume de signer les textes que j’écrivais sans les montrer à personne – hormis une courte nouvelle, Cailloux, publiée dans une revue locale. Mes articles dans Sud-Ouest et quelques magazines bordelais, je les signais du nom du père de mes enfants, dont j’étais séparée depuis bien longtemps déjà. Le nom de mon père n’apparaissait que sur mes papiers d’identité : je préférais porter en société celui de mes enfants, ou, pour moi, l’un de mes noms secrets d’apprentie. L’auteur ne veut pas du nom du père, Kafka sait pourquoi.
C’est ainsi que le succès me ravit mon Époux, à savoir mon très ancien et secret amour de la poésie, à l’entrée de la chambre de notre nuit de noces. Certes mon promis fut remplacé par un très actif et joyeux gigolo, m’apportant tous les amusements d’une soudaine notoriété, mais la blessure de l’arrachement à mon intimité ne se referma jamais.
L’argent « malhonnête » qui me venait de cette opération, je ne pouvais pas le garder. Je mis tout en œuvre pour l’éliminer au fur et à mesure, m’enfuyant donc de chez moi avec un jeune homme que pendant des années je dispensai de travailler, afin qu’il m’aide à effacer le plus agréablement du monde le paiement reçu pour ce que j’avais donné gratuitement, mes premiers mots dans un premier livre.
Et puis je continuai d’écrire, naviguant contre vents et marées à la poursuite de ma fraicheur littéraire disparue de l’autre côté de l’horizon.
Je ne pensais pas que le voyage serait si long.
« Regarde ! Je suis bien, je suis bien Béatrice.
Comment as-tu osé accéder à ce mont ?
Ne savais-tu pas qu’ici l’homme est heureux ? »
Mon regard défaillit dans la claire fontaine ;
mais, me voyant en elle, je le portai sur l’herbe
tant la honte alourdissait mon front.
Dante, Purgatoire, XXX.
Alina Reyes