Chant I - Guerre sexuelle
LE SOCIAL EST UN SIMULACRE.
L'ECONOMIQUE, UN PRETEXTE.
LE POLITIQUE, UN MOYEN.
SEULE COMPTE LA BEAUTE - C'EST-A-DIRE LA GUERRE.
« Car, enfin - et contrairement à ce qu'affirment nos économistes - les peuples qui s'affrontent pour les débouchés, les matières premières, les terres fertiles et leurs trésors, se battent tout d'abord et toujours pour Hélène. Homère n'a pas menti. »
(Rachel Bespaloff, De l'Iliade).
Et c'est de l'Iliade dont il sera question ces vingt-quatre prochains post (et qui nous tiendront, je pense, tout ce mois de juillet) et qui ne sont que la reprise des vingt-quatre statuts de Facebook commis l'an dernier entre août et décembre 2012. Je vous parlerai de mes dieux préférés (Athéna, Héra, Apollon et par-dessus tout, Thétis), de mes dieux détestés (Arès, Aphrodite). Je vous dirai ce que je pense du plus grand connard de tous les temps : [sur lequel j'ai grandement changé d'avis depuis] Achille. Je vous dirai surtout comment j'ai changé d'avis sur ce personnage tragique que j'ai appris à connaître et que j'ai fini par aimer. Sa tendre mère. Son destin en suspension. Sa volonté épochale. Je délirerai dans l'Iliade et vous participerez à mon délire. Au seuil de ce feu de joie facebookien, je ne peux que remercier Pascal Zamor pour m'avoir offert il y a des années (au début de notre amitié si mes souvenirs sont bons- et ils le sont) le petit livre extraordinaire cité plus haut et que je n'ai découvert que l'an dernier sur les plages de Nice. C'est donc lui, Zamor, le responsable du cirque à venir et celui auquel il faudra s'en prendre - car en ce qui me concerne, quoi que je fasse, que je tue mon père ou que j'épouse ma mère, je suis toujours innocent. C'est là ma malédiction filiale. La faute aux dieux.
Et comme Rachel Bespaloff, je commencerai par Hector.
Hector, cet homme modèle « qui a tout souffert, tout perdu, sauf lui-même ». Hector, ce « gardien des bonheurs périssables » qui fait la guerre comme personne mais qui ne vit pas que pour la guerre au contaire d' Achille. Hector qui ne se plaint jamais comme Achille, ce dernier ne sachant qu'éjaculer de rancune, de dépit, de rage et ne sachant vivre que dans le carnage et la mort (normal puisqu'il l'a choisie). Et voilà que je me mets déjà à parler de cet abruti féroce d'Achille, l'homme du ressentiment parfait, inapte au bonheur vrai, abruti de colère et d'orgueil - et dont l'héroïsme dégoûte de l'héroïsme. En vérité, une force qui ne sait pas être tranquille, jamais, est une pauvre force. Et c'est pourquoi l'on attendra la mort d'Achille avec impatience - celle-ci ne situant pas dans l'Iliade mais dans l'Odyssée. Et comme on lui préfère Pâris qui, tout bellâtre qu'il soit, lui enverra un jour une flèche dans son talon à ce con barbare !
En attendant, c'est Achille qui tue Hector et profane son corps - comme sans doute Hector tua et profana Patrocle. Mimétisme des combattants, donc, et que d'ailleurs Homère décrit comme
« des coursiers aux sabots D'UN SEUL BLOC » (XXII).
Mais pourquoi le lecteur (moderne ?) est-il tenté, et quoiqu'en dise Bespaloff, d'être plus indulgent avec Hector qu'avec Achille ? Pourquoi pardonne-t-on à Hector d'avoir massacré Patrocle alors qu'on ne va pas pardonner à Achille de massacrer Hector ? Pourquoi cette partialité (mais l'impartialité, il faut laisser ça aux bourreaux, n'est-ce pas) ? Parce qu'Hector est moins orgueilleux qu'Achille. Parce qu'Hector défend les siens alors qu'Achille n'est soucieux que de sa gloire à lui. Parce que la force chez Hector n'est qu'un moyen alors qu'elle est la fin et le début de toutes choses chez Achille. Chez ce dernier,
« la force ne se connaît et ne jouit d'elle-même que dans l'abus où elle s'abuse et que dans l'excès où elle se dépense. »
La force est mesure chez Hector, Hybris chez Achille.
Achille, statue de Milan
« Ce bondissement souverain, cette fulguration meurtrière où le calcul, la chance et la puissance ne font qu'un pour défier la condition humaine - en un mot la beauté de la force, nul (sauf la Bible qui la chante et la loue en Dieu seul) ne nous la rend plus sensible qu'Homère. »
Oui, en effet, depuis l'origine, et à jamais, la force est tout. La force est la matrice fasciste de la vie, à la fois surabondance et souillure, sacrifice et holocauste, souveraineté et saloperie. La force va jusqu'au bout de son développement, quitte à se retourner contre elle-même et à se laisser abattre par une force plus grande qu'elle. La force est le nerf de la guerre et le noeud de la vie - ou le contraire (tout cela est tellement pléonastique...). La voici dans toute son innocence la philosophie antique, païenne, fasciste - et que le christianisme va tenter de bouleverser. Et voilà pourquoi la violence, au fond préventive, d'Hector nous paraît plus acceptable que la violence purement dévastatrice d'Achille - et qui est, on le répète, un être du ressentiment (car qu'est-ce que la « colère » sinon la forme la plus transparente, la plus agressive, la plus innocente du ressentiment ?) On ne fera pas pour autant d'Hector un Christ, il est bien trop violent et bien trop humain pour cela, mais au moins reconnaîtra-t-on que contrairement à Achille, il vaut sauver quelque chose, il veut sauver Troie, il fait don de sa personne pour sa cité. Achille, lui, ce démon, ne se donne qu'à lui-même. Achille, du reste, ne se définit pas comme un homme :
« il n'est pas de pacte loyal entre les hommes et les lions... Il ne nous est pas permis de nous aimer toi et moi »,
dira-t-il à son adversaire. Achille, le premier à aller volontairement en enfer (et comme on y va toujours.)
A la décharge d'Achille, il faut reconnaître que l'arrogance d'Agamemnon, dès la première page, vaut bien la colère du premier. Le chef des Achéens apparaît d'emblée vaniteux, violent, cupide, brutal, complètement imbu de lui-même et fieffé imbécile. Furieux de rendre Chriséis qu'il avait volé à son père et dont il avait fait sa maîtresse attitrée
(« c'est vrai, j'aime bien mieux la conserver chez moi, je la préfère à mon épouse Clytemnestre, car elle la vaut bien pour la beauté, la taille, l'esprit et l'adresse »),
et afin de compenser ce qu’il faut bien définir comme une perte sexuelle, il dérobe Briséis à Achille. En ce sens, on peut dire que la colère d'Achille est légitime - sauf qu'elle dépasse les bornes. Elle est pure démesure, et c'est cela qui est chez les Grecs, comme chacun sait, le mal pur. En même temps, c'est de ce mal que se révèle la politique du moindre mal, soit celle de « l'insulte », du mot contre la violence physique, de la parole contre le conflit à mort.
« Finis cette querelle, allons ! Et que ton bras ne tire pas l'épée. Ne te sers que de mots : abreuve-le d'injures »,
exhorte Athéna à Achille. Insultez-vous au lieu de vous battre, dit la première sagesse du monde. Cela bloquera la situation mais au moins ne l'empirera pas - et après, ma foi, on avisera. L'important est de se préserver des fantômes. Car si les paroles s'envolent, les corps morts reviennent toujours. Contre toute attente, la colère d'Achille sera l'occasion d'un degré nouveau de civilisation.
Chant I - A l'origine, un concours de bites. Mais à l'origine de ce concours de bites, un concours de chattes. Et à l'origine de ce concours de chattes, ou de beauté, un mariage auquel n'a pas été invitée la connasse du canton. Pas de chance, c'est la Titus Détritus du groupe, une certaine « Discorde », celle qui a le pouvoir de créer la zizanie parout où elle passe et qui ne va pas tarder pour se venger à le faire. Et pour cela, en laissant une « Pomme d'or » au milieu du salon, destinée à « la plus belle », et qui va en effet provoquer illico un crêpage de chignons entre les trois hôtesses les plus en vue : l’épouse du taulier et ses deux filles. Pour les départager, le taulier décide qu'un berger choisisse qui mérite le plus d'avoir cette pomme entre la génisse, la chouette et la pute. Evidemment, le berger choisit la pute –mais aussi, il faut le dire, parce que celle-ci lui a promis avant qu'il pourrait avoir la femme qu'il convoite, s’il la désigne, elle. Le truc, c’est que la femme qu’il convoite, une certaine Hélène, qu’on dit très belle, est mariée au voisin. Qu’à cela ne tienne ! On enlève la mariée. Dépit du voisin qui rameute les autres voisins. Tous vont alors assiéger la cité du berger neuf ans durant avec des hauts et des bas, beaucoup de mort, mais toujours pas de femme du voisin à l’horizon. Là-dessus, dispute entre le chef des voisins et le voisin costaud à cause d'une autre histoire de bonnes femmes. Parce qu'il a été obligé de rendre son esclave sexuelle à son père, rapport à la peste qui sévissait, le chef des voisins exige que le voisin costaud lui file la sienne et comme ce dernier ne le veut pas, il l'enlève dans la nuit (une manie, ces enlèvements). Le voisin costaud, ultra furax (mais vraiment ultra de chez ultra) décide alors de se retirer de la coloc. Et pire de demander à sa mère, dont le taulier est l'obligé, qu'elle oblige celui-ci à faire en sorte que les colocataires soient décimés par la cité et tout cela afin que le chef des voisins prenne conscience qu'il a fait au voisin costaud un truc qui ne se fait pas.
Autrement dit, tout commence par une double contrariété sexuelle : des femmes qui se disputent la beauté, des hommes qui se disputent des femmes. Et une guerre d'une violence inouïe, qui va durer dix ans, qui va convoquer à la fois les hommes et les dieux. Le sort de l'humanité au nom d'une femme – tel est l'enjeu de l’Iliade. Mais sans doute parce qu'on a besoin de la femme pour faire l'humanité. Sans doute parce que la femme est l'origine du monde. A ce propos, notons que l'Iliade, comme toute histoire des origines, comme tout récit primitif, comme toute métaphysique (j'allais dire comme toute Bible) pose au commencement de tout un noeud sexuel nécessairement hétérosexuel. Là-dessus, les spécialistes sont d'accord : l'homosexualité grecque n'aura jamais été qu'un épiphénomène bien plus esthétique que social - l'histoire d'Achille et de Patrocle étant avant tout une histoire d'amitié fraternelle, d'amour viril et qui ne remet en rien les fondements de l'anthropologie.
Rubens, Thétis plongeant Achille dans le Styx pour le rendre invincible
Mais c'est de famille, et plus particulièrement du rapport mère-fils, dont je voulais parler à propos de ce premier chant. Le lien entre l'homme (Achille en l'occurrence) et le divin se fait, comme par hasard qui n'en est pas un, par la mère : Thétis - le personnage le plus accueillant, le plus doux, le plus sage du poème et que l’on ne peut que révérer. Comme le dit Rachel Bespaloff, à la relation respectueuse, normative et conventionnelle qu'a Hector pour sa mère Hécube, s'oppose l'attachement ardent et sincère d'Achille pour la sienne. Seule elle l'humanise un peu. Elle n'est jamais
« la mère orgueilleuse du héros triomphant, mais toujours la mère torturée du fils agonisant ».
Elle apparaît comme une Pieta antique qui connaît le destin de son fils et sa mort prochaine.
Risquons ici une interprétation hérétique : et si la colère d'Achille, sa décision de ne plus combattre au moins un temps, était au fond la seule manière, « inconsciente » dirions-nous aujourd’hui, qu'il ait trouvé de suspendre sa mort prochaine ? Et si Achille voulait retarder sa mort et que l'affaire Briséis lui en donnait une magnifique occasion ? Non pas tant par peur de mourir, ce serait lui faire injure que de le supposer, que par goût de vivre encore un peu et en réaction au choix de cette vie aussi « héroïque » que courte ? La colère d'Achille serait alors la trêve qu'il se propose à lui-même, quitte à mettre en péril ses compagnons. Après tout, quand on est sûr qu'on va tout gagner et qu'on va mourir glorieux, autant prendre son temps, autant retarder ce temps. L'Iliade, du moins jusqu'au chant XX qui marque le retour d'Achille au combat, serait alors une sorte de Gethsémani où le héros est tenté d'abolir son destin. La colère d'Achille comme Epoché. Car enfin… C'est un beau paradoxe de ce héros qui ne veut plus faire la guerre parce qu'il est vexé, alors qu'il est le plus fort de tous. Mais peut-être ça l'ennuie d'être le plus fort de tous au héros, comme l'ennuie un destin qu'il a choisi et qui s'avèrera, comme il l'avouera plus tard à Ulysse, décevant.
Car en effet, depuis qu’il est en vie, Achille s'est aperçu qu'être un demi dieu n'était pas un cadeau existentiel. Comme le lui dit Agamemnon non sans mépris :
« immense est ta vigueur, mais tu la tiens d'un dieu. »
Pas si folichon que ça d'avoir été « donné » à la force et au courage. Comme Midas condamné à changer en or tout ce qu'il touchait (et donc condamné à crever de faim et de soif si Dionysos n'avait pas conjuré le sort), Achille est condamné à la bravoure et à la gloire automatiques - et à la fin ça doit lui peser un peu. Et c'est peut-être par la prise de conscience de ce déterminisme implacable qu'on pourra lui pardonner ses carnages, ses immolations, son sadisme. En vérité, Achille est le dernier « destiné », le dernier produit du divin (au contraire d'Ulysse qui sera le premier « libéré ») - un demi-dieu qui ne fait déjà plus partie de ce nouveau monde dans lequel le mérite a remplacé le don, et comme le prouve cette étonnante déclaration de Nestor à celui-ci :
« Et toi, fils de Pélée, cesse de tenir tête au roi, de le braver, car il est supérieur aux autres par le rang, le royal porte-sceptre, à qui Zeus donne gloire. Tu peux être plus fort et fils d'une déesse ; malgré tout, il l'emporte, ayant à commander un plus grand nombre d'hommes. »
Achille, dernier héros primitif, dernier demi-dieu, et peut-être dernière incarnation du divin - toute l'Iliade étant selon Rachel Bespaloff, un processus d'humanisation où les dieux ont de moins en moins de place et de prise sur les hommes (l'Odyssée entérinera ce processus). Autrement dit, l'Iliade et l'Odyssée seraient les deux premiers textes de l'humanité qui, à l'instar de la Bible, vont abolir le mythe.
Que faire aussi de ces dieux tellement humains qu'ils ne peuvent que lasser l'humanité ?
« Ne va pas sur chacun d'eux faire une enquête »,
dit Zeus à Héra déjà prête à surveiller ses rivales. La phrase la plus drôle de l'Iliade ?
Chant II - Rituel et civilisation
Aga
Bizarrerie psychologique de l'Iliade (ou ravaudage narratif pour certains spécialistes selon lequel Homère aurait raccommodé de force deux récits n'ayant rien à voir entre eux) : alors que Zeus a persuadé Agamemnon, dans un songe malfaisant, que les Achéens pouvaient avoir la victoire « maintenant », celui-ci, au lieu d'organiser au plus vite l'attaque contre Troie, décide d'abord de sonder ses troupes, d'éprouver leur courage et pour ce faire les incite..... à lever le siège et à s'enfuir sur leurs nefs. Le Dieu lui dit dans la nuit qu'il va gagner et lui exhorte le lendemain ses troupes à tailler la route - et sans pour autant remettre en cause le songe ! C'est le cas de le dire, on croit rêver - et tout comme
« ceux qui n'étaient pas au Conseil, à ces mots, sentent leur coeur bondir au fond de leur poitrine »,
le lecteur sursaute. Mais qu'est-ce que c'est que ce beans ? Et en quoi est-ce là « un subtil projet » de fuir une victoire qu'un Dieu a dit certaine ? Heureusement, Ulysse intervient et dissuade tout le monde de partir. Ulysse qui sait retourner les situations par la simple parole. Ulysse et sa parole sociale qui s'adapte au roi comme au rustre.
« De chaque roi, de chaque chef qu'il aperçoit, il s'approche, tâchant de le faire rester par ses douces paroles (....) Trouve-t-il au contraire un homme du commun, qu'il surprend à crier, il le frappe du sceptre et lui dit, le prenant rudement à partie. »
Leibniz aussi procédait ainsi : à l'érudit, il était érudit, à l'âme simple, il était simple - mais sa philosophie restait la même (une histoire de Deleuze). Ulysse et sa parole politique. Tout le contraire de Thersite (le futur scélérat du Troilus et Cressida de Shakespeare) dont
« l'esprit est fertile en propos malséants »
et la parole toujours injurieuse, irritante et consanguine, bonne qu'à chercher querelle. Face à ce disputeur perpétuel, ce railleur blessant, ce sapeur de moral, Ulysse saura se montrer menaçant, et pour le plus grand plaisir du lecteur, calmera ses ardeurs malfaisantes:
« si je te prends encore à te conduire comme un fou comme tu viens de faire, qu'Ulysse cesse d'avoir la tête en place au-dessus de ses épaules, qu'on ne m'appelle plus père de Télémaque, si je ne te saisis, ne t'enlève tes hardes : manteau, tunique et linge enveloppant ton sexe, et ne te chasse ainsi de l'assemblée, en pleurs, vers les sveltes vaisseaux, meurtri de coups affreux. »
Mais la parole la plus effrayante, c'est celle de Nestor aux Achéens, celle du viol collectif, du viol comme récompense de guerre :
« ne vous pressez donc pas de repartir chez vous, mais attendez plutôt qu'en partageant le lit d'une femme troyenne chacun se venge enfin de toutes les alarmes et de tous les sanglots dont Hélène fut cause. »
Encore une fois, guerre sexuelle de l'Iliade. Pour autant, c'est dans ce chant II qu'Agamemnon revient pour la première fois sur son arrogance face à Achille et admet que « c'est lui qui s'est emporté le premier ». Premier retour sur lui-même, donc, et premier degré de conscience. La civilisation avance. Les rituels sont là, et notamment ceux du repas et du sacrifice, du sacrifice comme repas, du repas comme sacrifice :
« La prière finie, les grains d'orge lancés, on lève vers le ciel la tête des victimes, on égorge, on écorche ; on détache les cuisses, on les couvre de graisse en une double couche : on dispose au-dessus les morceaux de chair crue, puis on les fait brûler sur des sarments sans feuilles. Sur une broche ensuite enfilant les abats, on les présente au feu. Les cuisses consumées, on mange les abats. Lors, on coupe le reste en morceaux qu'on embroche ; on les rôtit avec grand soin, puis, de la flamme, on les retire tous. Ces apprêts du repas une fois terminés, l'on se met au festin, et personne en son coeur ne se plaint du banquet où chacun prend sa part. »
C'est pour ces passages que l'on lit, aussi, l'Iliade. Le boire et le manger. L'habit et les pafums. Le protocole et l'apparat. Car comme dirait Simon Leys, ce n'est pas la loi qui constitue la civilisation mais le rituel.
Banquet grec (un site sur l'alimentation antique)
Chant III - Un jour, Brunnehilde.
Diane Kruger (rôle d'Hélène) dans Troie de Wolfgang Petersen.
« Ah ! comme je voudrais que tu sois impuissant ! »,
ne peut se retenir de dire Hector à Pâris à cause de qui tout a commencé. Le noeud sexuel, historique, anthropologique de l'Iliade - cette guerre du monde, ou monde des guerres, cette origine guerrière du monde. La réponse de l'intéressé est d'un grec typique :
« Hector, avec raison tu me blâmes : c'est juste. (....) Ne me reproche pas, pourtant, les dons charmants de l'Aphrodite d'or : les dons brillants des dieux ne sont pas méprisables - ceux qu'ils nous donnent seuls et que nul ne saurait par lui-même acquérir. »
Autrement dit, ce n'est pas de ma faute si je suis si beau, si classe, si fouteur de femmes et si fouteur de merde ! Tout ça, c'est la faute aux dieux, ça n'a jamais été que la faute aux dieux. Même Priam le reconnaît devant Hélène qui s'accuse avec une violence quasi chiite de tous les maux qui s'abattent sur Troie, se traitant elle-même de « face de chienne ! » (elle fera ça à chacune de ses apparitions) :
« Tu n'es coupable en rien, pour moi, mais les dieux seuls sont coupables de tout, eux qui m'ont suscité cette guerre cruelle avec les Danaens. »
Cruauté des dieux mais qui va de pair avec cette innocence sauvage de l'homme antique, présocratique, que le christianisme mettra en pièce et que Nietzsche voudra retrouver. Au rapport dieux inhumains / hommes inhumains succèdera bientôt le rapport Dieu d'amour / hommes sauvés. Mais n’allons pas trop vite.
Pour le moment, Aphrodite protège outrancièrement Pâris. Alors que celui-ci allait être perforé par la lance de Ménélas et sans doute périr, le voilà escamoté en plein combat par celle-ci :
« elle peut aisément le faire, étant déesse ; elle cache le preux sous un épais brouillard et va le déposer dans sa chambre odorante aux suaves parfums. »
Et c'est l’extraordinaire confrontation entre Hélène et Aphrodite bien analysée par Pascal Zamor (encore lui !) sur son blog : l'humaine exhortant la divine à renoncer à sa condition de déesse et à devenir sa femme (ou son esclave). Puisqu'elle aime tant le bellâtre, qu'elle le rejoigne vraiment. Qu'elle fasse ce que fera un jour Brunnehilde pour Siegfried. Mais bien trop antique, Aphrodite ne peut accepter cette conversion à l'humanité et prouvant par là que la condition humaine n'est pas la plus enviable. Pas d'envie d'Incarnation chez les dieux de l'olympe.
Celui qui se fout de tout ça, c'est bien Pâris qui ne pense qu'à se mettre au lit avec Hélène car rarement
« aussi fort [qu'] aujourd'hui [le] possèdent l'amour et le désir suave ».
Rubens, mort d'Achille
Sa déesse l'a sauvé contre toutes les lois de la nature, que demander de plus ? Rappelons que c'est Pâris qui aura un jour la peau d'Achille - l'homme efféminé l'emportant contre toute attente sur l'homme ultra viril, le bellâtre protégé par la déesse Amour plus fort que l'homme le plus fort. Et cette scène de se terminer sur une phrase aussi troublante (et inquiétante) que celle représentée dans Le verrou de Fragonard :
« Après ces mots, vers le lit il marche le premier ; son épouse le suit. »
Consentante, au moins ?
Hélène enchaînée. Hélène qui « ne vit, semble-t-il, que dans l'horreur d'elle-même », écrit Rachel Bespaloff. Hélène, comme Anna Karénine, qui n'a voulu croire qu'en l'amour et s’est retrouvée en exil.
« Hélène, dans son palais de Troie, Anna dans la gare où elle va se jeter sous le train, se retrouvent devant leur rêve détérioré et ne peuvent s'accuser d'autre chose que d'avoir été dupes de la dure aphrodite. Tout ce qu'elles prodiguent se retournent contre elles, tout ce que touche leur beauté est calciné ou pétrifié. »
Hélène qui s'insulte comme une chiite, disais-je plus haut, ce qui est très curieux dans l'univers grec où l'on ne cesse de répéter que tout est de la faute des dieux. Hélène prête à se déclarer coupable dans un univers qui se pense avant tout comme innocent. Hélène, quasi sacrificielle. Hélène, première conscience préchrétienne ? Il est vrai que dans ce monde qui ignore encore le pardon et la rédemption, la culpabilité ne sert à rien sauf à chuter sans fin. Car
« il s'agit bien d'une chute, mais d'une chute sans date que ne précède aucun état d'innocence et ne suit aucune rédemption - chute perpétuelle d'un devenir créateur dans la mort et l'absurde. »
Et c'est pourquoipour Bespaloff :
« Nietzsche, en proclamant l'innocence du devenir, s'éloigne de l'antique autant que du christianisme ».
En vérité, il n'y a jamais eu « d'innocence du devenir » pas plus qu'il n'y a eu « d'inconscient créateur ». Nietzsche, comme Rousseau, ont fantasmé chacun leur âge d'or. L'Iliade n'est pas un monde gai - ni d'ailleurs gay. Ca ne rigole jamais chez les Preux ! Et Hélène, plus que toute autre, traîne sa plainte sur les remparts. Le seul qui la comprenne, c'est encore Hector. Complicité existentielle d'Hector et d'Hélène, sans doute la plus belle invention relationnelle d'Homère : l'amitié compassionnelle et intellectuelle entre un homme et une femme. A la mort d'Hector, les pleurs d'Hélène seront les plus beaux :
« Voici vingt ans déjà que je suis partie de là-bas et que j'ai quitté mon pays, et de toi jamais je n'entendis mot méchant ni amer... Je pleure donc sur moi, malheureuse, autant que sur toi, d'un coeur désolé. Nul désormais dans la vaste Troade qui me témoigne quelque douceur et amitié : tous n'ont pour moi que de l'horreur. »
Hélène, noble femme, et la plus belle d'entre toutes, mais condamnée par un sort injuste à faire le malheur de deux peuples. Mais Hélène qui ne se dépare jamais de sa dignité et de sa grandeur. Hélène qui est, comme on dit, au-dessus de la mêlée. Et peut-être même sa présence préserve-t-elle en même temps qu'on se massacre en son nom.
« Jusqu'au fond de sa misère, écrit superbement Bespaloff, Hélène garde la majesté qui met le monde à distance et fait reculer la vieillesse et la mort ».
Reculer n'est pas abolir, mais c'est déjà énorme dans ce monde que de le faire. En ce sens, mille fois oui, Hélène serait
« l'immortelle Apparence [qui] protège et maintient le monde de l'Etre. »
Apparence qui ne nous est jamais décrite. Homère ne dit en effet pas un mot de la beauté d'Hélène ni d’ailleurs des autres femmes -
« comme s'il y avait là je ne sais quoi de sacrilège : une anticipation interdite de la béatitude. Nous ignorons la nuance des yeux d'Hélène, la couleur des tresses de Thétis, la courbe de l'épaule d'Andromaque. Aucune particularité, aucune singularité ne nous est révélée, et pourtant nous voyons ces créatures, nous les reconnaîtrions, nous ne pourrions les confondre. On se demande par quels moyens impalpables Homère parvient à nous communiquer à ce point le sentiment de la réalité plastique de ses personnages. »
Peut-être parce qu'Homère n'avait pas besoin de voir pour sentir et faire sentir. Peut-être parce qu'un art d'aveugle est celui qui nous rend compte le plus de la beauté.
Offenbach, Orphée aux enfers, opéra de Lyon, 1997, le "choeur de la révolte" (à partir de 0h58)
Dans l'Iliade, le comique vient des dieux. Cause de tout et responsables de rien (contrairement aux hommes, cause de rien mais responsables de tout), ils rivalisent en caprice, incohérence, infantilisme, partialité à l'égard des hommes qu'ils incitent sans sourciller au massacre interhumain. Mais peut-être parce que, et comme le dit Vernant, les dieux sentent qu'ils n'en ont plus pour longtemps, que bientôt ils disparaîtront au profit d'un seul dieu, autrement plus puissant, et qu'il faut bien faire quelque chose pour exister encore un peu dans la mémoire des hommes - et donc leur faire des coucous sanglants de circonstance. L'Olympe est un salon mondain où l'on décide qui va mourir ou qui va survivre comme dans Guerre et Paix ou Les Sentiers de la gloire.
« Vous êtes cruels et malfaisants »,
leur hurle Apollon qui ne les aime pas - Apollon, réputé si cruel (épisode Marsyas) et si imbu de lui-même, est dans l'Iliade le dieu le plus sage et le plus dégoûté. Ami d'Hector et maître d'Homère, précise Rachel Bespaloff. Et c'est cela qui va bientôt disparaître : l'amitié (et donc l'inimitié) entre les hommes et les dieux remplacée par le seul amour (sans haine) entre un dieu et tous les hommes. N'oublions jamais que contrairement à ce qui va se passer avec Yahweh, il y a des forces supérieures aux dieux dans la mythologie grecque. Zeus et les autres peuvent mourir. Au-dessus d'eux règnent des divinités cosmiques comme le Destin, la Discorde, la Force, l'Energie, qui peuvent les pulvériser comme de simples mortels. Les dieux grecs ne sont ni sacrés ni cosmiques. Même Zeus ne peut rien contre les forces de l'univers - et c'est parce qu'il est sans doute plus conscient que les autres de cet état de fait qu'il est le maitre des siens. Sans Zeus, les dieux auraient péri depuis longtemps à force de connerie. Ainsi Zeus aime-t-il Hector et est-il sans doute, dans son « cœur », du côté de Troie, mais en même temps il sait que Troie doit périr et qu'Hector doit mourir. Pourquoi ? En quel honneur ? Mystère et boules de gomme. Il le sait, c'est tout, et il doit faire en sorte que cela advienne. Sa seule marche de manoeuvre, au Jovial, c'est de retarder les choses, éventuellement de les compliquer, mais à la fin, il doit laisser faire ce que les forces cosmiques ont décidé.
En fait, dans la cosmologie antique, C'EST LA NATURE QUI VEUT LA GUERRE, c'est la nature qui est guerre,
« c'est la nature qui participe aux luttes des hommes, et le ciel et la terre et les monts et les fleuves s'intéressent au conflit ».
Ni doux anéantissement comme dans le bouddhisme ou justice divine avec rétribution des mérites et vie éternelle comme dans le judéochristianisme, non une simple lutte des forces, une vie purement conflictuelle, une vie qui naît du conflit. D'où Achille. Et c'est contre ce fascisme originaire de la vie, ce nazisme ovulaire, ce carnage spermatique, que vont s'ériger les grandes religions (même la plus con).
Chant IV - On dirait une mère.
Picasso, Maternité (1963)
Comme Wagner, Homère est aussi bon dans l'ensemble que dans le détail. Ainsi, lorsque Athéna intervient dans la bataille pour sauver Ménélas :
« Devant toi se dressant, elle écarte le trait pointu loin de ta peau ; on dirait une mère éloignant de son fils qui sommeille une mouche. Elle fait dévier la flèche vers l'endroit où des agrafes d'or ferment le ceinturon, où le ventre est couvert d'une double cuirasse. La flèche amère atteint le ceinturon bien clos, et, traversant ce ceinturon très ouvragé, vient se ficher dans la cuirasse au fin travail ainsi que dans la cotte appliquée au niveau du ventre sur la peau, rempart contre les traits, défense la meilleure. »
Si ce n'est de l'écriture chirurgicale, qu'est-ce que c'est ? On notera le sublime, pré-marial et invariant des siècles et des siècles : "on dirait une mère."
Férocité de la guerre qui oblige à contraindre les faibles, à humilier les médiocres, à mortifier les doux - soit ceux qui ne veulent pas se battre comme il faut :
« Quant aux mauvais soldats, Agamemnon les refoule au centre, de façon que chacun, même contre son gré, soit forcé de se battre. »
La guerre comme ce qui force à se battre, c'est-à-dire à vivre malgré soi. Et lorsque « ça commence » enfin, la première bataille, lorsque les troupes, haranguées par leurs chefs, avancent, Homère a cette remarque bouleversante :
« On ne croirait jamais que cheminent ensemble un si grand nombre d'hommes, dont chacun, dans sa gorge, est doué d'une voix. »
Du camp des dieux et des Forces dont Discorde, la pire d'entre elles, fait partie, on avise :
« Le parti des Troyens, c'est Arès qui l'anime. L'autre, c'est Athéna, la déesse aux yeux pers. Elle a près d'elle Crainte et Panique et Discorde aux terribles fureurs [les forces cosmiques dont nous parlions plus haut], la compagne et la soeur de l'homicide Arès, qui, petite d'abord, se dresse tout à coup, et voici que son front s'en va heurter le ciel, alors que de ses pieds elle foule la terre ; c'est, une fois de plus, elle-même qui vient, sans égard pour personne [ni pour les mortels ni pour les Immortels], insuffler un esprit de querelle à travers les rangs qu'elle parcourt en faisant sous ses pas grandir la plainte humaine. »
Les perforations commencent.
Chant V - Image et fumée
Pallas Athéna, par Klimt.
Les perforations commencent. Les fils tombent. Les pères pleurent. Parfois un dieu sauve la vie d'un fils, quand son frère est mort et afin
« d'épargner à [leur ]vieux père un deuil complet »,
comme c'est le cas avec Darès. Parfois, non. Ainsi Diomède qui poursuit Xantos et Thoon,
« les deux fils que Phaenops a tendrement choyés. Leur père est accablé par la triste vieillesse ; il n'a pas d'autre fils à qui laisse ses biens, et voici que, tout deux, Diomède les tue, leur enlève le souffle et ne laisse à Phaenops que plaintes et chagrins. »
Le carnage, comme l’écriture, est chirurgical :
« Lors, à la fesse droite, il l'atteint de sa lance ; la pointe file droit à travers la vessie en pénétrant sous l'os ».
A peine plus loin,
« l'airain, lui transperçant la base de la langue, file à travers les dents. »
Puis,
« il tranche le bras lourd qui, sanglant, tombe à terre. »
Encore un peu plus loin,
« il fend la clavicule, et ce terrible coup, de la nuque et du dos lui détache l'épaule. »
Le comble du détail et de l'horreur (car l'horreur, c'est le détail), c'est lorsque le fils de Tydée frappe Enée à la cuisse avec une pierre,
« à cet endroit qu'on appelle cotyle, où la cuisse pivote au-dedans de la hanche. Cette pierre rugueuse, en emportant la peau, lui brise le cotyle et rompt les deux tendons. Tombé sur les genoux, le héros se soutient en s'appuyant au sol de sa puissante main, et l'ombre de la nuit enveloppe ses yeux ».
Tout dit qu'il va mourir. Non ! Car au paragraphe suivant, le miracle (et le soulagement) a lieu :
« Il aurait péri là, le chef de guerre Enée, si la fille de Zeus ne l'avait aperçu de son oeil pénétrant, - Aphrodite, sa mère, [bonne mère et belle femme !] qui dans les bras d'Anchise, alors gardien de boeufs, autrefois le conçut. Elle étend ses bras blancs, en entoure son fils, et, devant lui, pour le cacher, déploie un pan de sa robe éclatante, écran contre les traits... »
et sauve son enfant. Diomède, incité par Athéna elle-même à
« frapper avec le bronze aigu »
Aphrodite, réussit à atteindre le « bras délicat » de celle-ci :
« La pique, traversant le vêtement divin de la déesse qu'ont ajusté les Grâces, pénètre dans la chair au-dessus du poignet. Alors jaillit le sang divin de la déesse, ce liquide coulant dans les veines des dieux qu'on appelle l'ichor (...) Avec un cri strident, elle laisse son fils échapper de ses bras ».
Enée va-t-il périr cette fois pour de bon ? Non ! Car
« Phoebus Apollon dans les siens le recueille et l'enlève à l'abri d'une sombre nuée »,
laissant Diomède à ses cris d'indignation. Ce que l'on admire, c'est la vitesse narrative avec laquelle tout cela est raconté. Comme dans un film, pourrait-on dire. Voire même, un dessin animé.
Les humains font donc bel et bien la guerre aux dieux - c'est cela qui apparaît dans ce fabuleux chant V, l'un des plus violents de l'Iliade, et comme l'atteste elle-même Aphrodite :
« c'est aux Immortels que les preux danaens font maintenant la guerre ».
La chute de Troie serait-elle alors un crépuscule des dieux - lui-même entériné par le retour d'Ulysse ? Car que sera l'Odyssée sinon la prise d'autonomie définitive de l'homme contre les dieux ? En attendant,
« il a souffert, Arès (...), elle a souffert, Héra (....) il a souffert, enfin, le monstrueux Hadès » -
et tous par des hommes. Les dieux atteints par les hommes - ou la plainte de Dioné.
Shougaichishizai, "blessure"
Et Athéna de plaisanter avec Zeus de la blessure d'Aphrodite, prétendant que celle-ci n'a dû que s'écorcher la main en caressant un de ses beaux voiles et en en effleurant l'une de ses agrafes d'or. Encore une fois, comédie mondaine, superficielle et médiocre des Dieux. En vérité, la supériorité des dieux sur les hommes ne réside que dans leur faculté de prendre l'aspect d'un mortel ou de disparaître ou faire disparaître un tel dans le brouillard. La supériorité des dieux sur les hommes est.... image et fumée. Deux races qui seront toujours bien distinctes l'une de l'autre (comme le dit Apollon) mais qui au fond ne peuvent se rencontrer - se regarder - sans dommage : le mortel succombe en effet dans le regard du dieu, mais le dieu n'a pas toujours intérêt à ce que le mortel succombe devant lui, surtout quand il en est amoureux comme c'est le cas de Zeus avec les bergères. Il doit alors revêtir un masque, mais ce masque constitue l'échec « relationnel » des deux. Avec son Dieu unique, infiniment plus puissant que tous les dieux grecs, et sa faculté d'Incarnation, on comprendra le sens de la future révolution chrétienne. Aux dieux aussi humains que nous mais que nous ne pouvons regarder en face succède un dieu surhumain que l'on va pouvoir regarder et toucher.
« La jante d'or inaltérable, et, par-dessus, des cercles en airain s'adaptent, beaux à voir. Les moyeux ronds, des deux côtés, sont en argent. Des entrelacs d'or et d'argent, de toute part, ornent la plate-forme. Autour de celle-ci court une double rampe. Il en sort un timon d'argent, au bout duquel Hébé vient attacher le splendide joug d'or, et d'or également sont les belles courroies, qu'elle fixe au-dessus. »
Tout est or et métal chez Homère. Tout sera lumière et rose chez Dante. Préparatifs d'Athéna, sa robe, son casque, sa pique et avec un ton très « au bonheur des dames », comme du reste, dès que l'on nous parlera des armures et des plumes des preux, on est dans une sorte d' « au bonheur des hommes. »
Athéna, la fille préférée de Zeus, qui après avoir ri avec lui de la blessure d'Aphrodite, se voit accordée le droit, via l'intervention de Héra, de fracasser Arès si elle en a envie ! Et voilà qu'après s'être fait Aphrodite, Diomède peut se faire Arès en l'atteignant, via la vicieuse Athéna, « dans le bas-ventre ».
« Arès, le dieu d'airain, pousse alors un grand cri, - cri pareil à celui que lancent au combat neuf ou dix mille hommes, au moment où s'engage une lutte sanglante. »
Et c'est alors que l'on voit Arès aller se plaindre à Zeus non seulement d'avoir fait d'Athéna sa scandaleuse chouchou, mais en plus lui reprocher, à lui Zeus, de permettre cette bataille fratricide edes dieux. Lui, Arès, bourreau des hommes, toujours prêt à en découdre avec tout le monde, et pas précisément « un intellectuel », prend conscience, à la fin du chant V, de ce qui est en train de se passer :
« Affreux sont les tourments qu'en faveur des mortels nous nous infligeons, nous, les dieux, les uns aux autres. »
Arès prend conscience que quelque chose dans cette se joue "EN FAVEUR DES MORTELS" et subséquemment en défaveur des dieux. Encore une fois, la chute de Troie sera le début de la chute des dieux.
Chant VI - Hélène chiite
Suite des exploits de Diomède (c'était l'époque où l'on n'avait pas peur de parler des combats et des morts en termes héroïques) - mais les lois de l'hospitalité sont sacrées, aussi Diomède et Glaucos qui sont liées par elles cessent leur duel :
« évitons désormais, fût-ce en pleine mêlée, la pique l'un de l'autre. »
A Troie, Hélène continue de s'autoflageller devant Hector :
« Beau-frère, je ne suis qu'une chienne perverse, que tous ont en horreur. Ah ! Pourquoi donc, le jour où m'enfanta ma mère, n'ai-je pas été prise et transportée, au vent mauvais d'une bourrasque, en haut d'une montagne ou dans la mer houleuse aux flots retentissants : là, j'aurais disparu, noyée, avant d'avoir provoqué tant de maux ! »
C'est cette conscience extrême de sa culpabilité, qui fait qu'Hélène est au fond le seul personnage innocent de l'Iliade. Car en effet, tout ce qui arrive est de son fait - mais CE FAIT N'EST PAS SA FAUTE. C'est la faute des dieux, c'est-à-dire des circonstances supérieures, des forces cosmiques, de la vie méchante. Comme OEdipe, Achille, et tant d'autres, Hélène est coupable mais non responsable.
Contre cette cruauté tellurique et céleste répond l'humanité des hommes et des femmes, Hector et Andromaque en premier lieu, et dans l'un des plus duos conjugaux qui soient, ceux-ci prouvent que dans ce monde apparemment de pure extériorité, l'intériorité, l'affection et la tendresse existent bel et bien :
« Hector, voyant son fils, lui sourit en silence. »
Et comme Astyanax (cet aiglon qui sera un jour jeté d'une falaise pour la simple raison qu'il était le fils de son père) pleure de peur en voyant le bouclier de celui-ci, celui-ci l'enlève, et prend son fils dans les bras pour le bercer, tandis qu'Andromaque « pleure et rit à la fois ».
Et lorsque le mari dit à la femme :
« rentre au logis et ne prends soin que des travaux qui sont les tiens : du fuseau et du métier. Les soucis de la guerre incomberont aux hommes... »,
c'est tout le féminisme qui vole en éclats, parce que oui, les hommes, de toute éternité, ont voulu protéger les femmes d'eux-mêmes et de leur instinct de mort.
Astyanax, sur les genoux d'Andromaque essaie d'attraper le casque de son père Hector, cratère à colonne apulien à figures rouges, v. 370-360 av. J.-C., Musée national du palais Jatta à Ruvo di Puglia (Bari)
Chant VII - Le mur athée
Tête d'Apollon, Bourdelle, Musée d'Hors c'est
La seule marge de manoeuvre des dieux ou des hommes, c'est l'époché. La suspension. La trêve. La mise en retard de la mort pour une heure, un jour, dix ans.
« Arrêtons maintenant la guerre et la tuerie, pour aujourd'hui du moins »,
dit Apollon le pacificateur de l'Iliade. Freiner le cours des choses - c'est, je suppose, l'attitude de droite par excellence au contraire de l'attitude de gauche qui croit réellement à la volonté humaine et sa capacité à changer les choses, qui croit réellement, la malheureuse, à l'Action, et à la pire, la collective.
Et c'est pour faire cesser un instant l'Action collective, la guerre de tous contre tous, qu'a lieu ce chant VII, l'un des plus beaux d'Homère, un combat singulier entre Ajax et Hector. C'est dans ce duel d'individus que les deux camps ennemis sont prêts à reconnaître leurs valeurs et faire en sorte que l'humanité retrouve sa noblesse :
« Fais triompher Ajax et permets qu'il remporte une éclatante gloire, demandent les Achéens à Zeus, juste avant d'ajouter : si tu prends soin d'Hector et si tu le chéris, fais du moins que tous deux aient force et gloire égales. »
Et Ajax bondit. Hector lui-même en frémit.
« [Son] coeur bat fort dans sa poitrine, mais maintenant il est trop tard pour s'esquiver, retourner en arrière et venir se plonger dans la foule des siens : lui-même a provoqué les Argiens au combat. »
Humanité de la peur. Et autonomie grandissante de cette humanité à l'égard des dieux.
Le lendemain de ce duel (dont personne n'est sorti vainqueur), les Achéens construisent un mur pour protéger leur camp et leurs navires. Mais ce mur de défense est surtout un mur de défense contre les dieux, UN MUR ATHEE, le premier mur athée de l'Histoire - car les Achéens, en l'édifiant, n'ont pas fait d'offrandes aux dieux, prouvant ainsi qu'ils commençaient à agir de leur propre chef, sans se référer à ceux qui au fond se révélaient de plus en plus inutiles pour eux. Poséidon, le seul des habitants de l'Olympe, s'en rend bien compte :
« Ah ! Zeus Père, à ce compte, est-il donc désormais sur la terre infinie un seul homme qui veuille encore confier à l'un des Immortels un projet, un dessein ? Ne vois-tu pas qu'ainsi les Argiens chevelus ont bâti cette fois un rempart pour leurs nefs, l'ont muni d'un fossé, sans accorder aux dieux d'illustres hécatombes ? Le renom de ce mur se répandra partout où l'aurore s'étend, tandis que tombera dans l'oubli l'autre mur, celui qu'avec Phoebos Apollon j'ai construit à grand effort pour le héros Laomédon. »
L'Iliade comme crépuscule des Dieux, l'Odyssée comme ultime combat entre les dieux et les hommes - entre Poseidon et Ulysse, et c'est Ulysse qui gagnera.
Chant VIII - Le câble de Zeus
Zeus et Thétis, par Ingres, détail
« Tenez, si vous voulez, dieux, faites-en l'épreuve : accrochez donc au ciel, pour voir, un câble d'or, puis tirez-le, vous tous, dieux, vous toutes, déesses ; malgré tous vos efforts, vous n'entraînerez pas du ciel jusqu'à la terre Zeus, maître souverain. Mais, à mon tour, si moi, je me mets à tirer le câble fortement, j'entraînerai la terre et la mer avec vous ; après quoi, si j'attache à l'Olympe le câble, ce monde dans les airs restera suspendu ! Tant je domine, moi, les hommes et les dieux ».
Plus fort que tout, mais pas du destin ni des forces de la nature – tel se révèle Zeus. Les dieux sont en effet faillibles, remplaçables, susceptibles de tomber dans le Tartare comme Japet ou Chronos - immortels, certes, mais pas éternels. Alors, comme tout un chacun, ils s'occupent, ils bricolent, ils brodent (Athéna s'est faite elle-même sa robe), ils cuisinent, ils jardinent, ils vivent leur petite vie. Plus ou moins abandonnés par les mortels ou les uns par les autres :
« ...et si nous écartions Zeus à la grande voix, là-bas, il resterait se ronger le coeur, seul, assis sur l'Ida »,
propose Héra dans un moment d’égarement.
Dur dur d'être un habitant de l'Olympe !
Chant IX - Achille à Gethsémani.
Hétérosexualité de l'Iliade. Une guerre pour une femme - Hélène. Un refus de combattre pour une autre femme - Briséis.
« Mais c'est une colère affreuse, interminable, Achille, que les dieux ont mise en ta poitrine à cause d'une fille, à cause d'une seule ! ».
Les femmes comme enjeu des hommes. Les femmes et les hommes comme condition de l'humanité. On ne saura jamais si Achille et Patrocle ont consommé leur amitié. On saura en revanche qu'ils passent la nuit avec une de leurs captives - et cette précision sexuelle n'est pas rien :
« Achille va dormir au fond de sa maison solidement construite. Au côté de ce preux est couchée une femme qu'il a prise à Lesbos, la fille de Phorbas, Diomédée la belle. Patrocle, lui, va se coucher à l'autre bout, auprès d'une captive aux beaux atours, Iphis, que le divin Achille, autrefois lui donna, quand il eut pris Seyros, le haut fief d'Enyeus. »
Dans ce même chant IX, Agamemnon est tenté de jeter l'éponge, d'abandonner la guerre et de s'en retourner chez lui. Nestor et Ulysse l'en dissuadent. Agamemnon leur cède et déclare qu'il fera un pont d'or à Achille, le couvrira d'honneurs, lui donnera « sept femmes de Lesbos » (encore des femmes !), s'excusera comme jamais homme ne se sera excusé auprès d'un autre, si Achille cédait. Mais Achille, buté, refusera encore.
Achille que l'on découvre pourtant sous un autre jour,
« réjouissant son coeur à tirer des sons clairs d'une belle cithare, instrument merveilleux à traverse d'argent »,
et chantant les exploits des héros. Achille qui accueille Ulysse et Phoenix avec les honneurs, découpant lui-même la viande pour eux. Achille mélomane et cuisinier ! Génie des libations. Noblesse des bombances. La civilisation, simple question de rituel, une fois de plus.
Et c’est dans cette scène magnifique qu'Achille crache le morceau : le destin d'une vie courte et glorieuse contre celui d'une vie longue et humble. Mais comment réaliser la première s'il refuse de se battre ? Quel est le sens de cet époché ? Est-ce au fond comme on l'a déjà dit, le besoin pour le héros de suspendre son destin glorieux ? Sa colère ne serait-elle alors qu'un prétexte pour ne pas mourir tout de suite ? La gloire immortelle, oui, mais pas trop vite ? Achille, ce psychopathe au courage inhumain, aurait-il peur ? Serait-il dépassé par son choix héroïque ? Quel autre héros a reculé un instant devant sa mort glorieuse ? A hésité à y aller ? Mais le Christ, bien sûr, à Gethsémani.
Notons également que dans ce chant, Achille, malgré son inflexibilité, commence à nuancer son refus de se battre. Alors qu'il menace encore de quitter les lieux, le voilà qui invite Phoenix à coucher chez lui et rajoute qu'
« au lever du jour, nous verrons s'il convient de repartir chez nous, ou bien de demeurer. »
Il connait ses effets, le père Achille. Et comme le dit Robert Flacelière (édition Pléiade que nous suivons page par page) dans ses notes :
« De ce changement d'attitude, Socrate, dans l'Hippias mineur de Platon, conclut paradoxalement qu'Achille est plus trompeur qu'Ulysse » !!!!!!
Platon, lecteur nietzschéen d’Homère, on aura tout vu.
Pour l'heure, il faut dormir. Accepter « le présent du sommeil ». Et « à la nuit noire, obéir ». Deux formules saisissantes, typiques du génie d'Homère, sa vitesse antique, et sur laquelle on reviendra plus tard.
Mantegna, Christ au Jardin des Oliviers
Chant X - Vitesse des antiques
Mel Gibson, Passion du Christ
Vitesse des antiques et des médiévaux. Vitesse de Homère et de Dante - qui en un mot disent une ligne, en une ligne une page, en une page un livre. Plus on ira dans les siècles, plus on fera long et compliqué : Cervantès, Balzac, Pynchon. Le seul mot ne fera plus sens tout seul. Il en faudra d’autres, beaucoup d’autres pour dire les choses. C'est René Girard qui faisait remarquer à propos de la longue scène de flagellation de La Passion du Christ de Mel Gibson (eh oui !) que celle-ci était toute entière contenue dans la périphrase :
« ...après l'avoir fait flagellé.... »,
périphrase apparemment si simple, si pudique, alors qu’elle était une litote monstrueuse, et que Gibson avait bien eu raison de la filmer de cette façon aussi sanguinaire afin de faire comprendre au spectateur moderne ce que le témoin de l'époque savait de la cruauté de ce supplice romain. Et que dans ces simples mots était contenu tout ce que représenteraient bientôt, et avec des raffinements de cruauté, en fait du simple réel, les peintures affreuses et les films sadiques à venir.
Ainsi faut-il lire Homère. Ainsi faut-il percevoir l’horreur de l’Histoire dans toute son amplitude, sa nervosité, sa cosmologie physiologique ou physiologie cosmologique où le battement d'ailes d'un papillon fait trembler l'univers, où un brin d'herbe vaut pour toute la nature, où les sanglots d'un homme résument la condition humaine, etc. Telle cette phrase qui ouvre le chant X et qui, en quelques lignes, nous ouvre à la dimension naturelle des dieux, puis à leur dimension destinale, avant de terminer sur l'état existentiel d'Agamemnon.
« Comme l'époux d'Héra, déesse aux beaux cheveux, fait luire les éclairs quand il va déchaîner les torrents de l'averse, ou la grêle ou la neige, qui saupoudre les champs [dieux = Nature, autrement dit, Dieux inutiles = hommes libres], ou l'effroyable guerre à la gueule béante [dieux = Histoire ou Destin, autrement dit, Dieux encore "utiles" et tragiques = hommes enchaînés], aussi pressés sont les sanglots d'Agamemnon, qui montent de son coeur et lui déchirent l'âme [humanité = coeur + âme]. »
Notons également qu'Homère, qu'un Nietzsche voudrait joyeux et belliciste, parle de la guerre en termes toujours négatifs, "effroyable", et qu'en ce sens, il intervient souvent dans son texte ; il y a bien une subjectivité homérienne. Les preux sont donc aussi des humains, les héros des hommes sensible. Certes, il ne s'agit pas de faire d'Agamemnon un héros « existentialiste », mais il s'agit de voir que ces sanglots-là contiennent, annoncent, concentrent la guerre et la paix, le voyage au bout de la nuit, et peut-être la nausée.
Et elle est belle cette nocturne entre les deux frères, tous les deux insomniaques, où le droit d'aînesse est respecté :
« Il attend les yeux sur moi que je l'entraîne »,
dit affectueusement Agamemnon de Ménélas.
En effet, la reconnaissance fraternelle est une réjouissance :
« Agamemnon se réjouit de voir son frère »,
phrase toute simple et qui contient toute l'humanité du monde - même si aujourd'hui écrire dans un livre : « Jean-Kévin se réjouit de voir son frère, Quentin-Gérard » serait plat, pauvre et ne contiendrait rien d'universel, alors qu'avec Agamemnon et Ménélas, si.
Dolon vêtu de sa peau de loup. Lécythe à figures rouges.
Vers 460 av.J.C., Louvre
Suit l'épisode célèbre de la « Dolonie » qu'on pourrait renommer « les infiltrés » et qui marque un réel tournant dans la guerre - en fait, la première défaite signifiante de Troie et le sentiment que désormais tout est perdu pour la ville d'Hector et d'Andromaque. Tandis qu'Ulysse et Diomède sont envoyés en espions dans le camp de Troie, Dolon (dont on nous précise
« qu'il n'est pas beau mais rapide à la course » !)
est envoyé de même par les Troyens dans le camp des Achéens. Mais il tombe sur les deux premiers et se fait, malgré sa « rapidité à la course », capturé par eux [et quel détail tragique lorsque Homère précise que tous les deux poursuivent sans répit Dolon, celui-ci étant bel et bien « coupé des siens », trois mots qui font froid dans le dos], et après avoir été contraint de leur livrer des informations stratégiques, est liquidé sans autre forme de procès. Voici donc l'aventure lamentable d'un homme, Dolon, laid, apparemment courageux, sprinteur émérite, mais qui échoue en tout, se fait avoir par l'ennemi, se révèle pleutre, suppliant, misérable et périt sous l'épée de Diomède
« qui lui plonge [celle-ci] en plein milieu du cou, tranchant les deux tendons ».
Périssent en outre nombre de troyens venus à la rescousse et qui ne font pas le poids face à Diomède et Ulysse. Le carnage (et la victoire) des deux Achéens est totale. Quelque chose a bien changé dans l'équilibre des forces et laisse un goût amer chez le lecteur, quelque chose qui aurait un rapport avec « la guerre, c'est dégueulasse ». Tant pis, Diomède et Ulysse reviennent en vainqueurs dans leurs camps, « en riant », et avec les chevaux qu'ils ont volé au Troyens (bientôt, ce sera avec un autre cheval qu'ils y retourneront...).
« Après quoi, les deux preux vont laver dans la mer l'abondante sueur qui recouvre leur cou, leurs jarrets et leurs cuisses. Puis, quand l'onde marine a nettoyé leur corps et rafraîchi leur âme, ils se baignent tous les deux dans des cuves polies. Ensuite, bien baignés, largement frottés d'huile, au repas, ils s'assoient et, d'un cratère plein puisant le vin suave, ils offrent à Pallas une libation. »
N'a-t-on jamais mieux exprimé le sentiment de bien-être total ?
Strigils & Sponge, par Sir Lawrence Alma-Tadema
Chant XI - Forces boréales
Hommes, dieux, Forces. Ou plus exactement, Forces, dieux, hommes.
« Aurore, abandonnant le brillant Tithonos, se lève de son lit pour porter la lumière aux hommes comme aux dieux. »
On l'a déjà dit mais on le redit : les dieux de l'Olympe sont dépendants des forces supérieures, lois de la nature plus ou moins incarnées qui commandent aux uns et aux autres. Alors, on se demande quel peut être le sort de ce Tithonos enlevé et aimé par une entité de cette sorte. Etre aimé par Arès ou Aphrodite, passe encore, mais être aimé... par l'Aurore ! Se faire draguer par le Crépuscule. Convoler en justes noces avec l'Eté ou l'Hiver. Faire l'Amour avec le Vent ou le Brouillard. Enfanter avec Minuit. Deviser avec Boréal.
La bataille reprend. Zeus s'en mêle et envoie dans l'Hadès un nombre impressionnant de preux achéens. Discorde, autre force supérieure de la "race" d'Aurore, fait des siennes :
« Seule divinité présente à ce combat, Discorde les contemple avec ravissement, elle qui sans répit excite les sanglots. »
A ce sadisme originel de la vie répondent les métaphores pastorales d'Homère pour exprimer la guerre - parce que la lutte est aussi dans le langage, parce que le langage porteen lui les traces de la lutte, les blessures des hommes, mais aussi leurs sillons, leurs fluides, leur sang, leur terre :
« Comme l'on voit des moissonneurs qui se font face avancer à travers le champ d'un homme riche, en suivant les sillons, parmi l'orge ou le blé.... »,
puis, dans le paragraphe suivant :
« Quand vient l'heure où, dans les gorges des montagnes, le bûcheron s'apprête à prendre son repas - ses bras se sont lassés à couper de grands arbres ; son coeur, dans sa poitrine, épuisé de fatigue, éprouve le désir des douces nourritures-.... »
Jules Dalou, Le grand paysan, détail (Musée Door says)
Comme il y aura un jour toute la société achéenne dans le bouclier d'Achille, il y a toute l'histoire des métiers, toute l'évocation des vies humbles dans les métaphores d'Homère. Dans Les Raisins de la colère de Steinbeck, un chapitre sur deux était consacré à la vie paysanne. Dans l'Iliade, un vers sur deux contient une chronique sociale. Vitesse des vers homériques, comme on disait.
Et encore un peu plus loin, les blessures d'Agamemnon sont comparées aux
« amères douleurs quand une femme enfante. »
J'aime ce monde analogique et traditionnel. J'aime ce monde où les mots étaient les choses, où saisons et châteaux allaient de pair, où les cycles étaient physiques et métaphysiques, cosmiques et sociaux, sexuels et mortuaires. J'aime ce monde d'avant la physique quantique où la terre et les dieux suffisaient pour être. J'aime ce monde de la guerre et de l'Angélus.
Et j'aime aussi ce petit pervers de Pâris dont l'adresse à l'arc compense largement la supposée lâcheté (c'est quand même lui qui lui enverra une flèche dans le talon, à cette brutasse d'Achille !). Là, il a tenté d'en envoyer une dans le bas-ventre de Diomède qui n'apprécie pas :
« Ah, l'archer ! l'insolent ! le beau garçon bouclé qui reluque les filles ! Si tu venais combattre en armes, face à face, à quoi te serviraient ton arc et tous ces traits ? Maintenant, pour m'avoir égratigné le pied, quel n'est pas ton orgueil ! Mais je m'en moque autant que j'étais frappé par une femme ou par un enfant sans raison. Impuissant est le trait d'un lâche, d'un vaurien. Il en est autrement de mon épieu pointu : si peu qu'il touche un homme, il en fait un cadavre, et la femme du mort se déchire les joues, ses fils sont orphelins, cependant que lui-même, il pourrit sur le sol qu'il rougit de son sang, et l'on voit près de lui plus d'oiseaux que de femmes. »
Mais qu'on le fasse taire ce grand escogriffe ! Que Pâris lui décoche un trait dans la bouche et que la flèche lui sorte par la nuque !!
Mais celle que je préfère, dans ce chant XI, c'est Hécamédé, la captive de Nestor,
« aussi belle à voir que les déesses [et qui] mélange dans la coupe à du vin de Pramnos du fromage de chèvre, qu'elle-même a râpé sur une râpe en bronze, puis y répand la fleur d'une blanche farine. »
C’est moi qui souligne.
C'est également au chant XI qu'apparaît pour la première fois Patrocle et dont immédiatement on nous dit que « c'est alors pour lui le début du malheur. » Force du destinal. Force de l'Elément.
Chant XII - Mur athée 2
Retour sur le mur athée du chant VII. Un retour qui se présente comme une annonce et qui dit que les dieux détruiront un jour ce fameux mur... mais après la défaite de Troie et après que les Argiens aient quitté la région. Voilà qui est fort étonnant. Les dieux ont attendu l'après-guerre pour détruire ce mur qu'ils n'avaient jamais approuvé. Et vu la violence avec laquelle ils s'y prennent, on se demande, une fois de plus, ce qu'il en est de leur réel pouvoir :
« ...lors, Apollon et Poséidon le détruisirent. Ils lancèrent sur lui l'assaut de tous les fleuves qui portent le nom de l'Ida pour courir vers la mer (...) De ces fleuves alors le brillant Apollon fit converger les bouches, et sur le mur, pendant neuf jours, lança leurs flots. Zeus envoyait du ciel une incessante pluie pour que le mur s'en fut plus vite à la dérive. Mais l'Ebranleur du sol, le trident à la main, dirigeait tout lui-même ; il faisait emporter par les vagues les fondements - poutres et pierres - que les Argiens avaient à grand-peine posés ; il nivela les bords du fougueux Hellespont, sous le sable à nouveau couvrit la vaste grève, puis lorsque le rempart ne laissa plus de trace, il fit rentrer chacun des fleuves dans le lit qui recevait auparavant ses belles eaux. »
Quel laborieux déluge divin, tout de même, pour faire voler en éclat trois briques humaines ! En vérité, ce sont les dieux qui donnent l'impression d'être "en grand-peine" pour détruire ce bon dieu de mur. Même à trois, il n'y arrivent pas d'un coup. C'est bien que les choses ont changé dans l'Olympe et que les Immortels ont vieilli..
A ces limites des dieux répond, comme par hasard, la limite du poète qui intervient, à la Emmanuelle Carrère pourrait-on dire, ou plus classiquement, à la Dante, pour avouer les limites de son langage pourtant infini :
« Chaque groupe combat devant l'une des portes. Mais je ne puis tout dire : il faudrait être un dieu ! »
Destin de la langue. Langue du destin - tel se déploie ce sombre chant XII dont on retiendra aussi cette belle formule patriotique :
« seul un présage est bon : défendre sa patrie »,
et qui n'est rien d'autre qu'un impératif existentiel : ce n'est pas parce que le destin nous battra qu'il ne faut pas combattre. Notre liberté, c'est de faire comme si celle-ci était possible, c'est d'y croire. Et de fait, celui qui se croit libre l'est déjà plus que celui qui n'y croit pas - que la liberté existe ou non. L'Iliade est ce poème où les hommes sont de plus en plus libres et où les dieux apparaissent subséquemment comme de simples réalités naturelles : un ouragan ou une rosée. C'est pourquoi il faudra un jour un dieu, non seulement unique, c'est-à-dire plus fort que tous réunis, mais surtout qui assurera cette liberté. Il faudra un dieu existentiel et non plus destinal. Nous serons alors embarqués mais non plus "destinés". Le mur argien, "athée" est en fin de compte un mur antipaïen.
Impossible de ne pas citer cette extraordinaire métaphore, une des plus belles, des plus émouvantes et des plus sociales, d'Homère :
« ... comme on voit une ouvrière honnête, en pesant de la laine, équilibrer les deux plateaux de part et d'autre, - elle n'obtient ainsi, pour nourrir ses enfants, qu'un misérable gain : de même le combat le combat s'équilibre pour eux, jusqu'au moment où Zeus comble de gloire Hector.... »
Chant XII - bis : Interlude culturel
Quelques notes en vrac, et toujours d'après l'édition de Robert Flacelière et Jean Bérard en Pléiade :
- Les esprits forts, déjà pénibles, existaient en Grèce Antique. C'étaient les gonzes qui doutaient que l'Iliade et l'Odyssée soient du même auteur. Aristote, puis l'archéologie moderne et la lecture sensible des textes ont donné tort à ceux qu'on appelait les "séparatistes". De beaux connards, oui. Iliade et Odyssée sont bien unis par les mêmes liens.
- A plusieurs reprises, Homère précise qu'Achéens et Troyens usent d'armes et d'outils de bronze, le fer y étant rarement mentionné. On est donc encore à l'âge de bronze juste avant l'âge de fer qui commence au XII ème siècle avant J.C. Sacrés mycéniens !
- On a commencé par situer la prise de Troie au XIV ème siècle avant Jicé. Ensuite, on a parlé de 1270 puis de 1209 avant Jicé Aujourd'hui, ce serait plutôt 1183 avant Jicé. Un bail, dans tous les cas.
- Et Homère, lui, aurait composé son oeuvre probablement au VIII ème siècle avant Jicé, entre 850 et 750 (dates déjà mentionnées par Hérodote), soit quatre siècles après la période à laquelle les historiens font correspondre la guerre mythique qu’il relate. Elle n'aurait été fixée par écrit que sous Pisistrate, au VI ème siècle avec Jicé.
- Agamemnon aurait emmené avec lui une flotte de 100 navires, Agapénor 60 (mais prêtés par Aga, son cousin), Nestor 90, Idoménée 80, Ménélas 60, Ulysse, petite bite, 12, et Tlépolème, 9. La plus grande flotte de tous les temps. Il y avait aussi John Wayne.
- L'Iliade commence dix ans après son "commencement". De même, l'Odyssée qui, outre le fait qu'elle est dans sa première partie la suite de l'Ililade (les épisodes capitaux du Cheval de Troie, de la prise de Troie et de la mort d'Achille seront en effet racontés à Télémaque par les uns et les autres) est en fait un immense flash-back qui constitue la seconde partie de l'oeuvre. Le présent de l'Odyssée sera le retour véritable d'Ulysse à Ithaque, le massacre des péteux et la fête à bobonne.
- L'Iliade, récit linéaire et spatial au présent, moins complexe que l'Odyssée, tout en agencement de récits et en mélange de temps, plus organique, donc plus "moderne". Espace de l'Iliade et temps de l'Odyssée (ou comme le dirait Dantec, les 2001, odyssée de l'espace et Apocalypse now de l'époque, okaaaay ?)
- Iliade, oeuvre de maturité et de force, Odyssée, oeuvre de sagesse et de vieillesse.
- On a toujours tendance à prendre Homère comme le premier écrivain, le poète "primitif", le père de la culture occidentale, ce qu'il est d'une certaine façon, mais en oubliant qu'à son époque, il était aboutissement de la culture de celle-ci, Iliade et Odyssée n'étant que la synthèse supérieure de toutes les épopées qui les ont précédées. Homère, c'est le Joyce de l'Antiquité.
- Homère aveugle : ce qui faisait dire à ce con de Zagdanski (le seul pouvant à mon avis revendiquer haut la main le statut de l'écrivain le plus nul doublé du penseur le plus imbécile que nous ayons en France), que le Verbe n'avait pas besoin de la vue pour s'exprimer et que c'est pour cela que le cinéma est l'art de Hitler et de Staline alors que la littérature l'art de Dieu. Cela dit, reconnaissons qu'il existe une tradition qui fait des aveugles des clairvoyants et des devins comme une autre fait des sourds des Beethoven.
- Homère : naît à Smyrne, vit à Chios, meurt à Ios. Certains disent qu'il était du IV ème siècle avant Jicé, d'autres qu'il est une invention d'érudits farceurs du VIème. D'autres encore que c'était une femme sicilienne (et qui aurait fait son autoportrait en Nausicaa). D'autres enfin affirment que c'était un gros bonhomme jaune qui faisait "t'hot !".
- Non, il semblerait qu'il ait vécu dans les années 850 avant Jicé. "J'estime qu'Hésiode et Homère ont vécu quatre cent ans avant moi, pas davantage", assure Hérodote en 450. Ca, c'est la science comme je l'aime.
- Le nom d' Homère vient du grec ancien : Ὅμηρος / Hómêros, « otage » ou « celui qui est obligé de suivre ». Merci Wiki.
"Contrôle impossible.... Analyse impossible.... Le moteur ne répond pas.... Plus rien ne répond.... Tout est foutu.... Nous sommes perdus dans l'univers, perdus.... perdus.... perdus..." (Shirka, l'ordinateur dépressif de Ulysse 31, "qui ne sert à rien" comme dit le Joueur du Grenier, à 6'47'')
- A part l'Iliade et l'Odyssée, Homère serait aussi l'auteur d'un Hymne à Apollon, d'autres trucs pas clairs, mais surtout d'un Combat des grenouilles et des rats qu'on appelle "Batrachomyomachie" (et là, je dis prem's pour le titre de mon prochain post...)
- Certains doutent de la mémoire "surhumaine" des aèdes de l'époque qui pouvaient réciter intégralement les deux poèmes. Et Caubère, alors ?
- Le fameux passage du chant VI (vers 168 - 169) et que je vous translate, une fois n'est pas coutoume, en langage Mourielle Joudet : "Le roi ne pout se résoudre à touer le héros ; son coeur en out scroupoule, mais il le fit partir pour le pays lycien, non sans loui confier un founeste message, oune tablette aux plis fermés où se lisaient maints signes mourtriers" qui est la seule allousion, et certaine selon Flacelière, que l'écritoure était antérioure à Houmère. Youhou ! Poutain, c'est addictif ce trouc !
[- Mais alors ? Le mythique "oulouloulou" de Faustin Soglo n'a jamais été qu'un "ulululu" déguisé ??? Encore plus énigmatique que les papyrus homériques.]
- Plus sérieusement, ce seul passage atteste, pour Flacelière, que si Homère composait oralement ses poèmes, rien ne l'empêchait de les mettre par écrit et assurer ainsi leur conservation. "On le comprend" (et ça, c'est pas ma petite remarque rigolote, mais bien celle de Flacelière.) Question "texte", identité et style, cohérence et persistance, cela confirme qu'Homère est bien le premier auteur occidental, le premier pour qui l'oral ne suffit plus. Et cela change tout. A partir de lui, on commence à gribouiller.
- Ce con de Platon qui chasse Homère de sa chaste République parce qu'il a parlé des dieux "en termes inconvenants". Histoire des haines de la littérature au nom de la vérité, de Dieu et du peuple : Platon, Pères de l'Eglise, Rousseau, "les redoutables hommes du bien", comme diraient Deleuze et Anne Bouillon.
- Lire ces deux poèmes comme on lit la Bible. Textes fondateurs et sacrés = textes populaires.
- Hier comme aujourd'hui, le peuple reste friand de violence cathartique. Aucun combat qui se ressemble exactement dans l'Iliade. Aucun coup décrit comme un autre, aucune blessure qui ne soit pas singulière. L'invention homérienne est infinie.
- L'ultra-réalisme d'Homère n'annule pas son extraordinaire subjectivité, sa grande pitié. Cruel et compassionnel comme le sont les très grands auteurs, Shakespeare, Dostoïevski, Céline. Le lire donc plus façon Schopenhauer que façon Nietzsche et son Amor Fati de merde (mais est-ce que Nietzsche a compris un jour un truc ?)
- Achille, dont on dit qu'il est l'incarnation de la gloire pure, ne serait-il pas au contraire celle du regret de cette gloire ? On sait qu'il avouera un jour à Ulysse qu'il a eu tort d'avoir préféré une vie courte et héroïque (celle d'un psychopathe d'ailleurs) plutôt qu'une vie humble, longue et paisible. Achille trouvera son humanité... que mort.
- Pitié et impiété d'Homère. Il admire ses héros mais les plaint.
- "Le merveilleux homérique comme mode d'expression de l'expérience humaine." Le divin comme volonté formelle... ou pas. Parfois, les interventions divines apparaissent comme de simples phénomènes naturels, parfois comme des coups du hasard, parfois comme des caprices voulus et incarnés. Le divin comme événement naturel ou surnaturel. Un jour, il faudra que ça change. Il faudra un dieu qui domine la nature et qui aime l'homme.
- La liberté surprenante des métaphores d'Homère, sociales comme on l'a souvent fait remarquer (en une phrase et c'est tout Zola et Dickens qui passent), mais aussi burlesques, "inconvenantes" comme disait Platon, ou tout simplement incongrues : ainsi Patrocle comparé à une petite fille qui pleure en courant auprès de sa mère dont elle tire la robe, ou Ménélas comparé à une vache qui vient de mettre bas, et plus tard à une mouche !
- Les trois thématiques de l'Iliade selon moi : une guerre sexuelle (ou guerre de vie : Hélène, la femme, condition de l'humanité, etc) ; une époché destinale (Achille ou la suspension de la mort) ; un crépuscule des dieux (ou le futur affranchissement de l'homme).
Bibi, Nice, août 2012
Chant XIII - Mimétisme
Vase grec à figures noires, Athènes, 570-560 - JC, attribué au peintre C. Musée des Beaux-Arts de Lille.
Deux Ajax dans le même camp. Deux camps et une seule guerre. La symétrie mimétique est parfaite particulièrement dans ce chant XIII où tout n'est que doublement, dédoublement, reflet du même en soi (dans son camp) ou hors soi (dans l'autre camp). Ainsi est décrit celui des Achéens :
« Autour des deux Ajax leurs rangs puissants se forment (...) L'écu frôle l'écu, le casque est près du casque, l'homme s'appuie à l'homme. Les cimiers éclatants des casques à crinière se heurtent chaque fois que les guerriers se penchent, tant ils sont là serrés les uns contre les autres. »
Quand la mêlée commence, c'est d'un même homme que les hommes s'annulent :
« ... de même la bataille en un point se concentre. Tous brûlent en leur coeur de se faire périr L'UN L'AUTRE dans la foule à la pointe du bronze. »
Et Homère de se laisser aller à sa plainte sublime qui remet à leur place tous ceux que Jean Hatzfeld appelait, dans le Limonov de Carrère, les « mickey de la guerre », et qui, de Nietzsche à Hemingway, ont cru qu'il était marrant de la faire :
« Qu'il serait endurci, l'homme qui, contemplant leur douloureux labeur, loin de s'en affliger, y prendrait du plaisir ! »
Le mimétisme, c'est aussi la fraternité ennemie, celle des dieux, celle de Zeus et de Poséidon :
« Ils ont tous deux même origine et même race, mais Zeus, étant l'aîné, sait aussi plus de choses ».
Ce que le cadet ne comprend pas, c'est que Zeus ne fait perdre les Achéens dans cette bataille que pour leur faire gagner la guerre plus tard. Le cadet ne voit généralement que la bataille sans voir la guerre. Il est vrai que les plans de l'aîné sont retors - comment distinguer le qui du quoi dans cette
« affreuse lutte et le combat égal pour tous, sur l'une et l'autre armée alternativement [et dans lesquelles] les dieux serrent le noeud, impossible à détruire ainsi qu'à délier, qui brise les genoux de tant de combattants. »
Noeud gordien du mimétisme. Et violence extrême du mimétisme - car plus on est dans le même, plus on est dans la violence :
« L'homme tombe avec bruit ; le javelot lui reste enfoncé dans le coeur, qui fait, en palpitant, vibrer le bout de l'arme. »
Une page plus loin, on nous racontera le javelot de Mérion, frappant
« entre le sexe et le nombril, à cet endroit du corps où, sous les coups d'Arès, les malheureux mortels souffrent les plus grands maux. »
Efficace ce Mérion qui encore un peu plus tard touche Harpalion en lui envoyant une flèche dans la fesse droite
« qui lui traverse la vessie et pénètre sous l'os. »
La mort, « qui déchire le cœur », s'épand partout, le père est inconsolable de la mort du fils, ce qui n'empêche pas une seconde le carnage de continuer - et j'allais dire la vie, tant c'est la vie dans ce qu'elle a de plus élémentaire, qui veut ce carnage. Eris.
« Ils combattent ainsi, pareil au feu brûlant. »
Même Pâris, le bellâtre s'y joint. Et encore une fois les deux armées, L'UNE DANS L'AUTRE, s'affrontent dans une clameur que l'en entend « monter jusqu'à l'éther, brillant séjour de Zeus. » Zeus, le seul qui pourra briser un jour le mimétisme et donner la victoire à l'un et non à l'autre.
[A ne pas oublier, au milieu de ce massacre, l'entrée de Poséidon dans son royaume et à propos duquel Homère écrit que « la mer s'ouvre avec joie. »]
Chant XIV - Zeus berné (ou l'Eros d'Héra)
. Médaillon d'une coupe attique à figures rouges, v. 480 av. J.-C.
Femme, vin et bain moussant.
« Toi, pourtant, reste assis et bois tranquillement ce vin couleur de flamme, en attendant que ma servante aux belles tresses, Hécamédé, fasse chauffer l'eau de ton bain. »
« Machaon recherche Hécamédé » - je me demande si cela marcherait sur Adopte un mec ce genre d'annonce.
A part ça, qui a dit qu'Héra était moche et peu amène de séduire son Zeusounet ?
Fabuleux chant XIV tout entier sous le signe de l'éros d'Héra ! Pour permettre à Poséidon (très actif ces derniers chants et qui adore s'incarner en plusieurs avatars) d'aider les Achéens plutôt mal au point, Héra décide de berner son mari. Pour cela, elle se refait une beauté, demande à Aphrodite un petit sortilège d'amour que celle-ci, toute à sa complicité de femme, accepte bien volontiers de lui donner (et sans pour autant lui demander quel est l'enjeu politique de cette tromperie), en l'occurrence un petit ruban ensorcelé, puis se présente à son mari toute câline et se donne à lui. Peu après l'amour, il s'endort (parce que l'amour, ça fait roupiller un mec comme chacun sait) et les Achéens, secondés par Poséidon, reprennent du poil de la bête et emportent la bataille contre les Troyens - Hector lui-même étant blessé.
De cet épisode connu sous le titre « Zeus berné » (et que condamnèrent pour des raisons morales non le cardinal Barbarin ni Clémentine Autain mais bien Aristophane lui-même et Aristarque de Samothrace, le Roland Barthes de l'époque) on voudrait tout citer tant chaque détail est merveilleux :
« [Héra] gagne sa chambre, ouvrage d'Héphaïstos, son fils, qui la munit d'une porte solide dont un verrou secret ajuste les montants : nul autre dieu ne l'ouvre. Elle franchit le seuil et referme aussitôt la porte scintillante
[cette insistance de l'entrée d'Héra dans sa chambre, presque trop longue pour nous qui parlions il y a quelques jours de la vitesse stylistique d'Homère, avec le verrou, l'entrée, la refermeture - jamais on n'a décrit aussi érotiquement le passage d'une femme dans sa chambre].
De son corps désirable, avec de l'ambroisie, elle efface toute malpropreté. Puis elle prend une huile agréable et divine, parfumée à son goût ; lorsque, dans le palais de Zeus au seuil de bronze, on agite cette huile, la senteur s'en répand au ciel et sur la terre ; elle en oint son beau corps, puis, de SES PROPRES MAINS
[que n'imagine-t-on pas ce qu'elle fait en propre et seule avec ses mains - les mains d'Héra ?],
peigne sa chevelure. De son front immortel bientôt pendent les tresses qui brillent d'un éclat magnifique et divin. Ensuite, elle revêt une robe divine
[pourquoi l'emploi de cet adjectif, "divin" ou "divine", qui apparaît trois fois dans la même phrase, n'est jamais redondant et se révèle toujours plus érogène ?],
ouvrage qu'Athéna fit et lustra pour elle
[Athéna brodeuse de ses propres mains, donc - les dieux, et surtout les déesses, sont des manuels, et on a envie d'écrire "manuelles"..],
non sans l'agrémenter de mille broderies, et des agrafes d'or la tiennent sur sa gorge. D'une ceinture à cent franges elle se pare. Puis elle attache à ses oreilles bien percées des pendentifs à trois chatons, d'un fin travail, pleins de grâce et d'éclat. D'un beau voile tout neuf, blanc comme le soleil, cette toute divine enfin couvre sa tête, et sous ses pieds brillants met de belles sandales. Lorsque ainsi tout son corps a reçu sa parure, elle sort de sa chambre, elle appelle Aphrodite, et, LOIN DES AUTRES DIEUX, l'interpelle en ces termes (....) ».
Armée du ruban vénusien, elle se présente à Zeus sur son mont Gargare qui dès, qu'il l'aperçoit, et grâce au ruban, se met à la désirer comme au premier jour, d'
« un amour aussi fort que celui de jadis, au jour où tous les deux, POUR LA PREMIERE FOIS, S'UNIRENT DANS UN LIT A L'INSU DES PARENTS. »
Parce que faire l'amour, même pour les dieux, est un affranchissement. Ne pouvant plus se retenir comme l'ado qu'il est redevenu, Zeus se précipite sur sa femme qui à cet instant redevient l'Héra hargneuse qu'on ne connaît que trop, lui jetant cette remarque étonnamment moderne que sans doute toutes les femmes se sont faites un jour ou l'on faites à leur compagnon :
« Allons-nous coucher là, puisque DECIDEMENT c'est le lit qui t'attire. »
Et c'est sur une nature divine en joie que se termine cet épisode unique :
« A ces mots, le Cronide en ses bras prend sa femme. Sous eux le sol divin fait naître une herbe tendre où se mêlent safran, jacinthe et frais lotus, - tapis doux et serré qui les soutient tous deux au-dessus de la terre : ils s'étendent sur lui, tandis que les entoure un beau nuage d'or, d'où perle une rosée en gouttes scintillantes. »
A favorite custom, par Sir Lawrence Alma Tadema
Chant XV - Epoché
Ca & surmoi.
Les Dieux sont SM et pas qu'un peu !
« Ne te souvient-il pas du jour où, dans les airs, tu restas suspendue, où j'avais à tes pieds accroché deux enclumes et retenu tes mains dans une chaîne d'or impossible à briser ? »,
éructe Zeus à l'égard d'Héra quand il se réveille au chant XV et se rend compte qu'il a été berné par elle. Furax, il ne l'attache pas cette fois-ci mais la charge de ramener illico Poséidon du champ de bataille de manière à ce que les Achéens perdent un soutien de choc et recommencent à en baver. Pour autant, la ruse a fonctionné psychologiquement - Zeus avoue enfin son dessein : les Grecs vont encore perdre, Patrocle va être tué au combat (singulier personnage que ce Patrocle dont le destin est scellé en une phrase divine), mais Hector sera bientôt tué par Achille et les Grecs l'emporteront. Le poème pourrait donc s'arrêter là.
Mais ici comme dans n'importe quel film, la connaissance de la fin de l'histoire n'altère pas le suspense dramatique - à moins d'être un pauvre lecteur. Le pauvre lecteur ou le pauvre spectateur (et il y en a) est celui se désintéresse d'une action quand il la connaît à l'avance. Le pauvre lecteur est celui qui préfère les événements à la forme, qui se fout de la forme, qui ne voit dans la forme qu'un simulacre dont lui, être positif et logique, n'a pas besoin. Lui n'est pas sensible à ce qui caresse le sensible. Seule la fin lui importe et la fin annule le commencement et le développement. La fin est tout pour lui. Tout s'arrête en lui et pire rien ne reprend. Il a une conscience définitive des choses qui lui fait ignorer, refuser et même ignorer la reprise. Triste sire qui ne comprend rien à la reprise. Sa logique est imparable :
"si je sais que Patrocle, Hector et Achille vont mourir, à quoi bon continuer de lire leur histoire ? Ne m'intéresse que ce que je ne sais pas qui va arriver. Ne m'intéresse que ce qui se fait là, maintenant, mais une fois que c'est fait, que c'est passé, que c'est consommé, je me tire - et trouve assez ridicules ceux qui restent. Car moi, ce qui me botte dans la vie, c'est aller de l'avant, c'est avancer. Et passer toute sa vie à relire un texte, à réinterpréter à l'infini une phrase, à rester bloqué dans une image me semble grotesque. Et puis, à quoi bon suivre tous ces gens dont le destin est tracé par avance ? Qu'en ai-je à foutre du destinal, moi ? Oui, mon vieux, l'Iliade se terminera sans moi."
Au moins pour m'avoir évité d'être ce butor-là, et de m'avoir fait rencontré Fanoutza trois fois cette semaine (octobre 2012), je vous rends grâce, ô Athéna, de toute mon âme.
Moïra & hybris
La mêlée reprend et le mimétisme avec lui :
« chaque homme tue un homme. »
Les Dieux s'en mêlent toujours mais comme des enfants, rien que pour s'amuser - et « sans effort ».
« Et devant eux, Phoebos Apollon, sans effort, abat avec le pied le rebord du talus (...) Puis, sans le moindre effort, il renverse d'un coup le mur des Achéens. Comme, au bord de la mer, sur la grève, un enfant, après avoir, par jeu, fait des châteaux de sable, du pied ou de la main s'amuse à les détruire. »
Les Dieux sont des enfants. Même s'il aurait voulu lui éviter le pire, Zeus joue avec Hector en lui accordant force et courage alors qu'il sait qu'il devra l'abandonner un jour et le livrer à son ennemi. Toute l'Iliade n'est-elle pas contenue dans ce soutien provisoire de Zeus à Hector ? Toute l'Iliade n'est-elle pas en fait un contretemps ? Et même deux contretemps ? A la mise en suspens d'Achille, tellement vexé et furax à cause d' Agamemnon qu'il refuse de se battre, s'ajoute en effet la mise en suspens par Zeus d'Hector, glorieux et glorifié jusqu'au bout. Avec lui, Zeus met les bouchées doubles :
« Zeus, du haut de l'éther, le secourt en personne, Zeus qui lui veut donner, à lui seul entre tant de preux, honneur et gloire, et d'autant plus qu'il ne doit pas vivre longtemps, car Pallas Athéna déjà fait approcher de lui le jour fatal où le tuera la forte main du Péléide. »
Zeus comble de dons celui qu'il abandonnera bientôt. Et Hector d'être « entouré d'une lueur de feu » dans le combat, héros d'une pentecôte qui lui est destinée personnellement. Et c'est là, dans le carnage triomphant, dans la comparaison avec « un lion cruel qui s'attaque à des vaches » qu'il est le plus émouvant - car tout le monde (les dieux, le lecteur, et peut-être lui-même, Hector) sait qu'il va mourir, que tout a été dit, et que les victoires surhumaines qu'il est en train de remporter ne sont que la parenthèse à sa défaite et à sa mort programmées. Le plus émouvant dans l'Iliade n'est donc le fait des volontés libres comme mon intéressant personnage imaginaire le concevait dans sa très bête positivité mais bien dans le destin imposé. Hector va mourir, Troie va être prise, l'enfant Astyanax va être précipité d'une falaise. Plus on gagne, plus on perd. Plus on est fort, brave et généreux, plus on se rapproche de la mort. Dans cette page sublime qu'il faudrait citer en entier, Hector apparaît comme un demi dieu mais un demi dieu du désespoir (comme on parle de force du désespoir). On ne sait exactement comment Homère le suggère mais on est sûr qu'Hector va mourir – et qu’il le sait. Et c'est infiniment beau.
Achille aussi va mourir, mais il touche infiniment moins, d'une part parce qu'il appartient au camp des vainqueurs, d'autre part parce qu'il n'a rien à perdre, ni famille, ni ville à protéger, hors sa propre gloire de sale con. Ulysse lui-même pourra émouvoir, malgré ses ruses et sa cruauté (c'est lui qui jette Astyanax de la falaise !) car il vit pour les siens, sa femme, son fils, son royaume et il n'est venu à Troie que contraint et forcé. Mais Achille n'a rien pour lui sauf son orgueil de merde. Achille n'est que le héros de lui-même. Il lasse. Y compris, nous le verrons, dans son chagrin.
Suspension, parenthèse, différance avec un "a" comme dirait l'autre - et en même temps vie. Car c'est en suspendant son destin qu'Achille l'allonge et c'est en étant soutenu par Zeus et Apollon qu'Hector ajourne le sien. Pour vivre, il faut faire des parenthèses, il faut prendre des tangentes, marcher droit en courbe. Pour pouvoir dire un jour : j'ai peut-être raté ma vie mais je n'ai pas raté mes époché, j'ai réussi même quelques mises en suspension bienvenues, j'ai accompli de magnifiques tangentes et j'ai rencontré de miraculeuses courbes. Non, je n'ai pas raté ma vie.
Chant XVI - Virilité (homosexualité)
Achille et Patrocle jouent au Jeu des Villes (Poleis en grec), une variante de notre jeu de dames (amphore peinte, Quatrième siècle avant Jésus-Christ.)
Achille et Patrocle n'ont jamais voulu « se marier », encore moins avoir des enfants. Ils s'aimaient fraternellement, tendrement, métaphysiquement - peut-être physiquement après tout. Mais ce qui touche, ce n'est pas tant le désir qui est le grand absent de cette scène extraordinaire qui ouvre le chant XVI, que l'amitié profonde, l'attention à l'autre, le partage de la peine :
« PARLE, NE CACHE RIEN, dit Achille à Patrocle en pleurs, AINSI, NOUS SERONS DEUX A CONNAITRE TA PEINE. »
S'il y avait une parole à retenir de l'Iliade, ce serait celle-là. Parole d'humanité, d'altérité, de tendresse infinie. Achille et Patrocle, ce sont les frères amis, le contraire absolu de Caïn et Abel.
S'en suit cette scène étonnante dans laquelle Patrocle demande à Achille de porter ses armes, de se revêtir comme lui afin que les Troyens, le prenant pour lui, fuient la bataille. Et le comble est qu'Achille... accepte. Achille accepte que Patrocle aille à la bataille à sa place, avec son apparence. Que n'entend-il les vers d'Homère qui scellent à l'instant le destin de ce
« grand fou de Patrocle : c'est son propre malheur et la funeste mort qu'il appelle sur lui ! ».
Et non content d'affirmer cette substitution, triomphe du mimétisme s'il en est, Achille recommande encore à Patrocle d'acquérir pour lui, Achille, « grand honneur [et] grande gloire ». A Patrocle, le combat farouche, à Achille, la gloire du combat ! Et qu'il n'en fasse pas trop non plus, même s'il en a le désir, non, au contraire :
« repousse le désir de combattre sans moi les belliqueux Troyens, car tu diminuerais ainsi mon propre honneur. »
Achille et Patrocle, Roberto Roméo
L'allégeance de Patrocle (qui est pourtant l'aîné) à Achille est totale, absolue, indiscutée, une sorte de rapport tacite surfraternel - et c'est là que le sacrifice au nom de la fraternité est réellement outrepassé, et qu'on peut alors y voir autre chose que de la pure amitié. Si homosexualité il y a entre Achille et Patrocle, celle-ci ne s'exprime pas dans le désir mais bien dans le sacrifice ultime de l'un pour l'autre. L'homosexualité relève dans ce cas non pas tant de la sexualité que de la charité, et de la charité héroïque - de l'effusion militaire. L'homosexualité est donc bien un mode de la virilité, peut-être le suprême mode - l'idée étant qu'à la fin seuls eux deux restent face au monde détruit, ignorant superbement le camp adverse comme le leur :
« que pas un des Troyens, que pas un des Argiens non plus, tous tant qu'ils sont, n'évite le trépas, et que nous soyons seuls à survivre tous deux pour dénouer le saint diadème de Troie. »
C'est encore dans cette scène incroyable qu'une fois Patrocle, travesti à l'image de son ami et parti combattre les Troyens, que ce dernier se livre, en compagnie de sa mère Thétis, à une étrange libation où il commande à Zeus lui-même :
« Zeus Roi, Dodonéen, dieu lointain, Pélasgique, qui règnes sur Dodone, en ce rude pays des Selles, (...) Tu n'as pas refusé de m'exaucer naguère et d'accabler, pour m'honorer, les Achéens. Donc, cette fois encore, ACCOMPLIS MON SOUHAIT. Moi, je vais demeurer dans le cercle des nefs, mais au combat j'envoie, avec les Myrmidons en foule, mon ami. Fais que la gloire, ô Zeus à la puissante voix, accompagne sa route; rends son coeur intrépide (...) Mais sitôt que, des nefs, il aura repoussé la bataille et ses cris, fais qu'il revienne sauf. »
Mais Zeus ne peut à tout complaire et s'il accorde le premier voeu, il refuse le second :
« Il veut bien que Patrocle écarte des vaisseaux la guerre et le combat, mais non pas qu'il revienne ensuite sain et sauf. »
Achille pansant une blessure de Patrocle, médaillon datant de 500 avant J.-C., découvert à Vulci.
Et ce vers, comme tous les vers « déterministes » (« destinaux » ?), fait froid dans le dos.
Zeus, pour autant, n'est pas en reste question soucis existentiels dans ce chant. Ne voilà-t-il pas qu' à propos d'un certain Sarpédon qu'il s'agit de sauver ou pas, lui aussi se met à douter de ses choix. Il en est si troublé qu'il en appelle à l'aide de bobonne :
« Zeus - Hélas ! malheur à moi ! Le sort de Sarpédon, le plus cher à mon coeur entre tous les mortels, est de tomber devant le films de Ménoetios. Mais mon âme se trouble et reste partagée : je suis, soit l'arracher vivant à la mêlée, source de tant de pleurs, puis le faire porter dans sa grasse Lycie, soit l'abattre à l'instant sous les mains de Patrocle. »
Comme Wotan plus tard, Zeus est prêt à rompre les lois du destin par amour filial pour un humain. Et comme Fricka admonestera Wotan, Héra rappelle à Zeus son devoir de Dieu qui est avant tout de respecter le destin, ne serait-ce que pour éviter le crépuscule des dieux. Si les dieux antiques, puis celtiques, ont disparu, c'est peut-être aussi parce qu'ils ont fini par trahir leurs propres lois, qu'ils en avaient marre d'être assujettis à quelque chose de plus fort qu'eux. Quoiqu'il en soit, Zeus accepte de faire mourir Sarpédon et
« répand sur terre une averse de sang pour honorer son fils que va tuer Patrocle en Troade fertile et loin de sa patrie. »
Quant à la mort de Patrocle, « il forme plusieurs plans » !!!! Celle-ci n'est pas pour autant compliquée à organiser vu que ce « fou de Patrocle » commet sa grande faute en allant plus loin qu'Achille ne le lui avait dit et en rencontrant Hector animé par Apollon. S'en suit la mort promise, programmée, déterminée et en celle-ci celle d'Hector, car la mort rend extralucide celui qui meurt :
« Ecoute encore un mot, mets-le bien dans ta tête, dit Patrocle à Hector. Toi-même tu n'as plus à vivre bien longtemps. »
Hector est donc prévenu mais se demande, son seul espoir, si Achille ne mourra pas avant lui. En attendant,
« de la plaie, il retire le bronze, en repoussant du pied le cadavre du preux, qu'il plaque dos au sol pour dégager sa pique. »
Achille soutenant le corps de Patrocle mourant - Loggia des Lansquenets à Florence
Chant XVII - Chevaux de guerre
A Mathilde Babkine
Cheval de guerre, Steven Spielberg
Parfois, Homère sommeille, dit-on à propos de tel ou tel passage moins inspiré que les autres. Il semble que le chant XVII, « combat sur le corps de Patrocle », n'ait pas la faveur des critiques qui en parlent souvent comme d'un « remplissage ». Pourtant, une phrase comme
« le tumulte de fer gagne le ciel de bronze et traverse l'espace infini de l'éther »
n'est pas des moindres et a quelque chose de powysien dans sa volonté de décrire les forces invisibles, les entités mystérieuses qui nous entourent. Et comment ne pas être ému par l'épisode des chevaux d'Achille, ma chère Mathilde, qui refusent de bouger après la mort de Patrocle ?
« Ils restent sans bouger, plantés comme une stèle à tout jamais dressés au-dessus du tombeau d'un mort ou d'une morte [magnifique détail "féministe" s'il en est] : c'est ainsi que, devant le magnifique char, ils restent immobiles, en appuyant tous deux leur tête sur le sol. A terre, de leurs yeux, coulent des pleurs brûlants, que le regret de leur cocher leur fait répandre ; leur crinière abondante en est toute souillée, qui tombe du collier, des deux côtés du joug. »
Pendant ce temps, la bataille fait rage entre les preux, chaque camp voulant arracher le corps et les armes de Patrocle à l'autre - se battre à mort pour un mort, tel est aussi l'enjeu de la guerre, sinon de l'humanité. Récupérer le corps soit pour le glorifier lorsqu'il est des nôtres soit pour le souiller lorsqu'il est des autres. La guerre va jusque dans le rituel mortuaire ou dans la volonté d'en priver ses ennemis, les atteindre ainsi dans leur honneur, sinon leur coeur, voire leur statut d'homme. Empêcher l'autre d'enterrer ses morts, telle est peut-être la plus grande violence réelle et symbolique qu'on peut lui faire. C'est tuer deux fois la personne et insulter ses proches - c'est profaner son âme, continuer la souffrance après sa mort, faire de son éternité un enfer (un peu comme voudra le faire le ministre Saint-Fond dans Juliette de Sade). Et c'est à ce moment que la guerre apparaît vraiment comme une barbarie sans nom où, malgré les civilités antiques ou modernes qu'on y met, la violence de l'homme contre l'homme devient pure et sanguinaire affirmation. Il s'agit non seulement de tuer mais de faire en sorte que la tuerie blesse l'âme de celui qui la subit et fasse jouir celui qui l'effectue.
Ainsi, Apollon stimule Hector tandis qu'Athéna verse dans le coeur de Ménélas
« l'audace de la mouche, qui s'acharne à piquer un homme dont le sang est pour elle un régal. »
Ajax, lui, supplie Zeus de leur accorder le corps de Patrocle - quitte à ce qu'ils perdent la bataille :
« Ah ! Zeus Père, du moins, tire de ce brouillard les fils de l'Achaïe ; donne-nous un ciel clair, fais que nos yeux y voient, puis, en pleine lumière, achève de nous perdre, puisqu'il te plaît ainsi. »
Et Zeus, « touché par ses larmes », l'exauce. La guerre est aussi une guerre des affects - et peut-être pour les dieux la guerre est-elle une manière, la seule manière, d'avoir un affect, j'allais dire un contact amoureux avec les hommes.
Automédon avec les chevaux d'Achille, Henri Regnault
Chant XVIII - Maternités
Picasso, Maternité
La mort de Patrocle débloque tout. Et précipite la chute de Troie, la mort d'Hector, mais aussi la mort d'Achille. En attendant, on craint que celui-ci n'attente à ses jours tant il est désespéré. C'est sa mère, encore, Thétis qui vient le consoler et en même temps, bizarre consolation mais on est chez les Grecs, lui confirmer sa mort prochaine.
« Hélas ! proche est ta mort : je le comprends, mon fils, à t'entendre parler, car ton trépas suivra de près celui d'Hector. »
Pendant ce temps, le corps de Patrocle continue d'être disputé entre Troyens et Achéens. Achille ne peut se rendre tout de suite sur place, il doit attendre ses nouvelles armes comme il l'a promis... à sa mère :
« Ma mère me défend d'ailleurs de m'équiper avant qu'elle revienne et se montre à mes yeux : elle veut m'apporter de la part d'Héphaïstos de magnifiques armes. »
Alors, il crie trois fois dans la plaine et son cri est si terrifiant qu'il tue une douzaine de guerriers troyens ! Tout devient funèbre et conscient, annonce et certitude de la victoire comprises - puisque la victoire militaire et politique passe par la mort des héros. Dans ce monde de violence et de terreur, la seule douceur passe par Thétis, bonne mère pour tous, bonne mère qui compense les mauvaises. Héphaïstos en sait quelque chose :
« Ah ! c'est une déesse auguste et vénérée que j'ai là sous mon toit, - celle qui m'a sauvé quand j'étais tout meurtri de mon immense chute, à cause de ma mère au visage de chienne, qui voulait, moi, bancal, me faire disparaître ! Que mon coeur eût souffert, si je n'avais été recueilli par Thétis, qui me prit dans son sein, et par Eurynomé, fille de l'Océan, le fleuve qui s'écoule en regagnant sa source ! Auprès d'elles, pendant neuf ans, j'ai façonné d'innombrables bijoux : flexibles, bracelets, broches, bagues, colliers, dans une vaste grotte au fond de l'Océan, dont la houle sans fin gronde, blanche d'écume. Aucun homme, aucun dieu ne savait ma retraite ; Thétis, Eurynomé, Aurora, seules, la connaissaient, - ces déesses par qui j'avais été sauvé. Et voici qu'aujourd'hui celle-ci vient chez nous ! J'ai le devoir pressant de m'acquitter envers Thétis aux belles tresses de toute ma rançon, car je lui dois la vie. »
Suit le fameux morceau d'anthologie de la fabrication des armes, mais l'on ne peut pas tout citer.
Chant XIX - Vers la gloire et la mort
L' Achilleas thniskon ("Achille mourant "), par Ernst Herter, 1884
La guerre ne doit pas être personnelle et ne peut se faire seul, tout preux que l'on est. Il faut d'abord passer par le monde, c'est-à-dire par la réconciliation. Enfin, Achille et Agamemnon se retrouvent. Enfin, le monde se reconstruit dans l'humanité - une humanité qui va alors accuser les dieux de l'avoir brouillée.
« LE COUPABLE [de notre discorde], CE N'EST PAS MOI : C'EST ZEUS, affirme avec force Agamemnon, et c'est la Destinée, et l'Erinye aussi, qui marche dans la brume ; ces dieux, à l'assemblée, ont jeté dans mon âme une fatale erreur, le jour où j'ai voulu moi-même dépouiller Achille de sa part. Mais que pouvais-je faire ? C'est la divinité seule qui tout achève, et tous sont égarés par l'exécrable Faute, de Zeus la fille aînée : ses pieds sont délicats et, sans toucher la terre, elle effleure en marchant les têtes des humains, qu'elle accable de maux, prenant dans ses filets tantôt l'un, tantôt l'autre. La Faute un jour parvint à tromper Zeus lui-même, que l'on dit cependant roi et des dieux et des hommes. »
On ne saurait être plus clair :
1/ Divinité coupable = humanité innocente (le christianisme dira exactement le contraire).
2/ Mais les dieux eux-mêmes, les dieux « incarnés », les Olympiens, sont tout autant manipulés que les hommes par des forces divines, « désincarnées », plus fortes qu'eux.
Face à cette double hiérarchie divine, les hommes ne peuvent que s'organiser et cette organisation s'appelle le rituel. Le rituel est la sacralisation des gestes élémentaires de la vie. Ainsi du repas qui est sacré. Et c'est dans ce chant XIX que se joue, à mon avis, la question la plus importante de l'Iliade : LA QUESTION DU REPAS.
Fort de sa réconciliation minute avec Agamemnon, Achille veut en découdre tout de suite avec les Troyens. Lui qui a suspendu pendant des mois (des années ?) le combat, voilà désormais qu'il veut le précipiter. Mais comme le lui rappelle Ulysse, le plus civilisé d'entre eux, l'on ne va pas au combat comme ça, « à jeun », et parce que Monsieur Achille l'a décidé. Avant toutes choses, il faut se restaurer, se remplir de vin et de viande qui donneront du coeur au combat. A cette proposition civilisationnelle, Achille rugit : il n'est pas venu se réconcilier pour bouffer mais pour tuer - ou pour bouffer du Troyen !
« Moi, je voudrais pousser les fils de l'Achaïe à combattre sur l'heure, à jeun, sans rien manger ».
Le repas, on le fera éventuellement après.
« Nourriture ou boisson, jusque-là, ne saurait passer par mon gosier, tant que mon ami mort, percé d'un bronze aigu, gît, tourné vers le seuil, dans mon cantonnement, et qu'autour de son corps pleurent nos compagnons. Aussi mon coeur n'a-t-il nul souci de repas ; il ne songe qu'au meurtre, au sang, aux douloureux gémissement des hommes. »
Ulysse insiste. On frôle l'incident diplomatique. Manger ou ne pas manger, telle est la question. Manger n'est pas une simple question de santé, c'est une question sociale, celle du « vivre ensemble » (pardon de ce gros mot), comme on dirait aujourd'hui. Banquet, Cène - tout ce que l'histoire des hommes a compté en moment d'élévation s'est toujours fait autour d'un repas. Mais Achille n'est pas un homme. Il connaît son destin. Il sait qu'il va mourir. Que lui importe la côte de boeuf à la sauce béarnaise ? Pendant que les autres se tapent la cloche, il va s'habiller seul, conscient de ce que les dieux lui réservent - c'est presque son Gethsémani :
« Lors le divin Achille au milieu d'eux s'équipe. Ses dents grincent, ses yeux brillent comme des flammes. UNE PEINE IMPLACABLE A PENETRE SON COEUR. »
Il revêt les armes que lui a forgées Héphaïstos. Guêtres, cuirasse, épée en bronze, bouclier si éclatant qu'il se voit de loin dans la nuit comme la lune. Et là, on ne rêve pas, on lit bien :
« Comme des matelots aperçoivent parfois, depuis la haute mer, la lueur d'une flamme, - elle brûle dans UNE ETABLE SOLITAIRE EN HAUT D'UNE MONTAGNE, mais eux, contre leur gré, les rafales du vent les jettent loin des leurs, sur la mer poissonneuse : ainsi jusqu'à l'éther s'élève la lueur du bouclier d'Achille, de son beau bouclier, merveilleusement fait. A terre il prend enfin le casque résistant, et le met sur sa tête. Et le casque à crinière ainsi qu'un astre brille : on voit autour de lui voltiger les crins d'or qu'Héphaïstos a fait pendre, en masse du cimier. »
Mais cette étable en haut d'une montagne, cette flamme qui pourrait guider les matelots... D'où sort cette image de la Nativité en pleine mythologie, cette métaphore improbable, saisissante, anachronique ou prophétique - cet instant de Noël en pleine Iliade ? Et pour finir, ce corps glorieux d'Achille à présent évoqué et que n'aurait pas désavoué une Anne Bouillon ?
« Achille, divin preux, de ses armes couvert, les éprouve sur lui : s'ajustent-elles bien ? ses membres glorieux peuvent-ils y jouer ? Le pasteur d'hommes sent que ses armes le portent : il croit avoir des ailes. »
Ailes mortuaires certainement - et comme le lui rappelle in extremis Xanthos, son propre cheval (mais les chevaux nous parlent, n'est-ce pas Mathilde?) :
« pour toi maintenant le jour fatal est proche ».
Vers la gloire et la mort.
Thétis pleure la mort d'Achille, Füssli, 1780, Art Institute of Chicago.
Chant XX - Le dernier de sa race
Ajax transportant le cadavre d'Achille, cratère à figures noires, 570 av. J-C, Florence
Les dieux sont au taquet. Du côté achéen, on a Héra, Athéna, Poséidon, Hermès, Héphaïstos. Du côté troyen, on a Arès, Apollon, Aphrodite, Artémis. Encore plus que les humains, les dieux donnent l'impression d'avoir envie d'en découdre
« tant est grand le fracas que font les Bienheureux pour entrer dans la lutte ! »
Comme s'ils nourrissaient le rêve secret de devenir humain. Après tout, leur crépuscule est proche, autant penser à se reconvertir, et pourquoi pas, à entrer dans les rangs de l'humanité. Commençons donc par les aider, ces mortels, on verra ce que ça donnera. Ainsi Poséidon sauve Enée de la grande boucherie d'Achille. A son tour, Apollon sauve Hector d'Achille. Celui-ci n'en peut visiblement plus de carnage. Un a le crâne brisé et la cervelle mise en marmelade. Un autre croule en retenant ses entrailles. Un troisième voit son foie tranché et jaillir hors de son corps. Un quatrième est transpercé par la lance qui rentre par son oreille et en ressort par l'autre. Quant au nommé Deucalion, Achille lui transperce le bras avec sa pointe en bronze
« au point où les tendons du coude se rejoignent »,
avant de lui fendre le cou et de jeter la tête avec le casque :
« des vertèbres du col, on voit jaillir la moelle. »
C'est clair que c'est pas lui qu'on inviterait à un vidéodrome Rohmer, Achille.
« Tel, en tout sens bondit Achille avec sa pique, se ruant comme un dieu sur les guerriers qu'il tue. Partout la terre noire est de sang inondée. »
Et le char de l'inhumain divin fait mille éclaboussures de sang en passant. C'est que « le Péléide aspire à la plus haute gloire. »
Mais quelle gloire ? Et qui voudrait être Achille ? On peut se rêver en Ulysse, en Prométhée, en Jason, en Persée, en Héraklès ; on peut se reconnaître en Sisyphe, en Oedipe, en Antigone. Mais Achille ? Qui parmi vous, là, aurez envie d'être Achille ? Le comble, c'est qu'aux Enfers, lui-même avouera qu'il s'est trompé de destin et qu'il aurait mieux fait de choisir la vie humble et longue d'un brave paysan plutôt que celle du fou furieux qu'il a été. En ce sens, il est bien un personnage tragique qui s'est condamné à être la force vivante la plus violente de tous les temps. Mais quoi ? Comme le disait Rachel Bespaloff,
« sans Achille, l'humanité aurait la paix. Sans Achille, l'humanité se racornirait, s'endormirait glacée d'ennui, avant le refroidissement de la planète. »
Mais c'est le dernier. Le dernier héros antique. Le dernier demi-dieu. Le dernier de sa race.
Interlude tolstoïen
L'origine de la guerre, par Orlan
De troie à Moscou.
« Homère et Tolstoï, écrit Rachel Bespaloff, ont en commun l’amour viril, l’horreur virile de la guerre. Ni pacifistes, ni bellicistes, ils savent, ils disent la guerre telle qu’elle est. (…) On chercherait vainement dans l’Iliade et dans Guerre et paix une condamnation explicite de la guerre comme telle. La guerre, on la fait, on la subit, on la maudit ou on la chante ; non plus que le destin, on ne la juge. Seul lui répond le silence – ou plutôt l’impossibilité des paroles – et ce regard enfin désabusé qu’Hector mourant jette sur Achille, ou que le prince André semble plonger au-delà de sa propre mort. »
En vérité, la guerre est l’accomplissement de la nature, l’aboutissement paroxystique du cosmos, l’apothéose de la vie. Big bang métaphysique qui suscite autant l’inhumanité que l’humanité – et comme si l’humanité ne pouvait se révéler que sur fond d’inhumanité. La guerre fait couler le sang mais donne du prix au lait de la tendresse humaine. La guerre donne du prix à la vie, provoque la conscience humaine, incite les hommes à sortir provisoirement (historiquement) de cet état originel.
« La guerre même est la voie de l’unité dans le gigantesque devenir qui crée, broie, recrée les mondes, les âmes et les dieux. A cette vie qu’elle consume, elle rend une importance suprême. Parce qu’elle nous arrache à tout, le Tout, dont la présence, soudain, nous est imposée par la vulnérabilité tragique des existences particulières qui le constituent, devient inestimable. »
Le problème de la force, c’est la violence. La force est sans doute une belle et bonne chose (qui ne voudrait être fort ?), la violence est une force imposée. Quand Achille se bat contre dix troyens à la fois ou quand il est face à Hector, il fait preuve de force – et indéniablement, il en jette. Mais quand,
« abruti de puissance »,
il s’acharne sur Polydore, le plus jeune fils de Priam, enfant sans défense, il est dans la pure violence et apparaît
« mûr pour la flèche de Pâris. »
Orlando Bloom dans Troie de Wolfgang Petersen
La guerre, dans l’Iliade, n’est pas pour autant « totale », c’est-à-dire faite au nom de l’Esprit ou de la Vérité. Ce n’est pas une guerre sainte, mais un simple rapport de forces cosmiques – une guerre « saine » plutôt que sainte, oserait-on dire. Homère ne s’engage pas comme Tolstoï, ce dernier étant bien évidemment pour les Russes et contre Napoléon quand il écrit Guerre et paix. Abattre Napoléon, dans l’esprit de Tolstoï, c’est abattre le mal – non seulement l’envahisseur de la sainte Russie mais encore le rival de Dieu. Or, il n’y a pas de « mal » dans l’Iliade (sauf peut-être quand Achille dépasse les bornes et encore… Energie pure qui ne sait qu’être elle-même, Achille est à la limite de passer pour l’inconscient de service), et quant aux dieux, on ne sait entre eux et les hommes qui imite qui. Guerre des forces, encore une fois, non guerre du bien contre le mal ou de la vérité contre l’erreur – et qui permet de temps en temps la magnanimité entre les adversaires, et peut-être même une secrète admiration (« cet Achille, quand même, quel homme ! Dommage qu’il m’ait écrabouillé les os et que j’ai sa pique enfoncée dans ma bouche et qui ressort par ma nuque, mais quelle classe ! »). A la fin, Priam venu lui réclamer le corps de son fils le trouvera beau.
« Tout change si le critère du conflit de force n’est plus la force mais l’esprit. Quand la guerre apparaît comme la matérialisation d’un duel entre la vérité et l’erreur, l’estime réciproque devient impossible. Dans une lutte qui met aux prises – comme c’est le cas dans la Bible –Dieu et les faux dieux, l’Eternel et l’idole, il ne saurait y avoir de répit. Il s’agit d’une guerre totale qui doit se poursuivre sur tous les terrains, jusqu’à l’extermination de l’idole et l’extirpation du mensonge. Respecter l’adversaire équivaudrait à rendre hommage à l’erreur, à témoigner contre la vérité. »
L’orthodoxe ne peut respecter l’hérétique. Une difficulté que je n’avais pas prévu, tiens….
Hermann Nitsch, Sans titre, 1962
Chant XXI - La tragédie de Lycaon
Dado, L’Enfant mort, 1954, gouache sur papier.
En philologie antique, on appelle "aristie" une série d'exploits individuels accomplis par un héros en transe, qui le fait entrer dans la légende et rend son nom digne d'être chanté. Le mot vient du grec ancien ἀριστεία / aristeía, qui signifie « vaillance, supériorité individuelle », et au pluriel « hauts faits, exploits » (Wikipédia).
Pauvre aristie que celle qui consiste à massacrer un enfant par pur instinct de sacrifice... des autres. C'est pourtant ce que va faire Achille avec Lycaon, le jeune prince troyen, fils de Priam - le moment le plus sombre de l'Iliade. Quel abominable destin que celui de ce Lycaon qui, une nuit, alors qu'il jardinait dans le verger de son père, fut enlevé par Achille, emporté loin de chez lui, vendu comme esclave sur l'île de Lemnos, avant de réussir à échapper à ses maîtres, et retrouver Troie.
« Au retour de Lemnos, onze jours près des siens, il réjouit son coeur, mais le douzième, un dieu, pour la seconde fois, le jette aux mains d'Achille. »
Rencontrer deux fois son bourreau (on se croirait dans un film d'Haneke !) et cette fois-ci qui va lui faire la peau. L'enfantl a beau implorer Achille à genoux :
« ... et voici qu'à nouveau mon funeste destin me place en ton pouvoir ! Quelle haine pour moi doit éprouver Zeus père, qui me livre à tes mains pour la seconde fois ! Ma mère m'enfanta pour une courte vie... »
Mais comment celui qui va mourir bientôt lui aussi, et le sait, pourrait-il avoir de la pitié ? Pourtant il y a de l'amertume dans l'extraordinaire réponse d'Achille, extraordinaire parce qu'elle résume tout le personnage, sa rage inhumaine, son orgueil dément, mais aussi son désespoir, et peut-être le sentiment que Lycaon et lui subissent un destin injuste :
« Meurs à ton tour, AMI ! Pourquoi te lamenter ? Patrocle est mort, lui qui valait bien mieux que toi. Et moi, ne vois-tu pas ma taille et ma beauté ? J'ai pour père un héros, pour mère une déesse. Pourtant, le sort brutal et le trépas me guettent. L'heure viendra - le soir, à midi, le matin ? - où quelqu'un, au combat, m'arrachera la vie à mon tour, de sa lance ou d'un trait de son arc. »
Il faut alors officier - comme Abraham aurait officié avec Isaac si un ange n'avait pas retenu sa main au dernier moment.
« Il dit, et Lycaon sent défaillir soudain son coeur et ses genoux. Lors, il lâche la pique et, LES BRAS ETENDUS SUR LA TERRE, il s'affaisse. Achille, dégainant son épée acérée, le frappe près du cou, juste à la clavicule. L'épée à deux tranchants y plonge tout entière. L'homme, face en avant, gît couché sur le sol. De son corps le sang noir coule, trempant la terre. Achille par le pied le saisit et le lance au fleuve, qui l'emporte. Puis triomphant, il dit ces paroles ailées : "Va reposer là-bas au milieu des poissons, qui lécheront en paix le sang de ta blessure. Ta mère ne pourra te mettre sur un lit en poussant des sanglots. Les remous du Scamandre emporteront ton corps au vaste sein des mers ; alors quelque poisson bondissant dans la houle, approchant sous le noir frémissement des eaux, de Lycaon dévorera la blanche graisse ! Allez tous à la mort, tant que nous vous aurons pas - vous, en fuyant, et moi, en courant sur vos traces - atteint la sainte Troie. Ce fleuve au cours splendide, aux tourbillons d'argent, ne vous sauvera pas, bien que depuis longtemps vous lui sacrifiiez des taureaux innombrables et que dans ses remous vous jetiez tous vivants de robustes chevaux. Malgré cela, vous périrez de male mort, aussi longtemps que tous, vous n'aurez pas payé le trépas de Patrocle et la mort des Argiens que vous avez tués, lorsque j'étais loin d'eux, près de mes sveltes nefs." Tels sont les mots qu'il dit, et le fleuve en son coeur sent monter la colère : il cherche le moyen d'arrêter les exploits du divin preux Achille ; il voudrait des Troyens écarter le désastre. »
Miodrag Dado Djuric, Expulsion à Montrouge,
technique : peinture à l’huile ; toile
dimensions : H :146cm; L : 114cm
date de création : 1968
La nature elle-même n'en peut plus d'Achille. Elle entre aussi en guerre contre lui et cette fois-ci de manière personnifiée. Le fleuve, le Scamandre, parle à son tour:
« Mes belles eaux déjà sont pleine de cadavres. Je ne sais plus par quel chemin porter mes flots jusqu'à la mer divine, tant je suis dans mon lit par ces morts encombré ! Et tu ne cesses, toi, d'abattre et de tuer ! Allons, l'horreur me prend : chef de guerriers, arrête ! »
Et comme il est impossible à Achille d'être un homme (parce qu'un homme, ça s'arrête, comme le dira un jour Camus), un combat commence entre lui et le fleuve comme dans un film de Miyazaki. Un combat où pour la première fois, Achille perd pied et se met à se plaindre :
« Ah ! Zeus Père ! malheur ! ainsi nul dieu ne veut me sauver de ce fleuve ! J'y pourrais bien périr. Non, tous les dieux du ciel ici sont moins coupables que ma mère, dont les mensonges m'ont séduit, - elle qui prétendait que devant les remparts des Troyens cuirassés, Apollon me tuerait de ses flèches rapides. Ah ! j'aurais mieux aimé périr du bras d'Hector, le plus vaillant des preux qu'a nourris cette terre : c'est un brave, du moins, qui m'aurait pris la vie, et c'est un brave aussi qu'il aurait dépouillé. Mais mon sort maintenant est de mourir ici d'une mort pitoyable, étouffé par les eaux de ce terrible fleuve, comme un jeune porcher noyé dans le torrent qu'il passe un jour d'orage. »
Crève, orgueilleux ! aurait-on envie de lui dire. Et : achève le vite ! au Scamandre, achève-le avant que les dieux n'interviennent. Celui-ci (je parle du fleuve) tient Achille dans ses flots mais ne peut le noyer seul. Il appelle un autre fleuve, le Simoïs, à la rescousse. Deux fleuves s'acharnent sur Achille !
« Le Scamandre - Mon bon frère, tous deux ensemble maîtrisons la force de cet homme (...) Vite, aide-moi ! Remplis ton lit de l'eau que déversent les sources ; soulève les torrents ; dresse une vaste houle ; suscite un grand fracas de troncs d'arbres, de pierres. Il nous faut arrêter ce combattant sauvage, qui, pour l'heure, triomphe et sévit comme un dieu. (...) Lui, je le roulerai sous un monceau de sable et je le couvrirai de galets par milliers, si bien que les Argiens ne sauront même plus où le recueillir ses os, tellement je l'aurai dans le vase enfoui. »
Mais voilà que les dieux s'en mêlent, Héra, Héphaïstos, tous les deux contre le Scamandre. Bataille des dieux et de la nature. Bataille du feu et de l'eau. L'eau qui perd devant le feu. Le fleuve qui se retire, vaincu par les dieux. Et cette incroyable remarque d'Héra à Héphaïstos, son fils boiteux, une fois qu'ils ont gagné :
« Héphaïstos, mon illustre enfant, arrête-toi : il ne sied pas qu'un dieu soit ainsi maltraité pour complaire à des hommes. »
Le temps du Dieu maltraité par les hommes adviendra bientôt. Comment le saurait-il autrement puisque les dieux désormais ne font plus que se battre entre eux ? Sur l'Olympe, en effet,
« la discorde et la haine envahissent leurs coeurs. La terre immense gronde. Le ciel vaste à l'entour claironne la bataille. Zeus, assis sur l'Olympe, entend, et son coeur rit, joyeux, de voir les dieux entrer dans la mêlée. »
Dado, Sans titre.
Rixe entre Athéna et Arès (et de nouveau défaite cuisante de ce dernier). Rixe entre Héra et Aphrodite (venue, une fois de plus, sauver Arès) et qui est encore battue par Athéna. Totus tuus, "tout à toi", Athéna, semble dire Homère. Au même moment, Poséidon et Apollon se disputent, mais plus sages que leurs autres parents n'en viennent pas aux mains. Artémis gourmande alors son frère d'arme et pour cela vient se faire corrigée par Héra.
« ... de la main gauche, [Héra] saisit les poignets d'Artémis, et, de la droite, arrache l'arc à ses épaules. Ensuite, EN SOURIANT, elle la frappe avec cet arc sur les oreilles, tandis qu'à chaque coup l'autre tourne la tête et que les traits légers à terre se répandent. Tête basse, en pleurant, la déesse s'enfuit (...) »
Je ne sais pas vous, mais tout cela commence à m'exciter grave. Mais le plus beau, c'est Hermès qui, se retrouvant face à Létô, la mère d'Artémis, refuse de se battre et lui dit, merveilleux jésuite qu'il est :
« Je ne veux pas, Létô, combattre contre toi : il est trop dangereux, je le vois, de s'en prendre aux épouses de Zeus, l'assembleur des nuées. Va vite chez les dieux, si tel est ton désir, te vanter de m'avoir vaincu de vive force ! »
Tout se précipite. Achille est devant Troie, est en passe de vaincre Agénor. Mais Apollon intervient et sauve Agénor d'une mort certaine, puis revient sous ses traits affronter le Péléide, l'empêchant de prendre Troie - mais sans doute pour la dernière fois.
Dado, Composition
Chant XXII - Dogs of war
Hermann Nitsch, Schüttbild
Stéphanie Hochet en sait quelque chose. Le chien, meilleur ami autant que première insulte de l'homme (on s'est traité de « chien » bien avant de se traiter d' « enculé »). Le chien qui se retourne contre son maître. Mourir "comme un chien" à la Joseph K. ou mourir jeté aux chiens comme le craint Priam dans une plainte à Hector qui nous émouvra toujours :
« Prends aussi pitié de moi, de mon malheur, du peu de sentiment que je conserve encore, - de moi, l'infortuné, que Zeus Père fera mourir de male mort [de "mort mauvaise" et non de "mâle mort"] dans un âge avancé, après que j'aurai vu de mes yeux tant de maux : mes fils agonisants, mes filles enlevées, mon palais ravagé, mes petits-fils précipités contre le sol dans l'atroce carnage, mes brus entre les bras maudits des Achéens, et, pour finir moi-même, à la première porte, déchiré par les dents sanguinaires des CHIENS, dès que le bronze aigu d'une flèche ou d'un glaive aura brisé mes membres - ces CHIENS que j'ai nourris à ma table, dans mon palais, comme gardiens, et qui boiront alors, fous de rage, mon sang, puis dans mon vestibule étendus dormiront ! Quand un jeune guerrier succombe, déchiré par le bronze acéré, sur le champ de bataille, il n'offre pas à l'oeil un spectacle odieux : tout ce qu'on voit de lui, même mort, reste beau. Mais alors que des CHIENS outragent d'un vieillard le front chenu, la barbe blanche et les parties, qu'est-il de plus affreux pour les pauvres humains ? »
Hécube aussi implore Hector de ne pas se rendre au dernier combat :
« Hector, ô mon enfant, prends pitié de ta mère et respecte ce sein que je t'offrais jadis, ce sein qui te faisait oublier toute peine. Souviens-t'en, cher enfant. Ce héros ennemi, de derrière nos murs tu peux le repousser, au lieu de te dresser en champion devant lui. S'il te tue, ah ! cruel ! je ne pourrai pas même t'étendre sur un lit, mon grand, et te pleurer, moi qui t'ai mis au monde, - et ta femme non plus (...) Mais loin de nous, auprès de la flotte achéenne, tu seras dévoré par les rapides CHIENS. »
Et en effet, il est l'heure pour Hector de se rendre « devant » Achille - soit se rendre « à » lui.
Pourtant, dès qu'il le voit, pris de panique, il fuit. Lâcheté d'Hector ? Oui, si l'on considère qu'Achille est un être humain. Mais non, cent fois non si l'on considère qu'Achille à ce moment-là est à son maximum de violence et de déterminisme, qu'il est la mort en personne (celle des autres comme la sienne, d'ailleurs), et qu'Hector fuyant devant lui n'est pas plus lâche qu'Indiana Jones fuyant le gros rocher qui roule vers lui au début des Aventuriers de l'Arche Perdue. Homère, lui, écrit sans équivoque :
« BRAVE EST L'HOMME QUI FUIT, mais l'autre, par-derrière, est encore plus brave. »
Dans cette poursuite célèbre, le mimétisme est parfait :
« On dirait des coursiers aux sabots d'un seul bloc, déjà vainqueurs souvent, qui vont à toute allure en contournant la borne... »
Ils font trois le tour de la cité. Ils passent à côté
« de grands et beaux lavoirs de pierre, où, quand régnait la paix, avant qu'eût abordé la flotte danaenne, les femmes des Troyens et leurs filles jolies souvent venaient laver des habits éclatants »
- magnifique insertion de l'univers féminin pacifique dans l'univers masculin belliciste (parce que, mariage gay ou pas, l'homme, ce sera toujours la mort et la femme, ce sera toujours la vie.) Ce qui ressemble de plus en plus à une exécution programmée se précipite : Zeus laisse agir Pallas (« Agis à ton idée, et que rien ne t'arrête ! »), Apollon, le cher Apollon, « abandonne Hector à son destin » (et là aussi non pas tant par faiblesse que par force du destin), et Achille, qui n'a cure à ce moment-là que de sa gloire, ordonne aux Achéens de ne pas envoyer leurs javelots sur Hector, craignant, s'ils le faisaient, de n'avoir, lui, qu' « un rôle de comparse » dans la mort de ce dernier. Et c'est la dernière confrontation entre les deux hommes, dont l'un est à son maximum d'inhumanité (de « caninité », allais-je dire) et l'autre à son maximum d'humanité (et ici, humanité veut dire noblesse), avec encore la question des chiens. Hector dit à Achille que si Zeus lui accordait à lui la victoire, il rendrait le corps de son ennemi au camp de celui-ci sans aucun outrages. Monstrueuse et titus andronicusienne réponse d'Achille :
« CHIEN ! Cesse d'invoquer mes genoux, mes parents. Tu m'as fait tant de mal ! Aussi vrai que mon coeur, dans sa rage, me pousse à manger par lambeaux, moi-même, ta chair crue, personne de ton front n'écartera les CHIENS. L'on pourrait m'apporter ici et me peser une rançon dix fois ou vingt fois supérieure et m'en promettre encore, - Priam le Dardanide aurait beau m'envoyer un poids d'or égalant celui de ton cadavre : non, même, ainsi, ta mère auguste ne pourra t'étendre sur un lit afin de te pleurer, toi qu'elle a mis au monde. Les CHIENS et les oiseaux dévoreront ton corps et n'en laisseront rien. »
La mort d'Hector, par Biagio di Antonio
Et Achille tue Hector. Et Hector meurt. Et les outrages commencent. Et il y a ce détail incroyable des Achéens qui autour du corps d'Hector n'osent pas d'abord le toucher, l'admirent même, seraient presque prêt à lui rendre gloire. Hélas, les louanges se transforment en coups de pied.
« C'EST EN PARLANT AINSI QU'ILS VIENNENT [A] LE FRAPPER »
(tout René Girard ne naitrait-il pas de cette unique phrase ?). On perce les talons et les chevilles d'Hector, on lui passe des courroies, on attache les courroies au char d'Achille, et le galop interminable autour de Troie commence, chaque jour, chaque nuit. Parce que la mort n'est pas suffisante. La mort n'est pas une fin mais un moyen de blesser encore plus, d'atteindre au plus profond le coeur des autres, de les faire périr de chagrin. Et c'est bien un chagrin halluciné qui frappe Andromaque à la fin de ce terrible chant XXII - un chagrin qui concerne, notons-le, finalement moins son mari que son fils Astyanax :
« Oui, même s'il échappe à la guerre cruelle, aux coups des Achéens, l'avenir ne sera pour lui que peine et deuil. On lui prendra ses terres. L'orphelin perd, du coup, les amis de son âge. Il tient le front baissé ; des pleurs mouillent ses joues. Lorsque, tout démuni, l'enfant s'en va trouver les amis de son père et les tire par leur tunique ou leur manteau, certains en ont pitié ; l'un d'eux même, un instant, lui présente une coupe : il ne le laisse pas y mouiller son palais, mais seulement ses lèvres. L'enfant qui, lui, conserve et sa mère et son père le chasse du festin, le bat et l'injurie : - ton père n'est pas là. Va-t'en à la MALHEURE ! »
[« Entre parenthèses », j'ai lu plusieurs traductions de ce morceau et aucune ne m'a paru aussi douloureusement belle que celle de Flacelière en Pléiade que je suis depuis le début.]
Chant XXIII - Holocauste
Günter Brus, Pinturas del pintor
Quel chagrin a-t-il été plus abominable que celui-ci ? Deuil, sacrifices et jeux funèbres.
« Thétis fait croître en eux le désir des sanglots. »
Achille se rase la tête. Ecorche moutons et boeufs. Enduit de graisse animale le corps de Patrocle. Jette quatre chevaux superbes au feu (vivants ?). Egorge deux chiens et les lance sur le bûcher.
« Le même sort échoit à douze nobles fils des Troyens magnanimes, qu'il tue avec le bronze : son âme ne se plaît qu'à des oeuvres de mort. »
Animaux, humains - aucun holocauste n'est au niveau de son abominable chagrin. A l'inhumanité des hommes répond l'humanité des dieux. Pendant qu'Achille hurle son chagrin, Aphrodite et Apollon préservent le corps d'Hector.
« D'Hector pourtant les chiens respectent le cadavre, car la fille de Zeus, Aphrodite, les chasse et de jour et de nuit. (...) Et Phoebos Apollon sur le mort fait descendre une sombre nuée, qu'il amène du ciel et répand sur la plaine, cachant aux yeux l'endroit où le cadavre gît : il craint que le soleil ne dessèche trop vite la peau d'Hector autour des muscles et des membres. »
Ce sont ces soins divins qui émeuvent, non les pleurs de l'irascible. Commencent les jeux funèbres, la course de char, le pugilat - et les querelles internes. Hector mort, les Argiens retrouvent leur indicible médiocrité. Ajax vs Idoménée. La médiocrité des héros, la stupidité énorme des preux, la boursouflure sans fin des costauds - Shakespeare en fera une pièce géniale, véritable parodie de l'Iliade : Troilus et Cressida.
Chant XXIV - Le chagrin et la pitié
La douleur d'Andromaque, par David
Grâce à Apollon, le cadavre d'Hector n'a subi aucun mal.
« Les dieux bienheureux, à le voir, ont [eu] pitié. »
Une pitié qui n'étouffe décidément pas Achille et ses amis. On pense un moment à dérober le corps d'Hector sans qu'Achille s'en doute - mais cette idée est « impraticable », de l'aveu de Zeus même. Limites, encore une fois, des dieux. Thétis, la bonne mère effondrée elle aussi par l'inhumanité de son fiston est envoyée auprès de lui et dans l'espoir qu'elle pourra le convaincre de rendre le corps.
« Jusques à quand, mon fils, rongeras-tu ton coeur à pleurer, à gémir, sans plus te souvenir de la table et du lit ? »
Achille accepte de rendre Hector à Priam.
Et c'est cette rencontre magnifique, sublime, bouleversante, l'une des plus belles choses qui n'aient jamais été écrites, entre Achille et Priam - et qui peut-être sauve Achille de son inhumanité. Achille qui propose et prépare lui-même le repas à Priam. Achille qui redevient un être civilisé, c'est-à-dire un être de rituel. A ce moment-là, même Priam ne peut pas ne pas l'admirer :
« qu'il est beau ! qu'il est grand ! on croirait voir un dieu ! », se dit-il. Peut-être le salut est-il dans la beauté. Et « Achille admire aussi Priam le Dardanide pour sa prestance noble et ses sages paroles. »
Achille va jusqu'à promettre à Priam que le temps des funérailles d'Hector, il retiendra son armée. Mysticisme de la trêve. Au fond, la cruauté d'Achille, que je préfère appeler « férocité », n'a jamais été, comme le dit Rachel Bespaloff, calculée, technicienne, méthodologique - contrairement à celle d'Ulysse. D'ailleurs, c'est Ulysse qui fera tomber Troie. Après la mort de Hector, Achille a terminé son destin et bientôt lui aussi périra. Le chagrin est la seule égalité des hommes... et des femmes. Les derniers pleurs d'Andromaque qui ne cesseront jamais :
« Au moment de mourir, tu n'as pu, de ton lit, tendre vers moi les bras, ni m'adresser non plus un propos lourd de sens dont je me souviendrais nuit et jour, en pleurant ! »
La veuve et l'orphelin privés de la dernière parole. On ne saurait souligner détail plus déchirant. Et c'est le bûcher final, celui d'Hector, mais qui embrasera bientôt Achille et les dieux. Plus tard, ce sera le retour d'Ulysse - soit l'affranchissement de l'homme.
Epilogue - Crépuscule des dieux
L'intime se méfie du symbolique comme le vivant se méfie de l'idée.
« Plus intime notre commerce avec ces deux livres divinement inspirés [l'Iliade & la Bible], plus vive notre méfiance à l'égard des interprétations symboliques qui les chargent d'un sens trop riche »,
écrit Rachel Bespaloff dans son dernier chapitre intitulé de « De l’Iliade », « Source antique et source biblique ».
On le sait, le dieu judéochrétien a aboli l'occulte, la magie, le calcul - la vénalité. On ne complote plus avec Dieu. On ne commerce plus avec Dieu. On fait une Alliance - rien à voir. Il y a certes des mystères de la foi, mais en aucun cas il n’y a d'énigme. Le Père n'est pas le Sphynx. Bien au contraire, si Dieu a puni Israël, c'est parce qu'Israël exigeait de lui un rapport plus occulte qu'intime, un rapport plus donnant donnant qu'amoureux. Avec les judéochrétiens, le don devient gratuit, sacrificiel, altermondialiste. Mais non le sacrifice d’autrui, le sacrifice de soi. Avec la Bible, on ne sacrifie plus personne, on se sacrifie – très important. Ce changement de paradigme n'est-il pas déjà présent dans l'Iliade ? C'est la thèse de Bespaloff. Du premier au dernier vers de l’Iliade, les dieux de l'Olympe constituent plus un Fatum qu'un pouvoir de décision. Que les Achéens l'emportent sur Troie, ce ne sont pas les dieux qui l'ont décidé, mais le Destin - eux peuvent donner des coups de pouce ou de coude aux hommes pour suspendre ou accélérer la chute de Troie, ou pour faire disparaître un preux en pleine bataille ou pour conserver le corps glorieux d'Hector malgré la violence que lui fait subir Achille, ils n'ont pas le pouvoir de changer globalement les choses. On l'a vu dans le dernier chant : même à Zeus, il est impossible de dérober le corps d'Hector à Achille. L'Iliade est donc bien un crépuscule des dieux (comme l'Odyssée sera un affranchissement total de l'homme).
Certes, l'esprit tout intérieur de la Bible reste très étranger à l'esprit tout extérieur de l'Iliade. Mais on pourrait dire que dans l'Iliade, l'esprit devient de moins en moins extérieur et que dans la Bible, il devient de plus en plus intérieur. De la pure extériorité (Achille) à la pure intériorité (Jésus) - et à la fin, c'est l'extériorité qui meurt et l'intériorité qui ressuscite.
En revanche, là où les deux textes se retrouvent vraiment, est bien dans ce moment où le mythe commence à sentir le roussi. Le mythe non pas compris comme aventures légendaires mais comme principe premier des choses de ce monde. Le mythe comme mainmise sur l'âme et le cosmos.
« Or, c'est justement cette volonté de mai-mise que la Bible et l'Iliade condamnent. La prophétie exclut la divination et ne s'obtient pas par des procédés magiques. Il n'existe d'autre ascèse que la droiture du coeur pour entrer en contact avec la surnature. »
S’il n’y avait qu’une seule chose à retenir, c’est ceci : à partir de l’Iliade, puis avec la Bible, on passe progressivement de la pensée magique (ou mythique) à la pensée éthique - en attendant la pensée dialectique moderne (celle-ci allant en gros de Platon à Hegel).
La véritable différence entre Iliade et Bible n'est donc pas dans le mythe, aboli par les deux, que dans le rapport entre Force et Logos. Indéniablement, l'Iliade définit la force comme « principe homogène, identique au devenir qu'elle détermine, sans origine et sans fin », alors que dans la Bible,
« la représentation de la force implique une hétérogénéité fondamentale, sinon fondamentale »
entre elle et Dieu. Dans la Bible, il y a la force corruptible, matérielle, « dionysiaque », d'une part et la force créatrice, amoureuse, divine, d'autre part. La première tue, détruit et crucifie (quoiqu'immortalise, on le verra plus bas) ; la seconde aime, crée, procrée et fait ressusciter. Pour le dire autrement, chez les Grecs, le devenir (ou le destin) est le maître des dieux (Zeus ne peut empêcher la chute de Troie, le vol du corps d'Hector - en fait, il ne peut RIEN empêcher. Son seul pouvoir est de suspendre les événements) alors que chez les chrétiens, Dieu est le maître du devenir (ou du destin) - Dieu soumet le destin à lui, et c'est en ce sens que les hommes sont libres.
L'autre différence majeure est celle qui oppose immortalité et résurrection.
« Le trait fondamental de la religion biblique, c'est qu'elle n'est pas une foi en l'immortalité, mais une volonté de détruire la mort dans le temps. Non seulement la nation ressuscite en Dieu, Dieu aussi ressuscite dans le coeur de la nation. L'éthique elle-même n'est avant tout qu'un instant de résurrection, une INSURRECTION de la force finie contre sa propre déchéance et sa corruptibilité. En revanche, la conception moniste de la force, l'idée de la culpabilité diffuse de l'éternel devenir, l'image du Fatum bouchant le ciel de l'immanence, devaient orienter la pensée grecque dans la voie du détachement esthétique, de l'éternité intemporelle et de la rédemption par la beauté. »
Les chrétiens préfèreront la rédemption par la bonté. Les chrétiens préfèreront L’INSURRECTION DE LA RESURRECTION à l’immortalité esthétique.
« Tandis que la foi en la résurrection affirme le principe de la communion, associant à Dieu tous les membres du peuple élu, puis toutes les nations, et finalement le genre humain, pour l'édification du salut, la croyance en l'immortalité consacre le principe de l'unicité, exalte l'incomparable événement - qu'il se nomme Hector, Achille ou Hélène - qui émerge du devenir un instant et à jamais. Immortaliser est le fait de l'homme, et la plus haute raison de son activité. Ressusciter, au sens transitif de ce verbe, est le fait du Dieu créateur, du Dieu d'Ezechiel qui tire son peuple du sépulcre et souffle sur les ossements morts pour qu'ils revivent. »
Qu’on se préfère grec ou chrétien, c’est super beau, non, tout ça ? Je ne suis pas le seul à m’exalter ?
Dès lors, le rapport au malheur change. Pour un grec, le malheur vient soit à cause des dieux (grec ancien) soit à cause du Destin (grec nouveau). Pour un judéochrétien, le malheur vient de sa propre faute. C'est lui qui est coupable, pas Dieu qui est toujours innocent et encore moins le Destin qui n'existe pas. On pourra rétorquer que cette culpabilité, forme ultime de l'intériorité, est abominable, et que décidément, mieux vaut vivre en grec qu'en chrétien, mieux vaut dire que ce sont les dieux ou le destin qui sont coupables plutôt que nous. C'est vrai. Mais on pourra dire aussi que cette culpabilité a un autre nom sur lequel se fonde toute l'Histoire moderne et qui constitue le socle de nos valeurs collectives et individuelles : liberté.