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Sade - Page 2

  • Sade, littéralement et dans tous les sens - II

     

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    B – LA DESIDEOLOGISATION DU MONDE.

    1 – Vitesse et survie.

    Sade va vite. Il se répète mais à toute allure. La vitesse mentale est le propre des pervers et des rêveurs. La sexualité imaginaire ne connaît aucun obstacle, ni moral ni plastique. La sexualité écrite, encore moins. Car c’est l’écriture qui permet tous les excès et tous les écarts. On étire les désirs, on disloque les corps, on multiplie les plans et les postures, on excède largement l’endurance des victimes et la performance des fouteurs. Il faudrait être contorsionniste et insensible à la douleur pour aller jusqu’au bout de la physique sadienne. Peu importe puisque le langage dit tout - et même plus que tout. Riche en action mais économique en moyen, la phrase sadienne saisit par ses raccourcis et ses surprises. Exemple typique, la passion vingt de la troisième partie des Cent vingt journées, véritable « somme » sadienne :

    « Pour réussir l’inceste, l’adultère, la sodomie et le sacrilège,

    il encule sa fille mariée avec une hostie. »

    Réussite qui n'est pas sans annoncer celle d'Eugénie dans La philosophie dans le boudoir luand elle enconne sa mère :

    « Venez, belle maman, venez, que je vous serve de mari. Il est un peu plus gros que celui de votre époux, n’est-ce pas ma chère ? N’importe, il entrera… Ah tu cries, ma mère, tu cries quand ta fille te fout !… Et toi, Dolmancé, tu m’encules !… Me voilà donc à la fois incestueuse, adultère, sodomite, et tout cela pour une fille qui n’est dépucelée que d’aujourd’hui ! »

    Un maximum de sens en un minimum de mot et dont « l’information » finale surprend, à chaque coup, le lecteur, tel est le style sadien - et qui donne parfois dans une poésie unique. Comme dans la passion trente-quatre de la troisième partie des inépuisables Cent vingt journées :

    « Il encule un cygne, en lui mettant une hostie dans le cul,

    et il étrangle lui-même l’animal en déchargeant ».

    Poésie de l’enculade, direz-vous en vous gaussant. Mais non, poésie du blanc. Vous n’avez pas vu le blanc ? Cygne, hostie, sperme. Mallarmé et son cygne n’auraient pas fait mieux.

     

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    Alors, ennuyeux Sade ? Il faut s’entendre. Difficile de lâcher Les cent vingt journées ou La nouvelle Justine quand on les a commencées. Au fond, l’engourdissement du lecteur va de pair avec son énervement continuel. Comme le dit plaisamment Justine,

    « il n’y a qu’aux horreurs auxquelles on ne s’habitue pas. »

    Chaque souffrance ou jouissance est toujours vécue comme si c’était la première et même si c'est la centième. On a beau être submergé par la douleur ou l’extase, on n’en reste pas moins étonné – et la phrase sadienne, qui accumule autant qu’elle ressert les statuts et les traitements, témoigne de cet étonnement perpétuel. C’est d’ailleurs là le trait de ressemblance entre Justine et Juliette. L’une et l’autre ne semblent jamais blasées de leurs aventures. Et c’est cette « fraîcheur » qui les rend sans doute infiniment plus résistantes que leurs compagnons de fortune ou d’infortune, ces derniers finissant toujours par périr parce que justement ils ont fini par s'ennuyer. A la fin de Juliette, Il ne faudra rien moins qu’un éclat de foudre pour se débarrasser de Justine qui sans cela aurait pu survivre encore longtemps dans l’univers sadien. La vertu de Justine est autant morale que physique et si son infortune consiste à subir toutes les horreurs, sa fortune consiste à durer. Elle supporte tous les sévices possibles mais avec un courage et une indignation qui finissent par forcer le respect des libertins. D’où les tentatives (ratées) de ces derniers de la corrompre, voire de l’intégrer dans le camp du « vice ». Car, comme sa sœur, Justine a en elle une énergie extraordinaire qui pourrait, si elle daignait passer de la vertu au vice, servir admirablement les desseins des scélérats. Hélas ! Justine reste honnête jusqu’au bout, et de fait apparaît comme une insulte suprême à l’ordre maléfique des choses. Seul un éclair tombé du ciel pourra la vaincre.

    Ce « coup de foudre » n’en est pas moins problématique dans la mesure où il relève d’une intervention irrationnelle, d’un « ouvrage du ciel », certes extrêmement malveillant, mais qui est en contradiction totale avec toute la philosophie matérialiste exposée dans les centaines de pages qui précédent. Comme si Sade avait eu besoin de recourir au mythe pour se débarrasser du seul personnage qui pouvait intellectuellement l’emporter sur ses chers libertins. Comme si le libertinage ne lui suffisait plus pour outrager les valeurs et les sentiments des hommes et qu'au bout du compte le satanisme le tentait. Comme si le mal permis et encouragé par la nature était finalement en deçà du mal fermenté dans l’imagination. Saint-Fond et sa douleur perpétuelle infligée à un patient pour l’éternité n’aurait-il pas eu le dernier mot de Juliette ?

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    Quoiqu’il en soit, c’est cet incessant conflit entre les limites de la raison et les excès de l’imagination, mêlés aux énergies du vice et de la vertu, qui empêche le texte de sombrer dans son soi-disant ennui. En vérité, c’est l’intellect du lecteur que Sade cherche à fatiguer, non son imaginaire. « Le temps sadien est très exactement le temps de la propagation de l’image » note Annie Le Brun. L’image qui pulvérise la réflexion. L’excitation sexuelle forcée qui annihile le sens critique. L’essentiel est que « ça » circule sans s’arrêter – d’où l’idée chère à Sade de la perpétuation des maux qu’il conçoit comme une sorte de clinamen des désastres. C’est Clairwil, l’éducatrice de Juliette et l’héroïne dont nous avons toutes et tous été amoureux un jour, qui rêve d’un crime qui lui survivrait.

    « Je voudrais, dit Clairwil, trouver un crime dont l’effet perpétuel agit, même quand je n’agirais plus, en sorte qu’il n’y eut pas un seul instant de ma vie, où, même en dormant, je ne fus cause d’un désordre quelconque et que ce désordre pût s’étendre au point qu’il entraînât une corruption générale ou un dérangement si formel qu’au-delà même de ma vie l’effet s’en prolongeât encore. »

    C’est Saint-Fond et ses plans pour dépeupler la France. Ce sont les quatre libertins du château de Silling qui, parfois fatigués de torturer, obligent leurs victimes à se torturer entre elles – comme dans la passion cent quarante-six de la troisième partie des Cent vingt journées :

    « Il attache la fille et la mère ; pour que l’une des deux vive et fasse vivre l’autre, il faut qu’elle se coupe la main. Il s’amuse à voir le débat, et laquelle des deux se sacrifiera pour l’autre. »

    « Débat » abominable et drolatique s’il en est où la pensée devient une question de vie ou de mort. Chez Sade, c’est toujours à la plus innommable des réalités que l’on « accule », pour ne pas dire plus, la pensée. A chaque mot sa mort. A chaque pensée son supplice. Et à chaque mort et à chaque supplice la jouissance de celle ou celui qui les a mis en œuvre. En définitive, et comme le dit Annie Le Brun, «  Sade met à nu le fonctionnement réel de la pensée : ne suffit-il pas que notre désir se manifeste pour que nous ayons tendance à déserter le déroulement continu de la représentation sociale et à faire du théâtre de notre discontinuité mentale le lieu même de l’objectivation de ce désir. » Anti-social, amoral, capable d’abolir le genre humain pour son seul contentement, le désir, d’où toute pensée est issue, est aussi ce qui permet d’exister. Je désire donc je suis, aurait pu dire Sade.

     

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    C’est que le nerf sexuel ne lâche pas facilement prise, surtout quand il s’agit, dans le cas de notre auteur, d’une raison de survie. Ecrire, et écrire « cela », fut la seule façon que cet homme, enfermé quasi toute sa vie en prison, trouva pour ne pas périr. Contrairement à ce que pense tout le monde, l’écriture de Sade n’est pas une preuve de sa folie mais bien une résistance à la folie dont le menaçaient tous les « autres » - purs, innocents, normatifs, bourreaux, bonnes âmes, belle-mère. C’est pourquoi nous rendons grâce à Annie Le Brun d’avoir osé écrire que son œuvre est l’ « une des plus formidables luttes pour la santé qui ait jamais été menée. » C’est cette lutte contre la mort et la folie, contre la souffrance, qui, au bout du compte, retient notre attention, sinon notre souffle, et fait que Sade ne peut être ennuyeux. « Il faut avoir vécu pour proprement ressentir le besoin du christianisme » écrivait Kierkegaard dans son Journal. De même, il faut avoir connu l'horreur de la vie, au moins en avoir été conscient, pour ressentir la profondeur de l’œuvre sadienne. Quiconque trouve Sade odieux ou ennuyeux se rend justice à lui-même.

     

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    2 – Le corps dans le langage (Sade et Artaud)

    « Profondeur » n’est cependant pas le mot qui convient à Sade. Pas plus que « surface ». Ou alors il faut les employer autrement. La surface, c’est les idées. La profondeur, c’est les corps. Faire remonter les corps à la surface des idées – voilà qui est déjà plus juste et plus sadien.

    « Sade a une botte secrète pour saisir le vague de l’abstraction, écrit Annie Le Brun, c’est la feinte de la littéralité qui n’est que l’intempestif retour du corps dans le langage. » Le retour du corps dans le langage, littéralement, ça veut dire le sang ou la merde qui remonte dans la bouche. Ca veut dire que ce que nous croyons n’être que des paroles va faire pousser des hurlements de douleur à autrui. Ca veut dire qu’il y a des cadavres au bout de notre petite causerie morale et politique. Contrairement à ce que pensait Roland Barthes « sur la société qui ne voit jamais l’œuvre de Sade que sous le rapport au référent ou au réalisme alors qu’il ne faudrait la lire que sous l’angle de  l’inconcevable », tout n’est pas que blabla dans la parole, tout n’est pas que discours dans le discours - bien au contraire, chez Sade, c’est la réalité matérielle du discours qui est affirmée contre sa misérable idéalité. Que telle ou telle philosophie, apparemment digne, ne soit concrètement qu’une machine à tuer, c’est ce que veut nous faire comprendre le Marquis, et c’est donc bien mal le lire que ne pas le lire aussi à la lettre.

    Au fond, Sade raisonne comme Clémenceau qui exhortait les partisans de la peine de mort à aller renifler le cou sanglant et fumant du guillotiné avant de revenir défendre la nécessité de celle-ci. Et comme Clémenceau, Sade était contre la peine de mort - ce qui, soit dit en passant, risque d’inquiéter sérieusement ceux qui sont pour et qui pensent que Sade est un monstre. S’il l’est, c’est parce qu’il rend inactualisable tout raisonnement et caduque tout idéal. Contraindre les idées à la littéralité, c’est révéler leur cruauté foncière et les rendre impossibles à appliquer sinon en admettant que l’on s’est fait sadique. Aucune politique, aucune morale, aucune religion qui n’aient eu leurs chevalets et leurs gibets. Pire, aucun geste de la vie qui n’ait de près ou de loin sa dimension barbare. Le respect pour nos parents qui est une perte de temps et d’argent (et pour des gens qui se sont contentés de « foutre » pour nous avoir), l’éducation de nos enfants dont il faut réprimer, donc mettre à mal, la nature en eux, l’altérité générale imposée par la société et qui est une insulte à notre égoïsme. Il n’y a pas une tendresse qui ne contienne en elle une torture, une caresse qui ne fasse saigner, un clin d’œil qui ne fasse pleurer.

    L’anti-sadien, viril et plein de bon sens, pourra dire que Sade est trop sensible à la matérialité des choses et que c’est là que réside sa vraie folie. Comme plus tard Antonin Artaud, il a une perception pathologique de la surface. Aucune différence pour eux entre l’oral et l’anal. Ce qui se passe dans la bouche est toujours sanglant ou excrémentiel. Parler c’est tuer comme manger c’est chier.

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     Salo, Top chef.

    « L’anus est toujours terreur, et je n’admets pas qu’on perde un excrément sans se déchirer d’y perdre aussi son âme » écrit Artaud dans une lettre de Rodez. Comme le commente Gilles Deleuze dans « Du schizophrène et de la petite fille », le plus beau chapitre de Logique du sens, la souffrance d’Artaud, et qui en un sens est la souffrance de Sade, réside dans l’abolition des frontières entre surface et profondeur. Il n’y a plus de différence entre les mots et les choses, entre les signifiants et les signifiés, entre l’intérieur et l’extérieur - il n’y a plus surtout de surface des corps.

    « Tout est corps et corporel. Tout est mélange de corps et dans le corps, emboîtement, pénétration. Tout est de la physique, comme dit Artaud [dans La tour de feu: "nous avons dans le dos des vertèbres pleines, transpercées par le clou de la douleur et qui, par la marche, l’effort des poids à soulever, la résistance au laisser-aller, font en s’emboîtant l’une sur l’autre des boîtes." Un arbre, une colonne, une fleur, une canne poussent à travers le corps ; toujours d’autres corps pénètrent dans notre corps et coexistent avec ses parties. Tout est directement boîte, nourriture en boîte et excrément. »

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    Dès lors, le sens n’est plus une déduction intellectuelle qui exprime un effet incorporel distinct des actions et des passions du corps, mais bien un effet corporel qui ne renvoie qu’à la peau, à la chair et aux nerfs. L’immanence du corps a évacué la transcendance de l’esprit. Le mot cesse de signifier ou de nommer quelque chose mais se confond avec un état sonore insupportable (le cri). L’unique signification de toutes choses n’est plus que fécale ou sanglante, c’est-à-dire corporelle. Comme l’écrit Artaud lui-même :

    « "Toute écriture est de la COCHONNERIE",

    c’est-à-dire, commente Deleuze, tout mot arrêté, tracé se décompose en morceaux bruyants, alimentaires et excrémentiels. » A la fin, le non-sens triomphe du sens, l’écrit se fait borborygme, et la folie investit tout l’être. Grâce au ciel, s’il est permis d’user de ce genre d’expression concernant notre beau Marquis, Sade ne sombrera pas dans ces extrémités. « Cochonne » autant que salubre, son œuvre lui aura épargné la déraison et bien au contraire nous aura rendu ce que Nietzsche appelait « la grande raison du corps ». C’est le corps qui nous sauve de la véritable aliénation mentale qu’est l’abstraction ; c’est le corps qui matérialise, et ce faisant, sacralise notre être-au-monde ; c’est le corps enfin qui nous permet d’accéder à la vérité et nous prévient de tous les mensonges - c’est-à-dire de toutes les idées qui se passent de corps et qui ont tendance à le liquider, symboliquement ou non.

     

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    3 – Les idées sans corps (Robespierre et Sade)

    « Ecrire, c’est bondir hors du rang des meurtriers », disait Kafka. Mais ce sont les écrivains plus que les meurtriers que la société craint le plus – sans doute parce que les écrivains sont socialement inutiles, sinon nuisibles à la cité, alors qu’il y a des meurtriers fort nécessaires au bon fonctionnement de celle-ci et que l’on appelle rois, présidents, ministres, juges, clercs, et par-dessus tout idéologues. Quelle est la différence entre un écrivain et un idéologue ? Le premier met du corps dans la pensée, le second évacue tout corps de la pensée. Le premier nous enlève les quelques idées, parfois généreuses, souvent idiotes, toujours criminelles, que nous avions sur le monde, le second nous en remplit tellement la tête qu’on en oublie notre corps et l’effet qu’elles pourraient avoir dessus si on les actualisait. Le premier écrit Les Cent Vingt journées de Sodome qui nous dégoûte à vie de faire quoi que ce soit qui provienne d’une idéologie, le second écrit Que faire ? ou Le petit livre rouge qui nous incitent à faire plein de bonnes choses idéologiques et à réprimer très concrètement tous les méchants qui nous empêcheront de les faire. Le premier tue dans ses livres, le second fait des livres qui tuent. Parfois, le premier se confond avec le second. Il s’appelle Jean-Jacques Rousseau ou Bertolt Brecht et bondit hors du rang des écrivains pour rejoindre celui des meurtriers. Et Annie Le Brun de s’indigner que certains, comme le marxiste Marcel Hénaff, aient pu osé mettre Sade et Brecht du même côté de la barricade.

     « Jusqu’à quand essaiera-t-on de nous cacher que Brecht est du côté des tueurs avec son langage idéologique qui tue les idées, comme les mots, et les mots comme les hommes ? »,

    a-t-elle le courage d’ écrire. On ne peut imaginer en effet opposition morale et littéraire plus radicale que celle entre l’auteur de Mère Courage et celui de Justine. Là où le premier ne montre que des corps qui seront « sauvés » par des idées, le second montre en quoi ce sont les idées qui vont précipiter la perte des corps. Si Sade est « immoral », c’est parce qu’il n’est pas dupe de la moralisation des choses qui n’est jamais rien d’autre que leur dématérialisation systématique. Lui rematérialise tout ce qu’il touche et de fait rend tout idéal irrécupérable. Que l’on plaide pour le christianisme, le judaïsme, l’islam, le bouddhisme, l’agnosticisme, l’athéisme, le marxisme, le capitalisme, l’individualisme, l’anarchisme, le socialisme, le royalisme, le cléricalisme, l’anticléricalisme, Sade reniflera toujours la barbarie qui se cache en partie ou intégralement dans n’importe lequel de ces systèmes.

    « Ce que Sade met ici en scène, affirme Annie Le Brun, c’est l’intolérable duperie des idées sans corps, l’intolérable duperie de tous les systèmes qui nient la matérialité humaine. De sorte que les aventures de Justine pourraient être aussi être lues comme l’histoire d’une formidable revanche du corps, s’inscrivant sur la vie de Justine à son corps défendant. »

    Justine, martyr de l’Histoire et Juliette, incarnation de l’Histoire, mais toutes deux témoins à charge de l’Histoire. Si Sade est l’auteur le plus infréquentable de la littérature, ce n’est pas parce qu’il s’est complu à écrire les horreurs de son imagination perverse, c’est parce qu’il a confondu ces horreurs avec la réalité de l’Histoire, c’est parce qu’il a fait de l’Histoire la perversion suprême. Et à son époque, ceux qui font l’Histoire, les plus pervers donc, ce sont les révolutionnaires. Rien de plus atrocement abstrait en effet qu’un idéal révolutionnaire – du moins pour le révolutionnaire car pour celui qui est « révolutionné », c’est une toute autre affaire. Qu’importe ! L’  « esprit » de la révolution doit l’emporter gaiement sur sa lettre, c’est-à-dire sur sa réalité physique. L’idée suprême, c’est la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’idée effective, c’est la guillotine pour tous ceux qui ne sont pas « dignes » d’humanité et de citoyenneté – soit tous ceux qui doutent peu ou prou des nouveaux principes. Nulle mieux que la révolution n’incarne cette cruauté du bien. Et nul mieux que Sade n’a exprimé le dégoût que lui inspirait celle-ci, que cela soit dans ses livres ou dans sa correspondance. Ainsi, dans une lettre adressée à Gaudifry du 19 novembre 1794, décrit-il les quatre prisons qu’il a connu en dix mois et précise-t-il que la

    « quatrième enfin était un paradis terrestre ; belle maison, superbe jardin, société choisie, d’aimables femmes, lorsque, tout à coup, la place des exécutions s’est mise positivement sous nos fenêtres et le cimetière des guillotinés dans le beau milieu de notre jardin. Nous en avons, mon cher ami, enterré dix-huit cents, en trente-cinq jours, dont un tiers de notre malheureuse maison. Enfin, mon nom venait d’être mis sur la liste et j’y passais le 11, lorsque le glaive de la justice c’est appesanti la veille sur le nouveau Sylla de la France. »

    …et dans une autre lettre du 21 janvier 1795 toujours à Gaudifry :

    « Avec tout cela, je ne me porte pas bien, ma détention nationale, la guillotine sous mes yeux, m’a fait cent fois plus de mal que ne m’en avaient jamais fait toutes les bastilles imaginables. »

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     Guillotine présentée à l'entrée de l'expo "Crime et châtiment" à Orsay (printemps 2010)

     

    La guillotine rend malade l’homme qui concevait le supplice insoutenable d’Augustine. C’est qu’Augustine incarnait la réalité insoutenable à laquelle aboutissent tous les systèmes qui exaltent les idées sans corps et qui de fait massacrent les corps. Augustine, comme Justine, Juliette, ou Clairwil, qu’importe finalement que l’on soit patiente ou bourrelle, et pour ne s’en tenir qu’aux femmes, constituent autant de corps qui emplissent de force le champ abstrait des idées. Ainsi, contre Robespierre, qui, comme l’écrit Annie Le Brun, « faute de savoir que les idées ont un corps, fabrique une machine de désincarnation sociale, au sommet de laquelle se trouve la guillotine, là où il croit que règne l’Etre suprême », Sade répond par sa propre machine d’incarnation au sommet de laquelle la seule matière vivante règne. Car c’est bien de la vie contre la mort dont il est question dans cette guerre des corps contre les idées. Mettons des corps dans vos abstractions et comptons après le nombre de morts, semble dire Sade à tous les révolutionnaires du monde.

     

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    La pensée de Sade en deux mots ? La désidéologisation du monde. Et le réinvestissement des idées par les corps. L’érotique sert à ça – faire remonter le corps dans la pensée, ne pas laisser un gramme de chair hors de la pensée. Et faire tomber les abstractions. C’est cela le célèbre « effort » que demande Sade aux Français s’ils veulent être républicains – mettre un peu de corps dans les principes afin que les principes ne bousillent pas trop les corps. Contrarier les incorporels de la pensée. Tout comme la philosophie ne pardonna jamais à Marx de l’avoir réduit à une simple idéologie, l’idéologie ne pardonnera jamais à Sade de l’avoir réduit à une érotologie sacrificielle. Où sang, foutre et merde giclent à la surface du monde des idées. La chair meurtrie, les os fracassés, les yeux arrachés, le visage brûlé au fer rouge, les parties génitales tenaillées et le rire infernal des libertins auront finalement fait moins mal aux victimes qu’aux idéologues. Et c’est la raison pour laquelle il y a une véritable joie sadienne. Au fond, tout cela n’a-t-il pas été un immense simulacre destiné à confondre les surfaces ? Justine et Juliette n’ont-elles pas jouées chacune à sa manière un rôle d’historienne ? Et est-il interdit de penser qu’elles se sont appréciées voire aimées l’affaire d’un instant ? Et dans Les cent vingt journées, se laissera-t-on aller à croire qu’à la fin les victimes se relèvent toutes et saluent le public avec les libertins avant de s’applaudir les uns les autres ? Lorsqu’on sait que Sade a adoré le théâtre, qu’il a mis en scène et joué ses propres pièces à Charenton avec les autres « malades », que sa littérature est à bien des égards théâtrale (et pas seulement dans La philosophie dans le boudoir), alors, oui, on peut penser que tout cela fut la plus saisissante et la plus féroce des illusions comiques.

     

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    ILLUSTRATIONS :

    - Contes immoraux (1), de Walerian Borowczyk (1974)

    - Hostie consacrée.

    - La comtesse, de et avec Julie Delpy, film consacré à Erzsebet Bathory ( 2009).

    - Contes immoraux (2) (épisode "Erzsebeth Bathory avec Paloma Picasso.)

    - Antonin Artaud en Marat dans le Napoléon de Gance (1927)

    - Salo, Pasolini

    - La fameuse porcherie de Courtemelon

    - Tête en cire de Robespierre.

    - Guillotine à Orsay.

    - Contes immoraux (3) 

    - Porcherie, de Pasolini (1969).


    A SUIVRE

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