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Temps qui passe - Page 7

  • Cendres 2015 - Hors Satan

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    Mercredi 18 février – Cendres – Hors Satan

    En suis-je capable ?

    En général, non. C'est souvent même la pire période de l'année. L'idée de prendre soin de moi me mine tellement que je fais le contraire exact de ce qu'il faut faire.

    Et pourtant, ce Carême pourrait, si j'en avais la force, être quarante jours de repos intérieur, d'anagké sténaï et de poésie

    Et pour commencer, ce beau texte de Crépu dans La revue des deux mondes :

    « Une société qui n’est pas capable de mettre quelque chose au-dessus du marché ne mérite plus qu’on l’appelle une société. Quand on en est à vouloir travailler le dimanche, cela veut dire qu’on est une larve, un impuissant de la création. J’aime beaucoup ces pasteurs puritains américains qui faisaient le tour des villages autrefois, au cas où l’un de leurs paroissiens se serait mis à bricoler quelque chose. Ils étaient impitoyables pour ceux qui ne respectaient pas le repos sacré. Travailler le dimanche était un péché. (…) Si en plus, le dimanche devient une sorte de lundi obèse, nous sommes foutus. J’aime ces religieux juifs un peu ultras, qui n’utilisent pas l’électricité durant tout le week-end. Cela redonne du lustre à la lumière, quand elle revient. Inutile d’être rabbin pour ça, d’ailleurs. Il suffit d’avoir un peu le goût du monde. (…) La vraie question est de savoir pourquoi nous sommes nuls tout le long de la semaine. Croit-on qu’un jour de plus de travail arrange la dépression, le burn out ? Vous allez voir, la marée de burn out qui s’annonce. L’heure est terriblement à la poésie, justement. »

    Il a raison, mais rien ne pourra freiner le processus. L'immonde mondialisation est là et nous en sommes tous très contents puisque c'est nous, puisqu'elle est nous. Tout ce qui arrive est de notre volonté, notre désir. On a beau en être "dégoûté", on la désire encore...

    Ces 40 jours, non pas jeuner, me priver ou m’obliger à des choses impossibles dans lesquelles je me ratatinerai grave, mais m’apaiser. Respirer. Prendre soin de mon corps et de mon cœur. Me souvenir de ses derniers pincements. Me rappeler que je peux mourir demain et que je n’y tiens pas tant que ça. Me distinguer, pour une fois, de mes démons.

    Mon Dieu, ne sois pas avec mes démons contre moi mais avec moi contre mes démons.

    Euphytose.

    Messe à Saint Léon.
    "La mort est le salaire du péché."
    "Si à moi tout est impossible, à Dieu, rien."
    "Quarante jours pour être libre."


    Sonate n°18 de Beethoven (puisqu'on est le 18), à l’allegro post-mozartien. Même si ma préférée reste la Waldstein, en lien sur mon troisième post sur Beethoven :

    Pierre Cormary - Plus que le destin qui frappe à la porte, le temps qui sort de ses gonds. Si la peinture rend visible les choses, la musique rend audible le temps. Frappe dans le temps. Frappe le temps. Le dilate, le contracte, le concentre, le fait exploser, le répète, le transforme, le reprend - sur tous les tons - l'anticipe, le déduit, l'identifie, le mémorise, le donne et le redonne. La première force de Beethoven est d'avoir "réactiver à fond la force de frappe". Même si l'on n'est pas musicologue, on comprend immédiatement ce que Boucourechliev entend par là. La force de frappe. Réécoutez le tout début de la troisième, de la cinquième, de l'Empereur, de la Kreutzer, de la Waldstein (ma préférée) et vous comprendrez aussitôt. La force de frappe. Vous allez me dire "c'est pareil pour Bach et Mozart". Oui et non. Chez Bach, ça vient de commencer qu'on a l'impression d'y être déjà. Chez Mozart, de n'être déjà plus là. Beethoven (et après lui les romantiques) semble nous réveiller de nous-même, nous sortir de notre torpeur, de notre... surdité. Voire de notre débauche. Beethoven, c'est la statue du commandeur... qui frappe à la porte, justement. Force brute (donc immédiatement séduisante). "Grossièreté harmonique délibérée" (qu'on redemande illico tellement c'est bon). Cadence maniée "comme un bazooka, en tueur" (et qui fait de nous des tueurs - bonheur total.) Depuis le temps qu'on vous dit que la musique est fasciste en soi...
    La mélodie, qui était reine chez Vivaldi et chez Mozart, perd chez Beethoven son leadership. Elle est mise "sous surveillance". C'est le rythme qui la met en valeur - même si Boucourechliev n'aime pas ce mot de "rythme" et préfère parler de "système des durées". Soit. Beethoven rend aux durées leur indépendance. Avec lui commence la "vastitude" de la musique (qui conduira à Bruckner et Mahler) et qui pourra ennuyer l'auditeur sévère pour qui la musique s'arrête à la neuvième symphonie - sinon à la première mesure de Don Giovanni, pour y revenir. Après, c'est de l'errance, de la complaisance, du temps perdu. Laissons-là ce connard.
    Avec Beethoven, il s'agit donc bien de pénétrer les "macro-molécules de temps", de faire de "l'intensité" le premier paramètre, celui-ci pouvant aller jusqu'à la violence - en vérité qui y va tout de suite, demandez à Alex. D'ailleurs, il faut réadapter les pianos pour monsieur. En construire de plus solides, de plus puissants, qui supporteront les nouvelles frappes, et sous la surveillance, paraît-il ultra chiante, de Beethoven lui-même. Car il ne faut pas se leurrer : si la musique avait toujours connu ses instants paroxystiques, chez Ludwig van, le paroxysme devient un mode d'être : "le subito pianissimo au terme d'un grand crescendo est chez lui un geste familier - et tout puissant."
    Sans oublier la trille, fondamentale pour lui. "Qu'est-ce qu'une trille ? c'est un son. Un seul son, qui palpite le plus rapidement possible, et dont les impacts (le micro-rythme), indécomposables et fondus - lui confèrent une qualité, une sonorité spécifique. La trille est un timbre" - et le timbre, chez Beethoven, est une fonction du temps. On le reconnaît tout de suite par là : "c'est du Beethoven". Vous allez encore me dire que tous les musiciens ont leur spécificité, leur timbre. Encore une fois, oui et non. Par exemple, ce n'est pas le "timbre" qui distingue Haydn et Mozart, c'est disons quelque chose de plus subjectif - que l'un est un gros terrien et l'autre un ange. Alors que chez Beethoven, la première chose que l'on repère, c'est le son, sa frappe, sa nervosité, sa palpitation extraordinaire, toujours conflictuelle, en opposition, sa façon de le traiter en "explosif", son feu. https://www.youtube.com/watch?v=J3l18HTo5rY


    Enfin, un dîner propre, sans gras ni alcool. Brocoli.

    Ce soir, Hors-Satan, de Bruno Dumont. Puis, fil sur mon mur.

    Pierre Cormary -  J'ai un problème avec Bruno Dumont. Non pas avec le cinéaste que je trouve génial - le plus grand de tous aujourd'hui en Europe, et de très loin. Ni même avec le bonhomme que je trouve singulier, sympathiquement antipathique et passionnant (fabuleux bonus de l'intégrale Blue-Ray qui constituent un véritable master class - il est vrai que Philippe Rouyer, critique aussi dumontien que kubrickien, est un formidable passeur). Mais avec l'intellectuel, ou, plus exactement, avec le regard qu'il porte sur ses propres films. Car à l'entendre, Dumont ne croit qu'en l'art. L'art comme aboutissement du divin. L'art comme preuve que le divin n'a plus besoin d'exister si tant est qu'il ait jamais existé. L'art, raison supérieure du monde. Outre que j'ai depuis longtemps pris mes distances avec ce genre de credo nietzschéen purement esthétique (et même si celui-ci continue à me séduire secrètement - ma part adolescente et satanique, je suppose), ce qui, à un certain moment, me fait douter de l'authenticité de Dumont est qu'il semble, du moins intellectuellement, nier ce qui fait que l'on adhère justement à ses films. En se prétendant systématiquement antireligieux, voire athée, alors que ses films nous parlent de résurrection, d'exorcisme, d'extra-lucidité, de télépathie, de miséricorde, il se retrouve en porte à faux avec son oeuvre. Alors certes, on pourra toujours faire remarquer que l'oeuvre est plus grande que l'homme et que ce n'est pas la première fois qu'un artiste raconte des conneries sur son propre art. Qu'importe le discours, après tout, du moment que l'oeuvre brille ? Mais comme on aime Dumont, on voudrait que ses jugements soient en adéquation, en communion, en unité avec ses films. "L'unité, c'est la mystique", disait-il un jour en interview. Mille fois d'accord. Mais alors pourquoi prétendre partout que Dieu est mort, que la foi est une aliénation, et que seul l'art, émanation du divin, donc de l'ancienne aliénation, sauvera le monde ? Pourquoi tenir un discours aussi frigide sur une oeuvre aussi théologiquement érotique ? Ce côté "mystique sans Dieu", passion triste de tous les "esprits forts" (des supers cons) ne laisse pas d'être profondément irritant - et au cinéma frise l'imposture. C'est comme si on tombait un jour sur des interview de John Ford expliquant qu'il n'en a jamais rien eu à foutre des westerns, de l'Amérique, de ses mythes et de John Wayne - ou mieux, qu'il n'en a jamais rien eu à foutre du cinéma.
    La force inouïe des films de Dumont provient de la réalité intensément spirituelle qu'il filme et que l'on ne apprécier à sa juste valeur qu'à la condition qu'on la prenne, à mon avis, au premier degré. Avec lui, l'appréciation esthétique ne suffit pas. Il faut faire le saut de la foi pour le comprendre - du moins ses films, et puisque lui-même semble ne pas les comprendre. Pharaon lévite vraiment. Barbe a vu par télépathie ce que Démester a vraiment fait à la guerre. Hadewijch doit passer par l'amour de Dieu pour arriver à l'amour de l'homme. Carpentier et Van der Weyden sont des saints policiers. Et Jésus, dans La vie de Jésus, n'est pas tant le pauvre Freddy, âme en peine, que la volonté invisible de Jésus de vouloir le/la sauver. La vie de Jésus, ce n'est pas la vie de Freddy, mais bien la vie de Jésus, pouvant sauver Freddy. La vie de Jésus, sa mission, son rôle, sa volonté de sauver - au plan final de Freddy dans les herbes regardant le ciel, on peut penser que "quelque chose s'est passé ou, mieux, va se passer." La mission de Dumont, c'est de filmer ses sauvetages, ses passages, ses Pâques. S'il n'y croit pas lui-même, ce serait très fâcheux. Mais plus je l'écoute, et plus je revois ses films, plus je pense qu'il y croit malgré lui - qu'il va y arriver, à la conversion. Parce que voila... Quand on filme un miracle, il faut y adhérer - ne serait-ce que pour ne pas vendre son âme au diable.

    (Extraits du fil :)
     
    G. -  Vous ne retrouvez pas un peu Tarkovski chez Dumont ? Sauf que le russe assume pleinement son mysticisme.

    Pierre C. - Absolument. C'est là leur différence. En même temps, comme je le disais, je ne peux concevoir Dumont imposteur. Ca serait un déni d'humanité et d'art.

    PP. - Je vais pas développer mais je ressens exactement les mêmes choses que vous, une recherche sans fin jusqu'à l'absurde du sacré. Si bien que j'en tire des conclusions différentes, il y a une volonté très forte chez Dumont de comprendre si on veut l'ontologie de ce qui devient sacré et donc qui devient un fait mystique mais il repousse aussi très fort.

    K - J'ai une remarque pas du tout intéressante sur Hadewijch. Je peux ?

    Stéphane R. -  Peut-être qu'il en a juste plein le dos de ne plus pouvoir allumer sa radio ou sa télé ou participer au moindre débat ni à la moindre discussion sans croiser un imam, un rabin, un curé, ou juste un croyant qu'il ne faut pas heurter, et c'est peine perdue puisqu'il sera heurté de toute façon, juste parce qu'on lui en offre la possibilité. Peut-être qu'il souffre lui même de cette prolifération régressive de la religion dans la sphère publique alors qu'il souhaiterait qu'elle ne sorte pas de l'intime et du privé. Peut-être qu'il scinde le philosophique du politique. Peut-être que s'il buvait une bière avec toi, en tête à tête, il ne te contredirait pas et assumerait volontiers son sens du sacré, mais que quand on l'interviewe, c'est-à-dire quand on l'invite à se joindre publiquement au bal des pleureuses offensées, il adopte un point de vue un peu plus radical. Peut-être que la supercherie qu'est devenu la parole religieuse lui empêche d'exprimer la sienne, et qu'il la garde donc pour lui. Ou pas.

    S. -  Le sens du mystique sans Dieu lui épargne de sombrer dans la bigoterie religieuse et c'est sans doute pourquoi il touche autant les croyants non fanatiques que les non-croyants spirituels.
    Et Camille Claudel est très beau, nom de Dieu !

    K - L'actrice dans Hadewijch est un boudin et une très belle femme à la fois. Jamais vu ça. Très troublant.

    Pierre C. - Mais oui, K., c'est exactement ça. Le secret de Dumont réside dans cette ondoyance plastique et spirituelle qui structure tous ses films. On voit les gens physiquement changer de plan en plan - comme si, tel un grand écrivain, il savait rendre chaque facette du visage, donc chaque de l'âme. Toutes les femmes chez lui sont à la fois repoussantes et attirantes - et il disait lui-même de celle qui joue Barbe dans Flandres, qu'elle était à la fois belle et laide. Ca marche aussi pour les hommes qui, eux, oscillent entre le débile et le surhumain, la sauvagerie qui peut aller jusqu'au crime et l'angélisme au sens strict. Même les paysages du nord deviennent splendides filmés par sa caméra. C'est par là aussi qu'il est immense. Donner de la beauté à ce qui n'en a pas au premier regard. Passer du dégoût au désir. Accorder du sens aux choses et à la fin vaincre le néant. S'il ne croit pas en Dieu, son cinéma y croit.

    Pierre C. - @Stéphane - ça doit être ça en effet. Surtout quand on se refait l'ensemble de l'entretien avec Rouyer, on se rend compte qu'il n'est pas si clair que ça question "sacré" et que même ses propos deviennent confus - et cette confusion le sauve.

    carême,cendres,hors satan,bruno dumont

    carême,cendres,hors satan,bruno dumont

     

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