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apocalypse - Page 16

  • Chiennement vôtre - Une lecture du roman de Stéphanie Hochet, Les Ephémérides

     Cette critique est désormais disponible, avec bien d'autres (Amette, Millet, Marin de Viry) sur LE SALON LITTERAIRE, l'excellent nouveau site de Joseph Vebret et Loïc Di Stephano, avec possibilités de forums, communautés, rencontres et militantisme hochetiens.

     

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    « … on l’écoutait avec effroi. »

     

    Depuis Ann Radcliffe, l’on sait que les femmes peuvent en remontrer aux hommes en matière de sexe et d’effroi. Et que généralement les hommes adorent ça même si peu l’avouent. Comme l’écrit Stéphanie Hochet, nouvelle Inquiéteuse des lettres françaises et que l’on peut affilier à tout ce qui s’est fait d’étrange et d’urticant en littérature du mal ces dernières années, elle-même spécialiste de la littérature anglaise,

    « il y a une stupéfaction supplémentaire [que j’ai cru d’abord lire : « satisfaction »] à entendre des horreurs quand elles sortent de la bouche d’une créature aux traits divins, pommettes délicates et tâches de rousseur. »

    Horreurs érogènes, donc. Horreur d’être soulagé de sa mort prochaine parce que l’on a appris que la fin du monde était proche – tel le peintre Simon Black, condamné par un cancer et qui se félicite de cette apocalypse annoncée qui emportera tout le monde au même moment et contrariera cette loi qui veut que sa propre mort n’empêche jamais que « la vie continue », sauf justement dans le cas d’un empoisonnement général de l’air.

    Horreurs artistiques que ce dernier, mi-Francis Bacon mi Joker, mène dans sa recherche du cri parfait en s’inventant un appareil à écarteler les lèvres.

    Horreurs érotiques, celles qu’inflige Tara à ses clients, généralement des hommes de pouvoir, dans un bordel de Glasgow, et dont les sévices tout maternels ne sont là que pour calmer l’ardeur de ces derniers à multiplier les lois répressives - les dominatrices n’ayant jamais été que de « braves filles » au service de l’intérêt général et dont pour son bien et pour son équilibre « le monde n’a jamais pu se passer ».

    Horreurs maternelles, surtout, incarnées par Sophie qui souffre d’une « pulsion maternelle hurlante incapable d’accepter même en rêve la séparation d’avec l’enfant », qui refuse la coupure du cordon ombilical jusque dans le langage lui-même, « l’enfant » devenant dans son esprit « lenfant », l’apostrophe du « l’ » étant annulé comme le père, le monde, et tout ce qui peut couper la mère coupable du fruit de ses entrailles : 

    « lenfant  sorti de mon ventre, venue de moi, chair de ma chair, un être réduit à cet état d’immaturité adorable, un bloc de pureté inaccessible au vieillissement, un corps que je peux saisir entièrement dans mes bras. »

    Impossible dès lors pour cette mère dévorante de se résoudre à éduquer sa fille, de peur de la contrarier, et cela même au risque de la destructurer.  Mais à quoi bon structurer une enfant puisque nous disparaîtrons tous le 21 mars prochain ? Sans Dieu, tout est permis, désespérait Dostoïevski. Mais avec une fin du monde datée, tout est permis au carré, au cube. Tel est l’enjeu philosophique de ces Ephémérides : montrer que ce qui serait assurément des aberrations post-modernes si « la vie continuait » (et qui, même si l’autrice évite de théoriser son propos, apparaissent bien telles : le triomphe des marges, le retour de la déesse mère, l’individualisme institutionnalisé) se révèle des réactions vitales face à l’apocalypse virale.

    Mise au pied du mur, la vie retrouve son essence fasciste - ou si l’on préfère : sadienne. Car de toutes les horreurs contées avec un sens consommé de la polyphonie (et qui fait que ce livre, quintuple suspense sexuel, amoureux, filial, politique et eschatologique, se lit d’une traite), celle de cette nouvelle race pure de chiens féroces et invincibles qui survivrait à l’humanité et qu’ « enfantent » Tara et sa compagne Patty dans leur jardin n’est pas sans rappeler l’obsession de certains personnages de Sade à créer un crime ou une douleur qui ne s’arrêterait jamais, même après la mort de ceux et celles qui l’ont perpétrés.

    A la maternité régressive de Sophie répond la maternité frankensteinienne de ce couple de femmes bien décidées à créer une forme de vie réduite à son élément le plus sanguinaire, le plus apte à la survie et peut-être aussi le plus transmissible. Quelque chose entre les chiens zombies de Je suis une légende et Prédator.

    « Je serai heureuse, écrit « Tara », ou plutôt ce qu’il restera de moi sera heureux car ces créatures-là seront celles que j’ai élevées et chéries, elles me devront la vie, je continuerai de les aimer où que je sois, elles seront ma gloire, ma descendance en esprit. »

    La femme qui fait des méchants hommes de gentils chiens dans son donjon est la même qui transforme de gentils chiens en méchants hommes dans son chenil. Agit-elle ainsi pour se venger des hommes et ajouter une monstruosité finale et persistante à l’éradication de l’humanité ? Ou bien a-t-elle en elle le besoin de transmettre la vie à tout prix, même la pire ? En tous cas, elle a cette croyance, qu’on dit spécifiquement féminine, en l’âme qui continue de veiller ses enfants « où qu’elle soit ». Malaparte, cité par Hochet, avait bien raison : « les dictateurs sont des femmes » - et la maternité, telle que la conçoit l’auteur des Infernales, la forme la plus aboutie du fascisme.

    Au contraire, l’artiste ne veut pas d’enfant. Pour Simon Black, en effet, « il est urgent de casser le ronron de la fatalité génétique ». Et le couple qu’il va bientôt former avec le personnage le plus extraordinaire du roman, sans doute parce que le plus désirable, Ecuador, cette tchadienne peule pour qui l’Annonce est aussi une raison de se réjouir puisqu’elle vient de perdre sa fortune et que son seul désir est désormais d’utiliser ses derniers billets pour se noyer dans le champagne, comme dans un roman d’Amélie Nothomb, apparaîtra comme le seul par lequel sera rendu l’honneur d’avoir été humain. Quel plus emblématique fait du prince en effet que de s’isoler du monde pour s’aimer envers et contre tout et, loin de tout le vitalisme nihiliste qui anime les autres,  de jouer pour la dernière fois à l’homme et à la femme ? Et cela sans oublier de se séparer de temps en temps, les deux amants ayant bien compris, contrairement à tous les autres personnages, que le « vivre ensemble » était l’ennemi le plus redoutable du « bonheur d’être ensemble ».

    S’ensuivent jeux de pistes et jeux de rôles, lui le docker, elle, la mondaine ; exploration de châteaux hantés, lui, Heathcliff, elle, Rebecca ; retrouvailles enchantées dans une cave-concert à la Mulholland Drive ; virées nocturnes en taxi où l’on n’est plus sûr de ce que l’on voit par la vitre et si le monde ne s’est pas métamorphosé en paysage aquatique, c’est-à-dire matriciel, originel, submaternel [1]. Merveilleuses pages performatives où la plume impeccable de Hochet fonctionne comme une caméra subjective et donne l’impression que tout se dilate ou se rétracte comme dans un rêve alcoolisé :

    « … la nuit a duré une seconde et dix jours, s’étendant comme un élastique et soudain c’était fini (…) Je me tourne vers Ecuador, allongée près de moi, elle vient d’allumer une cigarette, se redresse sur un oreiller. Elle me jette un regard d’oiseau de proie. "Comment, c’était toi ?". Elle prend une bouffée de cigarette. « Ou alors, c’est que je te vois partout. »

    Combien d’occurrences du mot « voir » utilisées par l’auteur ? Combien de visions et d’hallucinations qui défilent les unes après les autres – et parfois de brouillages volontaires ? Vision de l’homme que la femme aime. Vision des couleurs paradisiaques ou infernales sur lesquelles se clôt le livre (et le monde avec). Vision de la fillette avec les chiens et de cette chose inenvisageable qui se passe (« regarde ce que la gamine est en train de faire ! ») et qu’on ne nous décrira pas. Paradoxe de ce style qui montre à voir autant qu’il cache, qui parle de « lacs comme des pupilles » et finit par dire, au dernier chapitre qu’ « on n’y voit plus rien », comme dans un rêve où ce que l’on voudrait le plus voir nous est systématiquement brouillé alors que le reste est très clair.

    Distribution et rétraction des lumières. Et peut-être schizophrénie du sens. Car qui voudrait donner un sens moral (dont le sadien fait partie) à tout cela serait bien embêté et se risquerait alors à embêter l’auteur. Cette talentueuse jeune femme qu’on devine féministe, engagée auprès des minorités, collaboratrice à ses heures au journal Libération, post-moderne en un sens, s’est-elle rendue compte qu’elle a commis un livre où les mères étaient infanticides à force de mauvais amour exclusif, où les lesbiennes engendraient des chiens nazis et où le seul honneur et le seul bonheur de l’humanité résidaient dans le dernier couple hétérosexuel de l’Histoire et son  « oui » étonnamment joycien que les deux amants se prononcent à la  dernière page ?

    Si j’étais Stéphanie Hochet, je me méfierais de mon inconscient. Mais pas de mon style.

     

     

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    Pistes à suivre :

    - un excellent interview de l'auteur avec la toujours précieuse Laureline Amanieux dans Le magazine des livres de ce mois.

    - un dossier ultra complet sur l'ensemble de l'oeuvre de Stéphanie Hochet, avec critiques, entretiens, photos dans Paris-ci la culture.

     

     

     



    [1] Un monstre marin traverse en effet deux fois le roman : en cette scène urbaine dans laquelle on a l’impression de voir par la vitre du taxi « des animaux étranges, invertébrés marins arpentant un tapis de coraux, avancent dans ce qui ressemble à un aquarium suspendu » (page 174) ainsi qu’en une scène précédente où l’on surprend Sophie en train de rêver que sa fille se transforme en pieuvre : « j’ai cru qu’un animal marin m’enserrait de ses tentacules » (page 143). Monstre, mère, pieuvre, eau originelle, métamorphoses – avis aux universitaires tentés par une thèse qui pourrait s’intituler « De l’eau matriciel au feu du ciel : le problème de  l’élémentaire et de l’eschatologie dans l’œuvre de Stéphanie Hochet ».

     

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