« C’était par un après-midi de dimanche. Je ne l’oublierai jamais. J’étais venu voir les enfants de ma belle tante – comme nous l’appelions – pour jouer avec eux. Nous étions seuls avec la bonne. Tout à coup, la comtesse, fière et superbe, dans sa grande pelisse de zibeline, entra, nous salua et m’embrassa, ce qui transportait toujours aux cieux ; puis, elle s’écria : « Viens, Léopold, tu vas m’aider à enlever ma pelisse. » Je ne me le fis pas répéter. Je la suivis dans sa chambre à coucher, lui ôtai la lourde fourrure, que je ne soulevai qu’à peine, et je l’aidai à mettre sa magnifique jaquette de velours vert, garnie de petit-gris, qu’elle portait à la maison. Puis, je me mis à genoux devant elle, pour lui passer ses pantoufles bordées d’or. En sentant ses petits pieds s’agiter sous ma main, je m’oubliai et leur donnai un ardent baiser. D’abord, ma tante me regarda d’un air étonné ; puis, elle éclata de rire, tout en me donnant un léger coup de pied. »
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La littérature qui investit le réel – on avait déjà vu ça, mais peut-être pas à ce point-là. Les noms de Sade et de Masoch constituent en effet, et selon Deleuze, « les prodigieux exemples d’une efficacité littéraire ». Car avec Sacher-Masoch, écrivain romantique d’Europe de l’Est, auteur à succès fêté par Hugo et Zola lors de son glorieux passage à Paris en 1883, recevant même la Légion d’Honneur, c’est tout un pan de la sexualité humaine qui va sortir de l’ombre. Lorsque Krafft-Ebing, d’ailleurs contre la volonté de Masoch, va nommer « masochisme » cette pulsion incompréhensible de l’être humain qui consiste à trouver du plaisir dans la douleur subie (alors que la pulsion contraire ou complémentaire appelée « sadisme » qui consiste à trouver du plaisir dans de la douleur infligée est très compréhensible), il va tout emprunter à Masoch - le nom mais aussi les situations, les postures, les gestes, les objets, le langage propre de cet étrange érotisme qui apparaîtra bientôt comme le plus subversif de tous. Autrement dit, il va puiser dans le langage littéraire ce dont il a besoin pour sa description clinique. Et de fait rendre lisible pour tous la plus occulte des sexualités.
Toute une symptomatologie puisée dans la littérature, nous allions dire inventée par elle, c’est cela qui frappe ( !) tout d’abord. Comment une maladie, une déviance, un désordre mental, un goût particulier, une bizarrerie libidineuse, une folie douce ou dure, un désir « tordu », à chacun sa terminologie et sa morale, trouvent leur source dans l’imaginaire d’un romancier. Dès lors, le « SM » sera autant un cas clinique qu’une dramaturgie intime, autant un problème médical qu’une esthétique singulière et qui va bientôt remettre en question un certain ordre des choses.
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Ciel rouge sang, steppes sans fin, compagnie des louves, des vampires, des sorcières. Rien d’étonnant que cet écrivain galicien soit bizarre. Mais quoi ? C’est comme cela que ça se passe chez lui. En fait, comme le dit Deleuze, « il [fut] facile à Masoch de faire passer les phantasmes masochistes au compte de coutumes nationales et folkloriques, ou de jeux innocents d’enfants, ou de plaisanteries de femme aimante, ou encore de d’exigences morales et patriotiques. » Boire dans les souliers des femmes, demander à son amoureux de faire l’ours ou le chien, l’atteler à une petite voiture tel un cheval ou à une charrue telle une bête de somme, et plus sérieusement, vendre son amant au pacha tandis que l’on se donnera à celui-ci, mais pour sauver la ville, à moins que l’on enferme son soupirant dans une cage à lions et qu’on l’observe être dévoré par ceux-ci, tout cela relève de traditions bizarres, de cruautés fantasques qui n’ont « là-bas » qu’une valeur de faits divers - après tout, nous aussi, nous avons eu Gilles de Rais et Lautréamont. Quant au fouet, ma foi, on fouette beaucoup en Europe à cette époque, et sans se poser trop de question (même si déjà commencent à circuler des images érotiques, c’est-à-dire critiques, mettant en scène fessées et flagellations). A bien des égards, les romans de Masoch ne sont pas plus équivoques que ceux de la comtesse de Ségur. Encore une fois, et selon le mot de Jean Paulhan, le masochisme est incompréhensible, donc inconcevable.
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Certes, s’il s’est retrouvé un beau jour sur le genou de la Lambercier, c’est sans doute parce qu’il avait dû faire quelque chose de mal, mais ce mal était un mal d’enfant, un caprice, une insolence, une bêtise sans gravité, une chose d’ailleurs qu’il ne daigne même pas préciser tant il se sent innocent. Et c’est cette innocence primitive et persistante, à laquelle se mêle sans doute « quelque instinct précoce du sexe », qui lui fait profiter de cette bonne fessée tout son saoul – tellement d’ailleurs qu’à la fessée suivante, « cette récidive que j’éloignais sans crainte », mademoiselle Lambercier s’aperçoit « à quelque signe » sans doute érectile (celle-ci l’avait donc déculotté) que sa « saine » correction n’aboutit pas du tout au but escompté. Elle déclare alors qu’elle y renonce car cela la fatigue trop, en plus de décider que son petit pervers d’orphelin dormira le soir même dans une autre chambre que la sienne. Lui qui dormait parfois dans le lit de sa fesseuse, se voit condamné à l’autonomie intime – qui chez lui prendra tout de suite la forme d’un auto-érotisme à vie. « J’eus désormais l’honneur, dont je me serais bien passé, d’être traité par elle en grand garçon. » Le passage à l’âge adulte, voilà la véritable punition, le véritable dégoût.
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Caïn, déjà, était le fils préféré d’Eve. Celle-ci poussa des cris de joie quand il parut. Alors qu’elle n’eut rien de semblable pour Abel – cet Abel qui ressemblait tellement à son père que c’en était révoltant, ce fils à papa qui se fit même pasteur pour le représenter, quel benêt était-ce ! Alors que Caïn devint agriculteur, lui, Caïn cultiva la terre nourricière, pour rester fidèle à sa mère. S’il se résolut à tuer son frère, ce fut autant par jalousie que par volonté de rompre définitivement l’alliance du père avec son autre fils – c’est-à-dire avec l’humanité à venir. L’homme de Dieu à bas, Dieu serait alors lâché dans le ciel comme une baudruche et s’éloignerait le plus des hommes jusqu’au moment où il éclaterait de lui-même. Dès lors, Caïn ferait d’Eve la seule déesse-mère du monde, un monde qui ne contiendrait d’ailleurs plus qu’eux deux. La Mère et le Fils face à face pour l’éternité, ayant lâché le père et liquidé tous les autres enfants – voilà ce que Dieu empêcha dans sa grande sagesse. Et pour que le monde redevienne possible, il donna Adam et Eve un troisième enfant, ce Seth qui fut à la fois fils de consolation et père terrestre de l’humanité, sacré chouchou celui-là ! Quant à Caïn, reconnaissons que Dieu fut chic avec lui puisqu’il complut à le préserver de la colère des autres hommes qui voulaient venger la mort d’Abel, en le marquant d’un signe infâmant et protecteur - le signe de Caïn. Quelle histoire, la famille !
Moi, ma mère n’a pas eu d’autres enfants. En tous cas pas de la manière par laquelle elle m’a eu. Je n’ai pas eu besoin de tuer mon père, c’est elle qui l’a fait, au moins symboliquement – pauvre Joseph ! Mon destin était autre. C’était d’aller aimer les autres. C’était d’aller me sacrifier aux autres comme ma mère me sacrifiait à elle. Enfin, je suppose qu’elle m’aimait. Hélas ! Cette affaire d’amour a quand même mal tourné. Et là, me voilà sur la croix depuis des siècles et encore pour des siècles, crucifié par ces hommes que je venais sauver, et plus seul qu’aucun d’entre eux ne le sera jamais. Entre deux craquements d’os, je commence à comprendre. Cette mère qui m’aimait tant, c’est elle qui m’a livré aux hommes pour qu’ils me crucifient ! C’est ma mère qui m’a privé de père pour ne m’avoir qu’à elle et pour me perdre aux yeux du monde ! Elle a beau pleurer à mes pieds crucifiés, c’est elle qui au bout du compte m’a crucifié ! C’est presque si elle n’a pas astiqué les clous avant qu’on m’en perce les mains et les pieds. La propreté, la politesse, elles y tiennent les mères. Oh, un père l’aurait bien empêché de faire ça ! Un père m’aurait protégé de ma mère ! Hélas, ma mère a tout fait pour que je le rejette, mon père, pour que je le méprise, mon père, alors aujourd’hui, je suis sur la croix de ma mère et je crie à mon père ! Mon Dieu, pourquoi, pourquoi m’as-tu m’a abandonné… à ma mère ? Vois à quoi mène la parthénogénèse, à la croix !
(…)
« - Je ne te force pas, dit-elle doucement. Un mot de ta bouche, et je te rends ta liberté. Veux-tu supporter la punition que je t’inflige, oui ou non ?
Elle se pencha vers lui tendrement.
- Je supporterai tout ce que tu ordonneras, Mardona, seulement, tu me pardonneras, dis ?
- Je te pardonne déjà maintenant, répartit-elle avec bonté.
Barabasch rentra suivi de deux hommes qui portaient la croix. Ils la couchèrent par terre, au milieu du temple. Kenulla tenait des cordes.
- Es-tu prêt ? demanda Mardona à sa victime.
- Oui, répondit Sabadil.
Elle se courba vers lui et l’embrassa…
(…)
-Souffres-tu beaucoup ? demanda-t-elle.
Il inclina la tête. Deux grosses larmes scintillaient à ses paupières.
- Cela me réjouit, dit-elle. Oh oui ! je suis heureuse que tu endures tout cela volontairement. C’est seulement ainsi que ton âme peut être préservée de la condamnation éternelle, Sabadil.
- Mes souffrances sont atroces, soupira-t-il.
- Oh ! Sabadil, je ne puis te dire comment cela me rend heureuse, s’écria-t-elle avec un saint enthousiasme. »
(…)
-Eh bien, mon pauvre ami. On vous plaint. Que ne pouvez-vous faire l’amour comme tout le monde !
-Eh oui, vous me plaignez, je sais. Vous les normaux, vous croyez toujours que la sexualité est quelque chose de simple, de sain, de naturel, et sans doute l’est-elle pour un certain nombre d’entre vous. Alors que pour nous, les anormaux, les tordus, les déviants, elle est une chose extrêmement compliquée, extrêmement douloureuse, à laquelle d’ailleurs nous avons souvent pensé à renoncer. Mais quoi ? Nous voulons faire l’amour tout comme vous, mais puisqu’il nous est impossible de le faire selon vos manières, et bien nous le faisons selon nos lanières. Se ligoter, se taper dessus, revient symboliquement à se pénétrer, si, si…
-Et vous n’avez jamais pensé à aller consulter un psy ?
-Ah le psy ! L’incitation au psy ! C’est toujours la gifle que l’on reçoit dès que l’on parle de ça. Le psy ! Le psy sauveur !
-Peut-être vous délivrerait-il de vos démons ?
-Mais nous n’avons pas besoin d’être délivré de nos démons, nous avons besoin de les agencer en nous le mieux possible. Que voudriez-vous que l’on fasse si nous n’avions plus nos désirs coupables ? Ce serait le désert sexuel pour toujours, l’impuissance assurée. D’ailleurs, les psys, s’ils servent à quelque chose, sont là non pour nous libérer de nos désirs coupables, mais pour nous libérer de cette culpabilité qui se colle à nos désirs. Vous comprenez ça ?
-Ce que l’on comprend, monsieur le maso plein de verve, c’est que si vous aviez un peu de décence, vous garderiez vos histoires pour vous, vous éviteriez de nous polluer l’amour avec vos saloperies. Vous n’étaleriez pas vos névroses au grand jour !
-Encore un peu et vous allez me battre !
-Tordu !
-Cela dit, vous avez raison sur un point : nous venons aussi pour vous perturber. Nous ne sommes pas venus apporter la paix mais le fouet. Pour bien vous foutre sur la gueule que si nous sommes « maso », c’est à cause de vous, à cause de vos lois, de vos valeurs. C’est vous et votre vie qui ont fait de nous ce que nous sommes !
-Mais il nous accuse là, le petit Joker de mes deux !
-Vous savez ce que c’est le plaisir secret du masochiste, en dehors des coups et des blessures ?
-Non, et nous ne voulons pas le…
-C’est forcer les normaux comme vous à reconnaître qu’ils sont sadiques. C’est les accoucher de leurs démons. C’est les rendre visibles à eux-mêmes ! Les fouets, c’est vous qui les tressez, pas nous !
-Au fou !
-Au loup !
(…)
L'enfant qui criait au loup
(Un voyage au pays de Sacher-Masoch)
I - Historique
1 - Petite biographie connotée
2 - Littérature et maladie
3 - Le moment sadien
4 - Le moment Lambercier
II - Esthétique
1- Un rêve d'Oblomov
2 - Scènes slaves et Saturnales
3 - Epoché et suspense
4 - Fouetteuses et fatales
III - Mystique
1- Un père est battu
2 - Je vous salue Marie, mère de Dieu....
3 - Rencontre d'un objet inamovible et d'une énergie qui ne s'arrête jamais
4 - Dans la compagnie des loups.
Les carnets de la philosophie, N° 7
"Le plaisir et rien d'autre"
En kiosque depuis le 30 mars 2009