Préambule : Aigle et blaireau
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LE MONDE SELON SERDAIGLE
(une recension d'Errata de George Steiner)
"Si vous êtes sage et réfléchi, Serdaigle vous accueillera peut-être. Là-bas, ce sont des érudits qui ont envie de tout connaître", le choixpeau magique dans Harry Potter
Erotique du langage.
La chute nous a donné le langage. Dieu a chassé l’homme et la femme de l’Eden mais leur a laissé la possibilité d’en parler. On pourra se plaindre, se maudire, Le maudire Lui aussi, mais après Lui demander pardon, Le prier, se remettre à espérer, on pourra même en rire, en faire une histoire drôle, tragique, édifiante, on pourra dire tout ce que l’on ressent et même ressentir tout ce que l’on dit. Avant de la « déguiser », la Parole révélera notre pensée. Bénédiction de Babel. Espoirs de la grammaire. Beauté des mots - au « bread » anglais, abondant, généreux, s’oppose le « pain » français de la misère et de la révolte. On pourra « faire l’amour » à la française mais « faire catleya » à la Proust, etc, etc. Pour André Gide, le plus beau mot de la langue française était « exquis », pour Amélie Nothomb, c’est « pneu », pour d'autres, cela peut être « adolescence », « concupiscence », « voyage », « vulve ». A chaque langue sa rhétorique sexuelle, sa pudeur et sa dépense. Pour George Steiner, c’est tout le langage qui est érotique. Est-ce cela qui nous empêche de nous suicider ? Malgré la douleur de la vie, sinon la vie de la douleur (« fermez les yeux un instant et imaginez la vie avant le chloroforme », aimait à rappeler C.S Lewis à ses étudiants), nous continuons à nous reproduire et à nous consoler. Evidence de rappeler que le XX ème siècle a battu tous les records d’horreur. Nazisme, communismes, guerres tribales. A la machette ou au zyklon B, aux travaux forcés sans vivres ou aux enterrements vivants, « l’inventaire de l’inhumain est sans fin » - à quoi s’ajoutent l’horreur économique, l’enfer du quotidien, les cruautés physiques et mentales entre gens de même famille, et même la souffrance des animaux si chère à Steiner. Il n’empêche, on continue d’écrire des poèmes, et contrairement à ce que disait Adorno, même après Auschwitz. L’enfer n’a pas tué les fleurs. Paul Celan est parmi nous. Chihiro aussi.
Périclès au nom de quoi ?
Alors, qu’est-ce qui fait l’honneur de l’homme ? La charité ? Le travail ? L’amour ? Peut-être tout cela à la fois. Sauf que depuis Nietzsche, Freud et Marx, l’on sait qu’aucune vertu n’est réellement désintéressée et que chacune peut être soupçonnée d'être un vice déguisé – la charité d’être un service (soit un intérêt « transfiguré »), le travail d’être une nécessité, l’amour d’être une mécanique. Rien de gratuit jamais chez l’homme.
Et pourtant… Mozart est mort dans la misère après avoir tout donné à la musique, Van Gogh a préféré vivre comme un clochard plutôt que renoncer à ses pinceaux, Spinoza s’est fait bannir et excommunier à cause de son éthique (et il manqua de se faire assassiner), Giordano Bruno périt sur le bûcher. Combien d’êtres humains ont sacrifié leur vie en quête d’un argument philosophique, d’une équation mathématique, d’un trait de lumière pictural ou métaphysique ? En vérité, « une poignée d’hommes et de femmes ont été créativement possédés par l’irrésistible splendeur de l’inutile (le daimonion socratique). Telle est l’éminente dignité, la « nature » princière de notre espèce de brutes. » L’honneur de l’homme ne résiderait non pas dans les moyens qu’il trouve pour sa survie (et auxquels correspondent toutes les vertus sans exception) mais dans l’incompréhensible gratuité qu’il met à faire autre chose. Créer du beau, se soucier de la « vérité » (d' un mot, d'une couleur, d'une note ou d'une idée), se poser l’impossible question du Noumène ou de la Monade, mettre toute sa vie dans des problèmes qui ne la concernent pas, tel serait donc le véritable honneur de l’homme - et sur son tableau pourrait s’inscrire en lettres d’or la célèbre formule d’Oscar Wilde, « enlevez-moi le nécessaire, je garde le superflu ». La dignité, c'est tout ce qui échappe à la vie.
Un mauvais soupçon pourrait, bien entendu, se porter aussi sur ces activités « soi-disant » gratuites et prétendre que celles-ci correspondent également à des nécessités intérieures de l’homme. Ecrire, peindre ou réfléchir sur l'Etre ne seraient rien d'autre que des conditions de survie apparemment plus raffinées que bouffer ou baiser mais tout aussi biologiquement inhérentes à l'homme. L’art relèverait d’un service social comme un autre, un lot de consolation, un palliatif pour exister, une pommade pour souffreteux en détresse. Mozart et Shakespeare, c’est le SAMU de l’âme, ni plus ni moins. Comment aller autrement ?
Sauf que, et c’est là que George Steiner risque de devenir douteux pour la majorité des gens, cette dite majorité des gens peut largement se passer de Mozart et de Shakespeare. Ce que réclame le monde, c’est du pain, des jeux, éventuellement un peu de justice sociale, et pour les plus éduqués, du droit (et encore ! tant le droit est une méthode de pensée qui semble toujours aller à l'encontre de l’opinion commune, voire de la morale publique). « Eduqués », vous avez dit le mot, intervient ici le progressiste. Oui, l’important est d’éduquer afin que le plus grand nombre participe à cette excellence de l’esprit humain – sauf que si l'excellence est une question d'éducation, l'éducation est une question d'égalité, et l'égalité est une question de mise en suspens de l'excellence. En voilà une vérité désagréable ! Donc, avant d'honorer je ne sais quel génie du genre humain, pensons à nourrir et à égaliser ce genre humain et après nous penserons à subventionner cette excellence - à condition bien sûr qu'elle convienne à tout le monde. L'excellence devra être en effet une émanation de notre idéal démocratique, non une singularité individuelle qui échapperait à cet idéal et pourrait en outre, horreur absolue, prendre ses distances avec lui.
Las ! Pour Steiner, le lien entre progrès général et créativité de premier ordre ne va pas de soi. L’excellence n’est pas la norme. Le pourcentage de « génies » reste le même quel que soit le système politique adopté. « Qu’un despote platonicien rende les cours de violon obligatoires pour tous, le nombre des Heifetz [enfant prodige du violon qui devint l’un des plus grands interprètes du siècle dernier] pourrait marginalement s’accroître. Non, je crois, celui des Haydn ou des Bartok. » Pire, si l’on en croit John Cowper Powys et ses « statistiques », il n'y a en général qu'un lecteur par famille et l’on serait tenté aujourd'hui de dire que ce lecteur est celui d'une famille sur trois ou sur cinq. Quoiqu'il en soit, le cercle des artistes et des amateurs d’art (ce qui, nous sommes d’accord, n’est déjà pas du tout la même chose) reste et restera toujours une élite – le « gros mot » par excellence de George Steiner.
« A l’évidence, le modèle de Périclès et de Florence que j’ai à l’esprit – mais n’a-t-il jamais été réalisé ? – paraîtra absurde, voire choquant, à l’immense majorité des citoyens « normaux ». Il parle de et pour une « aristocratie » pire encore que si elle était héréditaire. Il traite de haut le commun des mortels et, peut-être, le sens commun. La (triste) réalité est que pour quatre-vingt-quinze pour cent de l’humanité ou plus vit sa vie de manière plus ou moins satisfaisante ou sinistre, suivant les cas, sans le moindre intérêt pour les fugues de Bach, pour l’a priori synthétique d’Emmanuel Kant ou pour le dernier théorème de Fermat. Enfermé dans l’ingrate besogne de la vie quotidienne de la survie matérielle, dans la mise au monde et l’éducation des enfants, le commun des mortels prend ces choses, si tant est qu’il en ait un tant soit peu conscience, pour des jeux plus ou moins oiseux, qui relèvent notoirement du luxe, et sont trop souvent irresponsables ou diaboliques dans leurs conséquences. D’où les contre icônes du savant fou, de l’artiste détraqué, du métaphysicien qui tombe dans le puits. »
C’est un fait que la sagesse populaire s’est toujours méfiée du savoir et de la culture comme de la peste. Le sens originel de la vie ne fut jamais ni scientifique ni artistique mais moral et religieux. La Bible n’enseigna-t-elle pas à l’humanité, comme du reste tout texte sacré, que « l’arbre de la connaissance » était empoisonné ? La lecture elle-même ne fut-elle pas considérée par les éducateurs comme l'activité anti-éducative par excellence ? Regardez ce qui est arrivé à Don Quichotte et à madame Bovary, ces victimes pitoyables de la littérature... Pendant des siècles, la plume passa après l’épée et la bêche. L’écrit n’avait qu’un rôle fonctionnel, bon pour les clercs et les apothicaires, et le chevalier du Moyen Age se faisait une gloire de ne pas savoir lire.
« Le droit à la camelote »
Aujourd’hui, du moins dans nos pays, l’éducation passe par la culture, c’est-à-dire par la transmission de l’excellence - qui est autant création de premier ordre que critique de l’ordre traditionnel (ou voulue telle) . Reste que si tout le monde ou presque sait lire et écrire et a accès quasi gratuitement à la culture, l’excellence n’en continue pas moins de concerner une élite. On peut croire comme Steiner que cette « triste réalité » est le fait de la démocratie elle-même et dont la première fonction est de permettre et même d’encourager « le droit à la camelote », c’est-à-dire le droit de préférer le RnB au Clavier bien tempéré, le Mcdo au caviar, les croûtes de la place du Tertre à Toulouse-Lautrec. On peut aussi et encore y voir, à l’instar des Anciens, une méfiance congénitale de l’humanité archaïque envers la grande œuvre, toujours soupçonnée de corrompre la jeunesse, de détourner les hommes de leurs travaux, les femmes de leurs devoirs, d’amoindrir l’instinct vital. Et George Steiner d’admettre malgré lui que « l’étude, la discussion théologico-philosophique, la musique classique, la poésie, l’art, tout ce qui est « difficile parce qu’excellent » (Spinoza, le saint patron des possédés) sont l’excuse de la vie. » L’excuse de la vie ! Il l'avoue enfin ! Tout comme Nietzsche écrivait dans une lettre qu’ « au fond, il méprisait la vie » (alors que toute son œuvre était conçue précisément comme une affirmation sans peur et sans reproches de celle-ci), Steiner finit par lâcher que la vie médiocre et douloureuse, celle à laquelle adhère pourtant quatre-vingt-quinze pour cent de l’humanité, le dégoûte. Au bout du compte, c’est l’homme universel, primaire, inculte, celui qui n'en a rien foutre de Shakespeare, qui adhère vraiment à la vie. C’est pour lui qu’est fait la démocratie. La fourmilière peut bien nous révulser, ce sera toujours dans celle-ci qu’il y aura le plus de vie, et non dans notre nid d’hibou.
Par ailleurs, au nom de quoi l’excellence devrait-elle régenter le médiocre ? Au nom de quoi Shakespeare devrait être plus important que la Starac ? Au nom de quoi le mandarin devrait l’emporter sur le pékin ? L’excellence, c’est du luxe. Et une démocratie qui préfère construire un opéra ou un musée plutôt que des logements sociaux ou des hôpitaux se conduit comme une monarchie à la Louis XIV où l’on préfère dépenser des mille et des cent pour « les plaisirs de l’île enchantée » plutôt que pour alléger la souffrance du peuple. Même à notre niveau, l’argent que nous mettons pour payer un billet d’opéra ou les œuvres complètes de William Faulkner en Pléiade est une obscénité par rapport au clodo que nous enjambons dans la rue qui nous mène à la Fnac. La seule pensée qui peut nous déculpabiliser, si nous en faisons l’hypocrite effort, est que si le clodo s’en sortait, il pourrait tout aussi bien que nous accéder à Faulkner et à Mozart, peut-être même à les saisir mieux que nous - preuve que Mozart et Faulkner auraient tout à fait leur place dans un monde de clodo et signifierait par là que la misère sociale n’est en aucun cas un obstacle moral à la transcendance de l’art. Où diable est donc passé ce clochard du métro Cluny La Sorbonne qui récitait à haute voix des vers de Verlaine, il y a quelques années ? On aurait pu en discuter avec lui. Pour l'instant, il y a une promotion à la Fnac sur tous les enregistrement Karajan.
L’impossible théodicée.
Cela dit, la transcendance de l’art n’est pas non plus une solution à la misère sociale. Les Serdaigle peuvent penser la tragédie de l’existence mieux que quiconque, ils laissent aux Poufsouffle le soin de s’occuper des pauvres et des malades. Leur pénétrante appréhension du mal ne s’accompagne d’aucune action destinée à l’atténuer. Le passage à l'acte, c'est-à-dire à la charité, n'est guère de leur fait. Pour Steiner et ses pairs, c’est le temps des questions oiseuses : « pourquoi Dieu permet-il le mal ? », « pourquoi Dieu nous a-t-Il créés libres ? », des révoltes un peu vaines : « Dieu aurait dû rendre le sadisme impossible », toujours teintées de dostoïevskisme attendu : « Dieu n’avait pas besoin de la souffrance des enfants », enfin, des tentations révolutionnaires que l’on ne se pose que pour se faire peur : « une paire de bottes vaut cent Shakespeare », « Trotsky aura un jour raison contre Goethe », et pour finir, des réconciliations vaseuses mi-athées, mi-religieuses - car si l’athéisme est une cause héroïque dont « la rectitude stoïque, la lucide exigence de preuve qu’il implique méritent le respect », il n’en reste pas moins que « la compagnie des croyants est d’une irrésistible distinction ». Aux yeux de l’intellectuel, forcément sceptique, athées et croyants apparaissent tous deux comme des comédiens brillants, tragédiens ou comiques de la scène du monde, un monde qui lui-même n’est qu’un théâtre que l’on applaudit de son fauteuil.
La vie comme spectacle, tel est le travers dans lequel risque toujours de tomber le penseur. L’idéal d’excellence selon George Steiner rappelle ainsi celui des héros intellectuels du Jeu des perles de verre de Hermann Hesse – une intellectualité pure, époustouflante et stérile. Enfermés à Castalie, travaillant sans cesse à mettre en écho l’algèbre et la chimie ou l’astronomie et la musique, à combiner une mesure de Bach avec un verset de la Bible ou un axiome de Spinoza avec une couleur de Vermeer, Joseph Valet et ses camarades ont conçu le plus merveilleux instrument de connaissance destiné à saisir toute la culture du monde mais qui au bout du compte n’a fait que couper la culture du monde. L’élite est devenue une secte et l’excellence un divertissement. Une fois de plus, l’infantilisme a eu le dernier mot de l’art et de la culture.
S’il y avait, donc, une « lâcheté » steinerienne, celle-ci ne serait donc pas à rechercher du côté d’une faiblesse physique comme le pensait abusivement Juan Asensio (tout le monde n’est pas Musclor), mais bien du côté d’une mollesse morale dû à un scepticisme qui admire plus les grandes choses de ce monde qu’il n’y adhère et qui, puisqu’il n’y adhère pas, finit par admirer ses seules admirations. Chez Steiner comme chez d’autres tenants de l’excellence, la contemplation a pu virer au narcissisme. Est-ce pour autant une raison de se défaire de ces maîtres ? Certainement pas. D'une part, renier ce que l'on a aimé n'est pas d'une grande probité, d'autre part, si être adulte (puisque nous avons commencé par-là) réside dans ce passage de la théorie en action, on ne peut décemment oublier que c'est la théorie qui guide l'action. L’homme accompli, ce n’est pas Narcisse, coincé dans sa tour d’ivoire et qui réfléchit sur l’amour et la mort, mais Goldmund, l’homme qui ose vivre et qui fait l’amour sans craindre la mort. Alors certes, la vie préférera toujours Goldmund à Narcisse mais l'esprit n'oubliera jamais que sans Narcisse Goldmund n’aurait pas été.
- Autrement dit, pour vous, l'esprit précède la vie ?
- ....
[Ce texte, composé une première fois en juin 06, a été remanié pour un article dans Les carnets de la philosophie (numéro six d'hiver 09) et intitulé "Le monde selon Serdaigle". Je le re-update une troisième fois ici.]