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milan kundera - Page 3

  • Une semaine de bonté - jeudi, Le mentir-vrai

    "Cela, c'est un mensonge concerté, de faire croire que tu jouais ainsi double jeu entre toi et les autres. Cela viendra plus tard. Pour l'instant, tu superposes." Aragon, Le mentir-vrai

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    "Naturellement que Paul est mon meilleur ami." Le problème est qu'il se croit le seul. C'est un gars entier qui ne comprend pas que je me partage entre différents amis, que je ne suis pas l'homme d'une seule amitié. Il y a mes amis intellectuels et mes amis simples.  Les derniers peuvent être plus intelligents que les premiers, plus humains aussi, mais mon goût naturel va d'abord aux intellectuels, y compris quand ils sont dépravés. Paul est un ami simple que j'aime beaucoup. Sa beauté. Son rire. Son insouciance. Mais parfois il me fatigue. Son côte "entier" m'agresse un peu. Je trouve ça égoïste d'être "entier". Non, ce qu'il faut, c'est être multiforme. N'être que soi-même, c'est être limité. Paul n'a pas l'esprit du masque et encore moins celui de la contradiction. Et puis, il ne me suit pas dans mes lectures. Il ne lit pas. Il vit et croit que ça suffit. Mais qui ça contente vraiment de vivre ? Les vers de terre vivent.

    Moi, je m'invente. Je m'ordonne, je me couds. "Je rapproche des faits qui furent, mais séparés". J'essaye d'être un arlequin cohérent, quitte à procéder à quelques petits arrangements avec la vérité. Kafka a beau dire que chacun dépasse la vérité en cent mots, qu'est-ce que la vérité sinon un carnaval incompréhensible ? La vérité nue ne tient pas debout. Tout n'est que fragments, chocs, chaos dans la vie. Il faut organiser celle-ci si l'on veut comprendre quelque chose. Parler, c'est mentir, paraît-il. Mais penser, c'est trahir.  Un réel que l'on ne trahit pas est un réel informe, douloureux, qui ne signifie rien, qui rend fou et qui peut vous tuer.  Or, il faut survivre. Rien que pour faire chier la vie. Les suicidés qui ne comprennent jamais rien ont préféré donner raison à la vie plutôt qu'à eux. On dit qu'ils n'aimaient pas assez la vie. C'est faux. Ils ne s'aimaient pas assez eux - et ils aimaient trop la vie.

    Donc, quand je dis que Paul est mon meilleur ami, il faut me croire. Même si ma préférence, en ce moment, va à Matthieu. Et demain, à Marc. C'est moi surtout qui dois ne pas me mélanger les pinceaux. En me partageant comme une brioche, je dois faire attention à ne pas m'abuser moi-même. Mentir aux autre et qui plus est pour leur bien, ce n'est pas si grave. C'est à soi qu'il ne faut pas mentir. Et moi, non, je ne me mens pas. Et je ne mens que quand vraiment je suis obligé. Pas blesser l'un, pas vexer l'autre. Il faut savoir prendre sur soi. La franchise, c'est le langage des imbéciles. Alors oui, je mens pour ne pas faire de la peine. Ou plutôt, je superpose les vérités. Je choisis la meilleure. Je privilégie tout le monde chacun à son tour. La vérité ne blesse jamais avec moi. Elle embellit. Elle fait plaisir. Elle console.

    Il y a ce que je suis (ou ce que j'ai été, mais dans mon cas, c'est la même chose), ce que je ne serais jamais (un actif-primaire), ce que j'aurais pu être (un écrivain).  Ah les livres ! C'est eux qui constituent la vraie fracture sociale entre les gens. Le malentendu qu'il y a entre les uns et les autres. Les lecteurs sont comme les religieux (ce qui est normal puisqu'au commencement était le Verbe, et que la Bible contient tous les livres), ils croient dur comme fer que les non-lecteurs sont dans le désespoir. Mais les non-lecteurs se foutent de la littérature sans en être désespérés une seconde ! Ils rient. Ils vivent. Ils sont heureux. Exactement comme les athées. Le désespoir des athées, c'est un fantasme chrétien. Et au contraire, ils trouvent que  ce sont les amateurs de littérature qui ont triste mine, quand ils n'ont pas l'air tordu et pervers. Combien de lecteurs par famille ? Même pas un, disait Powys.

    Et c'est pourquoi le plus beau livre paraîtra toujours un peu surfait à quelqu'un qui pense que la littérature n'est qu'un divertissement comme le golf ou la collection de timbres. Prenez Le sagouin de François Mauriac - apparemment, le roman le plus émouvant qui soit, et pour beaucoup, le chef-d'oeuvre de son auteur. Une enfance brisée, une mère indigne, un milieu pourri, et le salut  (momentané) par Jules Verne. C'est là que ça coince. Car l'idée de la littérature qui sauve est bien une idée de littérateur. Mauriac, Proust, Aragon. Ils sont tous tombés dans le panneau.  Le livre salvateur, c'est bon pour l'élite. Enfin, l'élite.... Des gens qui se sont autoproclamés telle. Rien à voir avec la vraie vie qui est tout ce que l'on veut sauf élitiste. Du moins du point de vue de Marx. Etre du côté de la vie, c'est être du côté du collectif, du transindividuel, de l'espèce. Mais les littérateurs se veulent aristocrates - comme tous les bourgeois !

    Bien sûr, on peut toujours se consoler avec Terezin - ce camp d'extermination tchèque qui, comme le dit Kundera, servait aux nazis de vitrine pour tromper "les nigauds de la Croix Rouge internationale". Une antichambre de l'enfer dans lequel les futurs exterminés se lancèrent à corps perdu dans l'art et la littérature et prouvèrent que la culture peut sauver, au moins un temps, de l'horreur. Unique exemple dans l'histoire contemporaine de la résistance à la barbarie par la culture ? Je me demande ce que mon ami Guillaume en pense.  Guillaume est un garçon  très intelligent et très cultivé qui se méfie de la culture, "l'autre nom sucré du pouvoir", comme il dit. Je peux approuver cette définition sans pour autant qu'elle me chiffonne. Au fait, Guillaume est-il mon meilleur ami ? Le dire serait prétentieux. Disons qu'il est mon meilleur Guillaume.  Comme je suis le meilleur Pierre d'Amélie. Il faut suivre.

    Bref, à Terezin, on fit de l'art - seule "façon de tenir pleinement déployée l'éventail des sentiments et des réflexions afin que la vie ne fût pas réduite à la seule dimension de l'horreur". Ca peut exister, donc - Schönberg contre la chambre à gaz, Mahler contre le crématoire. Et aujourd'hui, on a oublié Schönberg, et on visite Auschwitz. On nous rebat les oreilles avec la barbarie, on n'écoute plus ce qui a pu lutter contre cette barbarie. Quel théologien juif a dit que tant qu'un homme étudierait la vie continuerait ? Ca me parle, ça, mais en même temps, je me dis que c'est un credo qui ne s'accordera jamais avec l'humanité prise dans son ensemble. Y z'ont en rien à foutre, les mecs, de l'herméneutique, de l'exégèse, du commentaire.  Et les vrais sagouins ne trouvent pas une raison de vivre en se prenant pour Ayrton ou pour Marc-Aurèle. La démocratie, c'est le droit à la camelote. Et quand on n'a pas accès à la camelote, on brûle des voitures.  Imaginez l'utopie : "depuis que dans le neuf trois, les habitants se sont mis à lire les Pensées pour moi-même, le calme est revenu. Et à Sarcelles, c'est désormais Montaigne qui rythme la vie des djeuns". Je suis un peu odieux de dire des choses comme ça. Petit bourgeois féru de culture, va....

    Je reviens au Mentir-vrai. Un texte qui n'est pas si fort mais qui est très stimulant. Je ne sais pas vous, mais moi, ce sont finalement les oeuvres les plus discrètes, les moins géniales, qui m'accouchent le plus. Dostoïevski, c'est sublime, mais il est difficile de s'y installer durablement. Il paralyse. Proust aussi. Alors que ce Mentir-vrai donne l'envie et la force d'écrire - la preuve. Tant pis pour ma médiocrité - au moins, je l'assume. Je ne serais jamais ni Sade ni Pascal - éventuellement, je pourrais être un Octave Mirbeau de seconde zone ou un Rétif de la Bretonne de troisième rayon, à moins que je ne devienne un sous-Suarèz. Je l'ai découvert cet été à Nice, Suarès, c'est extraordinaire. Le lyrisme dans l'admiration, la perspicacité dans la ferveur, le bonheur dans le goût. Tout ce que j'aime.

    Donc, un souvenir d'enfance d'Aragon. "On y sortait nos accessoires de jeux, un arc, des flèches, est-ce que je sais ? et on y restait des heures à bavarder, des histoires de Peaux-Rouges, en réalité, je n'avais pas grand-chose à lui dire, à ce Noël." Comme c'est vrai que les enfants parlent ensemble plus qu'ils ne jouent ! Les jouets, les déguisements d'indien, les arcs ou les pistolets en plastique, ça sert plus à imaginer un monde qu'à jouer à ce monde. Imaginer, c'est déjà jouer. Comme Cosette avec sa poupée. Eh bien joue ! lui dit la Thénardier. Oh je joue ! répond Cosette en ne faisant que contempler sa poupée. Ca nous avait ému, ça, Mawie et moi. Très hugolien, Aragon, d'ailleurs - désolé, ma chère Mawie, voilà un jugement qui va encore faire que tu me détesteras pour t'amuser, que tu me diras : "la honte,  Pierre, la vraie honte !". Comme d'habitude, je trouverais un échappatoire qui te fera rire. Mais toi, quel genre de meilleure amie es-tu au fait ?  Pour moi, c'est simple, tu es une rencontre céleste. J'aurais raté quelque chose de ma vie si je ne t'avais pas croisé. Boucle d'or immaculée. Dame d'outre-monde.  Anna Livia mordorée. Sorcière ponyesque.  On est tous cracmol à côté de toi.

     

     

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