« Si Molière se fût replié sur ses gouffres, Pascal – avec le sien- eût fait figure de journaliste » écrivait Cioran dans Syllogismes de l’amertume. Le silence éternel des espaces infinis moins inquiétant que les hurlements d’Harpagon ayant perdu sa cassette ? Sans aucun doute. Molière, c’est l’esprit qui déraisonne et la chair qui souffre. C’est la mort et le désir en guerre permanente, et non pas l’un contre l’autre comme un esprit romantique pourrait le croire mais bien l’un avec l’autre contre la vie, contre la jeunesse, contre l’amour. C’est la folie et la tyrannie qui menacent de triompher et qu’il faudra tourner en bourrique ou aliéner à elles-mêmes pour arriver à ce que les amants s’unissent. Mais qu’importent les amants ! Ce ne sont pas eux, trop heureux, trop innocents, trop improbables, qui s’inscrivent dans la mémoire du spectateur, mais Georges Dandin, atrocement trompé par sa femme mais obligé de lui demander pardon et qui parle de « s’aller jeter dans l’eau la tête première » ou Scapin qui demande « qu’on [le] porte au bout de la table en attendant qu’ [il] meure. » Deux répliques finales de deux pièces qui n’annoncent rien moins qu’un suicide et qu’une agonie. Mais Dandin va traditionnellement se saouler pour oublier sa méchante femme, et Scapin, mon dieu, Scapin a dû s’inventer cette blessure… La même qui a tué Cyrano, s’en souvient-on ?
Petits accommodements avec la mort
En vérité, la mort est partout dans le théâtre de Molière et principalement à travers sa satire des médecins - bien incapable de l’éviter. « Allez. Si elle meurt, ne manquez pas de la faire enterrer du mieux que vous pourrez » dira Sganarelle aux deux paysans venus le consulter à propos de leur épouse et mère dans Le médecin malgré lui. Se moquer des médecins, c’était se moquer de l’espérance ni plus ni moins. Plus que ses provocations féministes (L'école des femmes), anticléricales (Tartuffe) ou nihilistes (Don Juan), c’est son jeu permanent avec la mort que l’on ne pardonna pas à l’auteur du Malade imaginaire. « Ah ! mon papa, vous m’avez blessée. Attendez : je suis morte. » dira Louison à Argan pour éviter la fessée. Et ce dernier de s’en prendre drolatiquement à son fouet – « Ah chienne de verges ! La peste soit des verges ! », faisant passer, à la manière d’un Monsieur de Port-Royal, la plus belle critique des châtiments corporels que l’on puisse faire auprès des parents d’hier et d’aujourd’hui.
Molière et les coups. Certes, il serait quelque peu anachronique de voir dans les innombrables scènes de coups de bâton dont regorge le théâtre de l’époque (une époque, il ne faut pas l’oublier, où l’on va en famille voir rouer les truands) une dénonciation de la « violence » sociale, mais il serait tout autant malaisé de faire complètement fi de notre sensibilité moderne devant certaines scènes – et un spectateur qui aujourd’hui rirait franchement à celle du sac des Fourberies de Scapin nous paraîtrait déplaisant. A nos yeux humanitaires, cette bastonnade de comédie pourrait avoir sa place dans Orange mécanique. Et si vous trouvez que je fais dans la sensiblerie, je vous rappelle que Scapin lui-même avoue au début de la pièce qu’il ne se mêle plus aux affaires des hommes depuis qu’il s’est « brouillé avec la justice » et qu’il a sans doute connu les fers - même si « …trois ans de galères de plus ou de moins ne sont pas pour arrêter un noble cœur ».
Rien n’arrête en effet les personnages de Molière, qu’ils soient nobles cœurs, tyrans domestiques, séducteurs impénitents, ou avaricieux patentés. Le personnage moliéresque est tout entier dans sa passion et rien ne saurait l’en faire sortir. D’où le recours aux chantages affectifs et financiers (L’avare, Les fourberies de Scapin), et dans le cas d’Harpagon, affectif car financier, aux démystifications mortifiantes (Précieuses ridicules, Tartuffe – scène d’Orgon sous la table, Femmes savantes, Malade imaginaire - scène d’Argan faisant le mort devant Béline), aux cérémonies bouffonnes (Bourgois gentilhomme, Malade imaginaire) – autant de machinations et de machineries destinées soit à ce que le personnage se rende compte de sa folie, soit, et nous touchons là l’ultime gouffre dont parlait Cioran, à ce que celui-ci soit enfermé dans celle-ci – sauf Don Juan, incorrigible et insaisissable, contre lequel il ne faut rien moins qu’une intervention divine pour l’exclure physiquement du monde qu’il a tant blessé. Avec les autres, on fera « avec ». Puisque l’on ne peut soigner la vanité de Jourdain ou la neurasthénie d’Argan et que celles-ci menacent de ruiner la maison, on les enferme dans celles-ci, le premier en le faisant devenir « Mamamouchi », le second en l’intronisant dans un ordre burlesque des médecins. Ainsi la fortune de la maison sera sauve, les imposteurs seront chassés, les filles épouseront leurs amants, et tout rentrera dans l’ordre de la raison grâce à la déraison du chef de famille – déraison désormais « gérée » par la famille. Autrement dit, si l’imposteur n’est plus, l’imposture, elle, persiste. Elle passe de mauvaises mains en de meilleures, pourrait-on dire, mais n’est, en aucun cas, un triomphe de la raison et de la vérité – ce qui ne va pas sans résistance auprès de certains enfants qui bien qu’heureux que la situation tourne à leur avantage sont désolés que leur père ne soit plus qu’un pantin entre leurs doigts, telle l’Angélique du Malade Imaginaire qui, à la toute fin de la pièce, trouve à redire des manipulations de son oncle :
ANGELIQUE – Mais mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père.
BERALDE – Mais ma nièce, ce n’est pas tant le jouer que s’accommoder à ses fantaisies.
La vertu qui s’accommode du vice, qui l’agence même en fonction de ses buts, voilà pour la morale cléricale comme pour la morale rousseauiste qui est proprement scandaleux. C’est sous-entendre que l’idée d’un bien pur n’est plus de saison, que l’homme est foncièrement méchant ou fou, et que la seule morale qui vaille est une morale d’adaptation, plus économique que politique, qui se soucie moins de la correction du mal que des « intérêts » du bien. Plus janséniste qu’il n’y paraît, Molière a l’air de ne pas croire à la liberté humaine et semble nous dire, comme Pascal, que « les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou, par un autre tour de folie, de n’être pas fou. » Dès lors, on comprend qu’il soit difficile de définir une « éthique » moliéresque. La modération, le juste milieu qu’on lui accorde généralement (et qui font dire à certains que Molière se contente d’une morale normative et petite-bourgeoise) relèvent plus d’un agencement des vices entre eux que de l’affirmation progressiste de vertus fortes et édifiantes. Et les fameuses figures des sages raisonneurs (les Cléante, Béralde, Philinte et autres Ariste) qui hantent le théâtre de Molière ne sont là pas tant pour réformer les comportements de leurs « amis », « frères » ou « beaux-frères » que pour en révéler l’erreur et la folie – et sans doute aussi pour rassurer le spectateur, lui être un repère rationnel. Ainsi, comme le note Jacques Guicharnaud dans son essai capital[1], Philinte est, dans Le Misanthrope, moins l’homme sage que le révélateur d’Alceste, chargé de rendre compte du système absurde de ce dernier. Philinte a l’air d’avoir raison à côté des aberrations vertueuses et orgueilleuses de son compère mais en fait il n’est ni sage ni raisonnable et apparaît au contraire comme une figure d’indifférence mortifère. Philinte se fout de l’humanité, Alceste pas assez. Pourtant la « folie » de la misanthropie nous paraît moins « grave » que la sèche lucidité de l’homme désincarné. De même Dorante, « l’élégante canaille » du Bourgeois gentilhomme, véritable renard de la Fable, qui devrait soulever notre indignation vu la façon dont il profite de Monsieur Jourdain mais qui a plutôt notre sympathie du fait qu’il est aussi celui qui a toute sa raison et qui nous révèle la pathologie sociale de ce dernier. Est-ce à dire que le spectateur préfère le fripon lucide au fou, sinon le salaud à l’innocent ? Encore un gouffre…
Très difficile donc de mettre à plat « les idées » de Molière. A l’instar de La Rochefoucauld, celui-ci est un pessimiste qui joue moins telle vertu contre tel vice que tel vice contre tel autre, et cela de pièce en pièce. Si dans Les précieuses ridicules, Molière se moquait du roman de Melle Scudéry, Clélie, qui fait le délice de ces dames, dans Sganarelle ou le cocu imaginaire, il se moque de Gorgibus qui empêche sa fille de le lire. La préciosité est sans doute ridicule mais l’obligation des filles à épouser un mari qu’elles n’aiment pas est abjecte – et Molière aura le soutien des Précieuses lors du scandale de L’école des femmes. Rien n’est donc absolu en ce bas monde et le mal est bien souvent nécessaire pour en combattre un plus grand. Ainsi de Tartuffe qu’on ne peut confondre qu’en étant encore plus tartuffe que lui – et non en provoquant des confrontations franches et sincères qui se retournent contre celui qui les provoque comme cet imbécile de Damis ne cesse de le faire avec Tartuffe. A ce révolutionnaire en culottes courtes, qui vient de faire son énième éclat (acte III, scène 5), sa belle-mère Elmire répond mystérieusement :
« …et vous n’aurez rien dit,
Damis, si j’avais eu sur vous quelque crédit. »
Quelle belle-mère est celle-ci qui semble sous-entendre qu’elle aurait pu avoir de l’influence sur son beau-fils si elle avait été avec lui plus qu’une belle-mère ? Nous ne le saurons jamais mais nous nous en laisserons conter. Eloge de la marâtre. En vérité, quelle invention qu’Elmire ! Attardons-nous un instant sur la plus complexe et la plus magnifique des héroïnes moliéresques. Vertueuse mais rouée, femme honnête qui prend le risque de ne plus l’être au nom du bien général, elle accepte de jouer le jeu de la séduction jusqu’au bout mais en précisant à son mari que s’il arrive « quelque chose » entre elle et Tartuffe, cela en sera de sa faute à lui et non de sa faute à elle ! En aucun cas, elle ne sera coupable d’un adultère… même si celui-ci est commis ! Elmire joue donc à la fois le sacrifice et la déresponsabilisation complète. Avec elle, il n’y a plus aucune causalité morale entre l’intention et son acte ! L’on comprendra que ce « paradoxe » digne de la plus haute casuistique reste intenable pour un esprit vraiment moral. D’autant que sans aller jusqu’à la « consommation » de celui-ci, Elmire aura perdu sa pureté du fait de l’avoir risquée. Une âme vraiment pure ou qui se croirait telle aurait préféré périr que mettre en jeu sa pureté. Pour un Rousseau ou un Alceste (ce qui est d’ailleurs la même chose), feindre la malhonnêteté, c’est prouver qu’on y a pensé, donc, qu’on peut en avoir sa part. Est-ce à dire qu’il ne fallait rien faire pour confondre l’hypocrite ou pour se défendre de l’inique ? Assurément, répond Alceste. C’est qu’aux yeux de la belle âme qu’il est, passer à l’acte implique toujours un contact avec le mal. Donc, si l’on veut vraiment garder sa pureté, mieux vaut s’abstenir. Et c’est ce à quoi s’est décidé profondément le misanthrope. Malgré les exhortations de Philinte, il ne donnera aucune part de ses soins à son procès. Pourquoi agir puisqu’il a pour lui le bon droit et l’équité ? Que les hommes prouvent le bien fondé de la justice et l’on verra s’ils sont bons. Et si par hasard, il perdait son procès, alors il aura la preuve éclatante que ceux-ci sont assez méchants, scélérats et pervers pour avoir laissé triompher l’iniquité ! Et lui aura alors la satisfaction suprême de laisser libre cours à sa misanthropie et le droit d’accuser tout l’univers le reste de sa vie ! Son erreur qui consiste à croire qu’il suffit d’aimer le bien pour que celui-ci s’accomplisse, relève en fait d’un vice d’orgueil, et du pire, car un homme qui n’agit pas n’est pas un homme d’honneur – ce que précisément il veut être.
« L’irruption de la transcendance » – comédie humaine, divine comédie.
Au fond, Alceste n’a pas de chance. De tous les grands personnages de Molière, il est le seul à ne pas bénéficier d’un Deus ex machina ou d’une intervention royale. Si, au cinquième acte, un Exempt était venu lui dire que grâce à la diligence du roi son procès était finalement gagné, et que l’auteur du "livre abominable" qu'on soupçonnait qu'il soit, avait été arrêté, nul doute qu’il serait resté à Paris, aurait épousé Célimène et aurait peut-être un peu changé sa philosophie. Hélas ! Sans intervention de l’extérieur, Alceste ne peut sortir de la situation dans laquelle il s’est enfermée et il ne lui reste plus qu’à quitter le monde des humains et à aller s’enfermer dans son "désert". Sans miracle, pas de happy end – et la comédie tourne à la tragédie.
Un préjugé scolaire tenace veut que les dénouements de Molière aient un caractère artificiel qui ne trompe personne et ne soient là que pour complaire à la pression cléricale et absolutiste de l’époque. L’on prétend alors que Molière « fait semblant » de bien finir ses pièces pour ne pas provoquer le pouvoir en place mais que nous, lecteurs ou spectateurs modernes, ne sommes dupes de ces simulacres. Erreur d’interprétation flagrante selon Jacques Guicharnaud qui relève à la fois d’une méconnaissance des structures du théâtre de Molière doublée d’une condescendance toute contemporaine vis-à-vis de l’auteur de Tartuffe. En réalité, ces dénouements extravagants sont pour Molière « une façon d’élever la réalité d’une époque au niveau d’un mythe. »[2] Car cette « irruption de la transcendance » répond au souci non seulement d’élargir la scène au niveau de l’univers mais surtout opère une verticalité métaphysique au sein même de l’horizontalité sociale et psychologique. « Le point de vue « d’en haut » qui s’ajoute aux points de vue de l’intérieur ou du même ordre sans pour autant les annuler, permet de mieux voir comme, selon Pascal, d’un ordre supérieur on « connaît tout cela et soi ».[3] L’intervention royale et/ou divine, loin d’être un misérable artifice destiné à rassurer les censeurs, apparaît comme la pierre de touche de l’universalité transcendante de la pièce. Or, c’est cette ouverture onto-théologique, que d’aucuns pourraient qualifier de baroque, que le public d’aujourd’hui, laïc et fermé à toute transcendance, ne peut supporter. Refuser que Tartuffe se termine métaphysiquement bien, c’est, dit Guicharnaud, « refuser à la pièce le droit d’être ce qu’elle est, c’est ne pas jouer le jeu qu’elle demande, c’est s’obstiner à fermer les yeux sur certaines dimensions de son univers et la considérer comme une tranche de vie bourgeoise du XVIIIème siècle, et non comme une œuvre poétique de ce même siècle. »[4] La voici donc, cette morale de Molière que nous recherchions depuis le début : une élévation spirituelle par le comique, un lien rieur entre le point de vue d’en haut et le monde d’en bas, une confiance en la noblesse du Prince – qui n’est pas simplement le roi, mais une entité morale supérieure, édifiante, correctrice et toujours réjouissante. Rire aux pièces de Molière, c’est prendre parti contre nos vanités, nos bêtises, nos démons. C’est admettre notre moi avaricieux, libidineux, don juanesque, soucieux seulement de lui, haïssable. C’est surtout prendre conscience du comique de nos misères et en sortir. C’est rendre grâce enfin à la poésie de l’humanité. La comédie moliéresque est à la fois humaine et divine.
Les gays savants
Et puisqu’il faut absolument actualiser Molière, au moins faut-il ne pas se tromper de cible. Désolant de voir tant de metteurs en scène monter ses pièces avec comme seules et pieuses intentions de dénoncer les hypocrisies d’antan quand il s’agit au contraire de s'en prendre aux présentes. Quel intérêt, dites-moi, de moquer encore aujourd’hui les ridicules du siècle dernier ou les clercs de la Troisième République ? Si l’on veut faire mouche, et être digne de Molière, c’est aux tenants du pouvoir culturel contemporain qu'il faut s’attaquer. Et comme il se le fait dire à lui-même dans L’impromptu de Versailles, il y a là un boulot monstre : « Va, va Marquis, Molière aura toujours plus de sujets qu’il n’en voudra ; et tout ce qu’il a touché jusqu’ici n’est rien que bagatelle au prix de ce qui reste. » En effet : bobos parisiens, antiracistes terroristes, communautaristes racistes, marchands de bonheur, vendeurs d’innocence doublés de flics de la pensée et de la parole, nouveau « Gentils » qui n’ont de cesse de faire dans le bon sentiment et dans la censure des mauvais, et toute cette génération cathare qui est nôtre et qui, comme le décrivait avec son talent incomparable et profondément inspiré de Molière le regretté Philippe Muray, s’est réellement crue exempte de tout péché de corps et d’esprit. Le plus ridicule des ridicules, en ce début de siècle, c'est le "djeun".
En vérité, l’actualité de Molière est infinie et irrésistible. Les Tartuffe sont légion [Tarik Ramadan, Malek Chebel], les Alceste ont le vent en poupe (Alain Finkielkraut, Renaud Camus), les Précieuses n’ont plus pleur du ridicule (Marie Darrieussecq), les malades imaginaires ne sont pas en reste (Christine Angot), les « maîtres de philosophie » abondent (Onfray, Compte-Sponville), les « maîtres d’armes » s’organisent (Maurice Dantec, Alain Soral) - sans compter les « maîtres de musique » et les « maîtres à danser » qui pullulent sur nos ondes et font rêver nos djeun's(Star Academy, A la recherche de la nouvelle Star et j’en passe, si vous saviez comme j’en passe…) Inutile non plus de dénombrer nos Fâcheux de comiques pas drôles (maison Canal plus), et encore moins nos Petits Marquis (Fogiel, Ruquier) qui leur donnent pignon sur rue. Pour un Damis (Nabe), cent Dorante (Frédéric Beigbeder), tous évidemment de la maison de Monsieur Jourdain (Sollers) [et Mascarille (Yann Moix) peut se faire passer pour un écrivain, un écrivain malgré lui, il ne trompe personne]. Mais Scapin (Houellebecq) a mis tout le monde dans son sac, y compris les Trissotin et les Oronte de la naissante « blogosphère ». Ah ! « Ces démangeaisons qui nous prennent d’écrire » !
Quant aux Femmes savantes, ce sont elles qui tiennent les rennes de la nouvelle parole, c’est-à-dire de la censure. Quel est en effet le grand projet de Philaminte Alonso, Armande-Clémentine Autain et Bélise de Beauvoir sinon passer le langage au tribunal de l’inquisition d’un nouveau langage politiquement correct ?
« Pour la langue, on verra dans peu nos règlements,
Et nous y prétendons faire des remuements.
Par une antipathie ou juste, ou naturelle,
Nous avons pris chacune une haine mortelle
Pour un nombre de mots, soit verbes ou noms
Que mutuellement nous nous abandonnons ;
Contre eux nous préparons de mortelles sentences,
Et nous devons ouvrir nos doctes conférences
Par les proscriptions de tous ces mots divers
Dont nous voulons purger et la prose et les vers. »
On croirait entendre une chienne de garde, à moins que cela ne soit le caporal d’un lobby gay. Un thuriféraire de la loi Gayssot dans tous les cas :
« Nous serons par nos lois les juges des ouvrages ;
Par nos lois, proses et vers, tout nous sera soumis ;
Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis ;
Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sache bien écrire. »
Alors oui, comme se plaisait à le dire régulièrement Sacha Guitry : « Quoi de neuf ? Molière ! » Et Balzac : « Molière – un nom qui dit tout et qui fait rêver. » Grâce soit rendue au plus grand écrivain français ! Il nous a tout appris et nous parlons sa langue. Cela vaut bien qu’on les défende, elle et lui, becs et ongles. Car ne nous leurrons pas, la cabale des nouveaux dévots contre les grands classiques a commencé depuis quelque temps. La haine « anti-fasciste » de la littérature sera la lie de notre époque. « Ils » ont eu Corneille[5], ils pourraient bien avoir Molière. Pour l’heure, allons tous applaudir Michel Bouquet dans l’Avare à la Porte Saint-Martin…
[Cet article, revu et augmenté ici, est paru une première fois dans Le magazine des livres n°2 de mars/avril 2007.]
[PS : Excellente surprise que ce Molière de Laurent Tirard que nous allions voir il faut le dire à reculons, échaudés que nous étions par les dernières « transpositions » cinématographiques de pièces classiques, le grotesque Il ne faut jurer de rien d'Eric Civanya, une honte faite à Musset, et l’odieuse Esquive de Abdellatif Kechiche, soit-disant tiré de Marivaux, le type même d’objet socioculturel qui tend à démolir la littérature….. Mais ici, point de vulgarité ni de jeunisme attardé. Bien au contraire, auteurs et acteurs (dont Edouard Baer génial en Dorante et Laura Morante magnifique dans le rôle d’une Madame Elmire Jourdain séduisante, « accoucheuse » du futur génie – la trouvaille du scénario) s’en donnent à cœur joie pour rendre compte du génie de Molière et par-dessus tout de son comique. Faire rire aux éclats une salle de cinéma par le biais du seul texte d’origine, transformer ces répliques si connues, si « scolaires », en répliques cultes, c’est le tour de force de cette généreuse production..]
[1] Molière, une aventure théâtrale, Bibliothèque des Idées, Gallimard, 1964, réédité en 1989. Analyse minutieuse, profonde, et d’une clarté confondante de trois grandes pièces (Le Tartuffe, Don Juan, Le Misanthrope), cette somme de Jacques Guicharnaud est autant un chef-d’œuvre de la littérature critique qu’un « livre de vie » qui nous en apprend autant sur Molière que sur la nature humaine. A avoir toujours à portée de main, quel qu’en soit le sujet.[2] Op.Cit., p 143.
[5] Cf le bel article de Sarah Vajda dans le numéro spécial de La presse littéraire de ce printemps consacré aux « écrivains infréquentables ».