Cinq choses peu ou pas connues de moi ? Le camarade Cinématique m'y invite. En évitant narcissisme, dolorisme et onanisme ? Difficile, mais essayons.
1 - Je suis tombé un jour sur une interwiew de Patrick Sébastien, dans Entrevue je crois, qui déclarait : "l'amour m'a fait souffrir, le sexe jamais." Moi, c'est exactement le contraire.
2 - Je n'ai jamais lu un livre de cet écrivain dont je sens et sais qu'il est fait pour moi : Guy de Maupassant.
3 - Alors qu'il était l'écrivain préféré de mes années vingt, je me suis "brouillé" avec Thomas Mann lorsque j'ai lu un jour dans une biographie qu'apprenant le suicide de son fils, il avait écrit que bien qu'ayant de la peine, il regrettait que "Klaus n'ait pas pris ses responsabilités". Cette phrase m'est restée en travers de la gorge (et m'a rendu ce mot de "responsabilité" caduque pour très longtemps). Comment un père pouvait décemment moraliser sur la mort volontaire de son fils ? Cette féroce intransigeance (et qui en disait bien long sur l’inhumanité de l’homme d’ailleurs confirmée par toutes les biographies) me dégoûta sur le champ d'un auteur qui avait jusqu’alors contribué à me forger. Car à cette époque, Thomas Mann était pour moi le modèle absolu d’homme et d’écrivain – celui du grand bourgeois artiste, décadent et anti-décadent, wagnérien et anti-wagnérien, physiologiquement schopenhaurien et « raisonnablement » nietzschéen, obsédé par la maladie séduisante, le beau mortifère et par dessus tout vivant comme nul autre le conflit réel et profond qu’il existe entre l’art et la virilité. Cette retenue qui consistait à ne pas se faire le militant de ses propres tares, à ne pas transformer son esthétique personnelle en politique (soit à ne pas tomber dans le « national-esthétique » dans lequel précisément allait bientôt sombrer tout son pays), bref à toujours garder le point de vue de la santé sur la maladie me paraissait et me paraît encore le signe de la plus grande probité. Ne pas se nier, mais ne pas affirmer ses négations – la seule attitude possible à mon avis. Il n’empêche, le fils s'était flingué et le père lui faisait la morale de sa chaire - c'est-à-dire le tuait une seconde fois. Je cessais immédiatement ma lecture de "Felix Krull" et jurais de ne plus ouvrir un livre de cet anti-père de fils prodigue - tout en me rendant bien compte de la la stupidité anti-littéraire de ma réaction. Pour moi qui considérais que la littérature était chose sacrée et se faisais un point d'honneur à ne jamais rejeter moralement un auteur, pour moi qui me moquais de camarades ayant l’absurdité de ne pas vouloir lire tel écrivain sous prétexte qu’il serait fasciste, pédophile ou les deux, c'était moins paradoxal qu’ honteux. Mais non, épidermiquement, je ne pouvais plus lire une ligne de l'auteur de La montagne magique, Tonio Kröger ou Sang réservé et d'ailleurs je ne l'ai jamais repris.
4 - Parmi les dix plus beaux jours de ma vie, je compte d'abord les neuf jours de jeûne que je fis en avril ou en mai 97 à la Chabrerie, cette maison de convalescence tenue par des adventistes ( !), située en Dordogne, et dans laquelle on m'avait envoyé après une tentative de suicide - la seule manière qu'ont les âmes faibles de se faire privilégier de temps en temps. Dieu, que j'ai été heureux au milieu de tous ces dépressifs ! Obèses en détresse, anorexiques fiers de l’être, ex-alcooliques tombés dans la drogue ou le contraire, débiles légers, grands malades en sursis ou condamnés, tous aux bons soins de médecins et d’infirmières adventistes, tous amoureux de cette thébaïde, sa facture de manoir du XVIII ème siècle, son ambiance douce et sectaire, ses repas à heures fixes, son parc apaisant. Je me souviens de Louise, la grosse bretonne qui venait chaque année et qui à mon avis devait jouer de sa fatigue (mais on ne peut supporter ses peines qu’en les exagérant n’est-ce pas ?), de Sok, une cambodgienne échappée du régime de Pol Pot, ayant perdu une partie de sa famille dans la jungle, et souffrant d'incroyables maux de dos qui la faisait parfois se tordre par terre - à moins qu'elle nous demande de lui boxer la colonne vertébrale pour la soulager, de Jean-Pierre, escroc sympathique et malchanceux pour qui cette maison de repos était surtout un asile entre deux séjours de prison et qui me disait "toi t'es comme mon gosse", ou de ma chère Martine M., peintre atteinte de myopathie, catholique fervente (c'est elle qui m'initia aux Neuvaines) et que je vais revoir trop peu dans les hauteurs de Nice où elle habite. Et comment ne pas citer Marie-Alice, l'infirmière aux gros yeux et aux gros seins qui nous douchait avec des jets d'eau chaude ou froide et qui me dit un jour en pleine action : "on vous fouette, on vous brûle, on vous pique, et cela vous fait un bien fou ! - Certainement Marie-Alice", ou la délicieuse Corinne, la cuisinière à qui je faisais les yeux doux et dont on disait qu'elle était légère... Rien ne s'est passé entre nous même si j'étais le seul qu'elle acceptait dans sa cuisine et m'écoutait lui parler pendant des heures de littérature et de musique pendant qu'elle préparait ses immenses soupes. A la Chabrerie, on mangeait végétarien. Café, thé, et alcool y étaient strictement interdits et le système des "monodiètes" (un ou deux jours par semaine au jus de fruit et au bouillon) fortement conseillé. Moi le boulimique geignard sans volonté, je connus le plaisir du bouillon, de l'eau de source et de l'orgasmique privation. Je le dis aux obèses qui me lisent. Maigrir est la chose la plus facile du monde lorsque l'on vous prend en charge. C'est vivre qui fait grossir. Quand vous ne vivez plus, c'est-à-dire quand vous n'êtes plus responsable de vous, vous êtes alors capable de tout. Et même de maigrir à vue d’œil. Donc, je perdis, une première fois, une douzaine de kilos. L'année suivante, de nouveau mal au point quoique plus organisé (je m'étais tailladé cette fois-ci autant par existentialisme que par souci d'économie car sans "marques" visibles, le médecin de la Sécurité Sociale ne m'aurait sans doute pas donné son accord pour un second séjour), je demandai au médecin de la maison, et sous les conseils de mon neurologue parisien, de m'essayer au jeûne. L'on accepta volontiers et l'on fixa celui-ci à trois jours tout en ne manquant pas de me dire que ces derniers pouvaient être difficiles. Eh bien ! je ne sais quel ver solitaire ou solidaire j'avais dans le ventre à cette époque, mais non seulement ces trois jours furent faciles à tenir mais en plus ils furent paradisiaques ! Tellement que j'en redemandais trois autres, puis encore un dernier afin de faire une semaine complète. - ce qui fit sept jours à l'eau, en fait neuf jours et neuf nuits sans manger si l'on rajoute les deux jours de monodiètes d' "entrée" et de "sortie" du jeûne. Neuf jours de béatitude absolue où j'eus l'extraordinaire impression que mon corps n'était plus un boulet ! Neuf jours où tout fut lumineux, aigu, profond ! C'était comme si toute ma merde intérieure fondait en même temps que ma merde extérieure. "Le corps, ce qui nous fait comprendre ce que le mot tortionnaire veut dire" disait Cioran. Je confirme. Sans corps, on existe tellement mieux. Des nuis courtes, des sensations cristallines, et par-dessus tout une disponibilité d'esprit qui m'aurait fait apprendre le chinois si je l'avais voulu. Certes la fatigue est patente - monter un escalier se révèle vite être la tâche importante de la journée et l'on risque l'éblouissement au moindre effort - mais cette fatigue si j'ose dire ne fatigue pas. On sent que le corps a du mal mais on s'en fout car on ne sent plus son corps. On peut dire "je" sans son corps. On devient platonicien pour de bon. Pur sentiment d'existence qui va de l'extrême volupté à l'illumination totale et qui nous fait risquer l'anorexie mentale. Comment se remettre à manger après ? Hélas, il le faut pour ne pas mourir de plaisir. Il faut de nouveau apprendre à ingérer et à digérer, deux actions qui demandent, l'on s'en rend compte maintenant, une énergie considérable. Quand vous sortez d'un jeûne, un quart de pomme ingurgité vous fait sommeiller ! Et toute la merde revient.
5 - Le dixième plus beau jour de ma vie fut ma nomination au musée d'Orsay le 1er juin 2001. Enfin, j'allais pouvoir rater ou réussir ma vie sans plus me soucier de la gagner. Au bas de l’échelle sociale, mais tranquille à tout jamais, j’allais pouvoir me livrer à la vie contemplative dont je rêvais. On verrait ce qu’il adviendrait de moi dans vingt ou trente ans, dans tous les cas, le traitement à vie relativisait tout – à commencer par mes angoisses alimentaires. Et puis quel plus bel endroit que cette gigantesque et orson wellesienne gare à tableaux pour rêvasser à toutes les vies plus idéales que je n’aurais jamais eu la force de mener ? Ce labyrinthe de couloirs et d’escaliers allait devenir mon terrier. J’y allais rencontrer d’autres taupes comme moi, tous ou presque ayant plus ou moins un problème d’adaptation sociale. Certains allaient devenir des amis, certaine des espoirs, et j’allais connaître les plus beaux fous rires de ma vie. Depuis cinq ans et demie, il n’y a pas un jour où je ne rende grâce à Dieu d’être devenu gardien de musée.
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[QUI CONTINUE LA CHAINE ? EH BIEN DISONS, SAIDA, KOUKA, ALINA, AMANDINA, JUGURTA ET JOSEPHA, heu, Joseph Vebret]
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Rien de moins intéressant que les rêves des autres ? Pas si sûr. Et puisque je suis à vous raconter ma vie, autant aller au bout de mon petit voyage au de la couette avec ces quatre rêves faits pendant les fêtes. Les trois premiers sont de la même nuit, et se sont suivis l’un parès l'autre. Le quatrième date de la veille de mon retour à Paris.
Cinématique. Je reçois des émails anonymes qui m’accusent d’aller clandestinement chez les gens du Net et de déranger leurs affaires. Fort troublé, je me demande d’où cela peut bien venir et qui veut me calomnier de la sorte. Et puis je me souviens. Oui, en effet, je me suis rendu chez Cinématique alors qu’il n’était pas là, [et c’est un fait que cette semaine-là, j’empruntais à Ludovic son questionnaire cinématographique pour le mettre sur mon propre blog] et sans rien dérober, je me suis contenté de regarder ses étagères, notant les films et les livres qu’il avait. La seule chose concrète que j’ai faite est d’avoir rangé moi-même quelques boîtes de kleenex dont l’une était tombée par terre et que je n’ai pas réussi à remettre avec les autres. Impossible qu’il ne s’en aperçoive pas et qu’il ne me dénonce pas à toute la blogosphère en hurlant « Montalte le mouchard ! » [le mouchoir !] Un peu plus tard, dans une boîte de nuit où l’on organise une sorte de fête en l’honneur de tous les blogueurs, et pressentant que Cinématique va profiter de ce que tout le monde est là pour me dénoncer, c’est moi qui prend les devants et avoue mes forfaits au micro, mais tente de me déculpabiliser en plaidant le trou de mémoire. « Oui, je l’ai fait mais m’en suis rendu compte après, comme si j’avais été en état de somnambulisme. » Cinématique est là, m’écoute, m' "excuse" volontiers et je me rends compte que cette histoire n’avait finalement aucune importance.
Amélie. Ma sœur, S. et moi sommes en train de faire la queue au salon du livre pour faire signer des romans à Amélie Nothomb. Comme d’habitude, il y a beaucoup trop de monde, cela n’en finit pas et nous nous demandons bien ce que nous faisons là. Arrive enfin mon tour. Pris d’un trac fou et coupable (car il y a quand même des années que je fais ce genre d’exercice et qu’ Amélie a toujours été adorable avec moi), je baragouine des imbécillités qui me rendent minable à mes propres yeux sinon aux siens. Suit S. qui reste devant elle moins de temps que moi mais sans avoir l’air de se ridiculiser. Nous décidons alors de rentrer chez lui dîner. Entre-temps, ma sœur s’est éclipsée. Sur le chemin du retour, j’aperçois une fille en noir qui nous suit en se cachant et en courant. C’est Amélie elle-même ! Nous rattrape-t-elle ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle est dans l’appartement de S. qu’elle a l’air d’être amoureuse de lui, que lui-même a l’air de bien de lui rendre, et que me je sens rapidement de trop. En fait, c’est le coup de foudre entre eux. Et ils attendent que je m’en aille pour se sauter l’un sur l’autre. Je me lève et les salue, retenant mes larmes. Ils me remercient de ma « délicatesse » et je me retrouve tout seul dans la rue...
Les enfants dans le vide. Dans un avion qui me ramène de Nice et qui vole à très basse altitude, je vois des enfants qui courent sur le toit d’un immeuble. En fait, ils courent l’un après l’autre vers la corniche, prennent un élan pour sauter, et se jettent dans le vide ! Je vois surtout la chute du premier, son écrasement au sol et de loin, le sang qui s’étale sous lui. Un deuxième suit. Complètement affolé, je crie dans l’avion en direction des hôtesses : « il y a là des enfants qui se tuent, il faut arrêter ça, prévenez quelqu’un ! ». Je suis un peu honteux de crier comme cela car cela ne me ressemble pas. Et l’effet redouté arrive : les passagers me regardent de mauvaise humeur, une femme à l’air revêche me lance même un « oui, on sait, on a déjà pris toutes les mesures, inutile d’y revenir ». Honteux, je me recroqueville sur mon siège et regarde à travers le hublot. Les enfants continuent de tomber….
La guillotine. Je suis au théâtre dans une loge où j’assiste à une sorte de spectacle de guillotine. On va exécuter quelqu’un et même si je sais que c’est du théâtre, je ne peux m’empêcher d’avoir peur. Par je ne sais quelle ellipse onirique, c’est moi qui me retrouve sur scène, et c’est moi que l’on va bientôt guillotiner. Je tourne autour de l’appareil de mort, fasciné et paniqué. Une immense tristesse me prend. Une tristesse qui est encore plus grande que ma panique et de fait me calme un peu. Certitude de mon décès qui va arriver dans les cinq prochaines minutes. Seconde ellipse : me voici à Genève où je me suis échappé ! Ma vie est sauve mais ma solitude est grande. Que vais-je faire dans ces rues ? Je vois les montagnes autour. Quelques collègues du musée sont là et me parlent de ma nouvelle vie. Il faut que j’ai la force de m’adapter ici. Cela sera dur mais pas aussi dur que tu le crois, me dit R., entouré de sa famille. Mais je ne pense rien. Je ne fais rien. Je regarde la ville et les montagnes.