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  • La Dolce Vita – Le cercle des bobo

     

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    Une statue de Christ promenée en hélicoptère au-dessus de la Ville éternelle et que saluent trois filles en train de bronzer ; une bourgeoise (Anouk Aimée) qui veut faire l’amour dans le lit d’une prostituée ; une star suédoise (Anita Ekberg), déguisée en prêtre, qui visite Saint-Pierre de Rome, puis se baigne dans la fontaine de Trevi ; une fausse apparition de la Madone dont presse et télé s’emparent et qui se termine par la mort d’une malade qui venait dans l’endroit pour guérir ; un écrivain (Alain Cuny) qui pète les plombs ; des aristocrates qui s’amusent à une « chasse aux fantômes » dans leur palais… et ne font que se retrouver ; une orgie dans une villa romaine organisée par l’ex-journaliste devenu spécialiste des « relations publiques » (Marcello Mastroianni) ; un monstre marin que l’on vient de pécher et qui regarde toute cette société décadente de son oeil torve ; une jeune fille qui salue le héros définitivement sur « l’autre rive »  avant de se retourner vers la caméra, souriante, compatissante.
    Ah les regards caméra de Fellini qui n’en finiront jamais de nous mettre mal à l’aise ! Ces fêtards glauques qui nous fixent comme pour nous signifier que nous, c’est eux ! Cette jeune fille qui nous regarde comme si nous étions en enfer ! Quarante-sept ans après, le film n’a pas pris une ride tant sa description du milieu médiatique et intellectuel, c’est-à-dire festif, au sens où Philippe Muray l’entendait, semble en tous points correspondre au nôtre.  Pouvoir des media. Pouvoir des bobo. Pouvoir de cet homo festivus qui ne croit plus qu’à son autocélébration progressiste et permanente. Pouvoir des enfants dont la vérité ne peut sortir que par la bouche et qui dans le film font croire à tout le monde qu’ils ont vu la Vierge. Hilarante scène où en ricanant ils font courir  derrière eux  la foule des  pénitents et des journalistes, changeant de direction à chaque instant. Mais les enfants sont aussi les premières victimes de cette société infantile et nihiliste. Car l’on a beau faire la fête perpétuelle, la réalité est là, âpre, brutale, insoutenable - et quand on ne peut ni la changer ni se changer,  on finit  par  faire un carnage, comme l’intellectuel Steiner qui  tue ses enfants avant de se tuer lui-même. Pour Marcello, ce drame marque non pas tant la fin des illusions que la chute dans celles-ci. Le film recommence alors en plus sombre : de nouveau la fête, de nouveau Anouk Aimée, mais les jet-setteurs sont devenus des zombies, et la chambre des secrets est bien décevante. La seule chose que Marcello peut faire pour supporter cet enfer dont il ne sortira jamais est d’en devenir le régisseur.
    Et puis qui sait, peut-être arrivera-t-on à sauver quelque chose, quelqu’un de tout ce chaos. Etre complice de la décadence, soit, mais pour vivre un moment, une rencontre, un instant de bonheur et de vérité. Dans la Dolce Vita, ce sera le moment du père à qui Marcello va tenter d’offrir une nuit festive. Mais celui-ci manque de mourir d’une crise cardiaque et au petit matin s’en retourne (mourir ?) chez lui. Marcello n’est-il qu’un salaud ?
    Non car chez Fellini la seule morale qui vaille est la morale de l’indulgence. Indulgence de Fellini. Indulgence de John Cowper Powys. Indulgence des grands artistes face à la vie et qui au lieu de la juger et de la condamner tentent maternellement et métaphysiquement de la consoler. Que faire d’autre lorsque celle-ci est livrée à elle-même, monstrueuse, informe, cruelle, privée de sens, profondément pitoyable ? Comme le maestro le déclare lui-même dans le beau documentaire de Damien Pettigrew, Fellini, je suis un grand menteur : « l’art est en revanche quelque chose qui nous réconforte, nous rassure, nous parle de la vie en des termes extrêmement protecteurs (…) Je crois que l’art est la tentative la plus réussie d’inculquer à l’homme la nécessité d’avoir un sentiment religieux. » Nous redonner croyance dans le monde, retisser notre lien au monde, c’est là la profonde catholicité du cinéma de Fellini. Dieu suivra s’Il existe. D’ailleurs, la satire cléricale n’altère pas le regard chrétien qu’il y a toujours chez Fellini et qui ne trompe aucun croyant. Au contraire, c’est le libertaire, anticlérical et libre penseur, qui est dérangé par le maître italien.
    La Dolce Vita reçut donc la Palme d’or en 1960 (dont le président du jury n’était autre que Georges Simenon, cet autre grand moraliste) et consacra Fellini dont le nom allait bientôt devenir synonyme de cinéma. Trois ans plus tard, celui-ci réalisait le plus beau film de tous les temps : 8 ½.

     

     

    (La revue du cinéma, mai 2007, à l'époque d'Armand Chasle)

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