« Cela, c'est un mensonge concerté, de faire croire que tu jouais ainsi double jeu entre toi et les autres. Cela viendra plus tard. Pour l'instant, tu superposes. » Aragon, Le mentir-vrai.
« Naturellement que Paul est mon meilleur ami. » Le problème est qu'il se croit le seul. C'est un gars entier qui ne comprend pas que je me partage entre différents amis, que je ne suis pas l'homme d'une seule amitié. Il y a mes amis intellectuels et mes amis simples. Les derniers peuvent être plus intelligents que les premiers, plus humains aussi, mais mon goût naturel va d'abord aux intellectuels, y compris quand ils sont dépravés. Paul est un ami simple que j'aime beaucoup. Sa beauté. Son rire. Son insouciance. Mais parfois il me fatigue. Son côte « entier » m'agresse un peu. Je trouve ça égoïste d'être « entier ». N'être que soi-même, quelle limite ! Non, ce qu'il faut, c'est se faire multiforme. C’est développer en soi d’autres formes de sincérité. Voir comment ça fonctionne en soi et chez les autres. Adopter, un temps, le point de vue des autres. Hélas ! Paul n'a pas du tout l'esprit du masque et encore moins celui de l’altérité. L’esprit de contradiction lui est aussi étranger que l’étrangeté de la contradiction – et je ne parle même pas de son incompréhension de l’étranger. Autiste et raciste. D’un seul bloc lumineux qui éteint tout ce qu’il touche. Et puis, il ne me suit pas dans mes lectures. Il ne lit pas. Il vit et croit que ça suffit. Mais qui ça contente vraiment de vivre ? Les vers de terre vivent.
Et les esclaves aussi. « La vraie vie, je la laisse à mes serviteurs », disait Villiers de l’Isle-Adam qui n’a jamais eu de serviteurs.
- Vous détestez la vie.
- Absolument. Et j’espère le dire au moins jusqu’à cent-vingt-cinq ans.
- Et vous aurez des enfants ?
- Ah non, quand même pas !
- Pourquoi pas ?
- Parce que « les enfants que je n’ai pas eus, s’ils savaient le bonheur qu’ils me doivent. »
- Arrêtez de vous réfugier dans les citations. Pensez un peu par vous-même de vous-même ! Surtout que Cioran, franchement….
- « Quand on me demande pourquoi je ne me suis pas suicidé, je réponds toujours que n’ayant aucune raison de vivre, j’en ai encore moins de mourir. »
- Navrant.
- Salvateur, vous voulez dire.
- Tellement artificiel, tellement surfait… Non, vraiment, on n’a pas besoin de ça pour vivre.
- C’est peut-être pour cette raison que vous vivez finalement moins que moi.
- Pardon ?
- Lire, c’est vivre au carré, au cube même, non ?
- Gros merdeux qui croit que la vie est dans les livres !
- Grand authentique qui pense que la vie est dans la vie !
- Bientôt quarante berges et toujours aussi puceau dans l’âme ! Pas étonnant que vous soyez obèse ! Obèse morbide qui plus est, c’est-à-dire en langage moral, anti-adulte qui refuse de bander à la vraie vie et qui préfère rester un tube digestif.
- Que voulez-vous ? « Je suis un lâche, je ne puis supporter la souffrance d’être heureux »…
- De quoi ?
- « Pour pénétrer quelqu’un, pour le connaître vraiment, il me suffit de voir comment il réagit à cet aveu de Keats. S’ils ne comprend pas tout de suite, inutile de continuer. »
- Pfffffttttt…
- A vos souhaits.
Donc, je m'invente. Je m'ordonne, je me couds. « Je rapproche des faits qui furent, mais séparés ». J'essaye d'être un arlequin cohérent, quitte à procéder à quelques petits arrangements avec la vérité. Kafka a beau dire que chacun dépasse la vérité en cent mots, qu'est-ce que la vérité sinon un carnaval où il y a des morts à la fin ? La vérité nue ne tient pas debout. Tout n'est que fragments, chocs, chaos dans la vie. Il faut organiser celle-ci si l'on veut comprendre quelque chose. Parler, c'est mentir, paraît-il. Mais penser, c'est trahir. Un réel que l'on ne trahit pas est un réel informe, douloureux, qui ne signifie rien, qui rend fou et qui peut vous tuer. Or, il faut survivre. Rien que pour faire chier la vie. Les suicidés qui ne comprennent jamais rien ont préféré donner raison à la vie plutôt qu'à eux. On dit qu'ils n'aimaient pas assez la vie. C'est faux. Ils ne s'aimaient pas assez eux-mêmes - et ils aimaient trop la vie. Ils préféraient la vie à eux, c’est pourquoi ils se sont tués. Quand on me demande pourquoi je ne me suis pas suicidé, je réponds toujours…. Voir plus haut.
De toutes façons, il faut toujours tricher si l'on veut faire quelque chose. « C'est pour ça que je suis de droite.... Parce que c'est pas possible... Les gens de gauche, il y a toujours un règlement quelque part... Il y a toujours un truc de.... "Oui, mais tu mérites pas".... Mais putain, si on a que ce qu'on mérite, on n'aura jamais rien... Faut toujours tricher... Y a que la droite qui comprend ça. » C’est Hector Obalk qui prétend ça dans le bonus de son Titien, et il a bien raison. Ne pas tricher, c'est la guillotine, comme aurait dit l’autre. Au fait, très impressionnante la guillotine de l'expo Crime et châtiment à Orsay, je ne sais si vous l’avez vu. Elle a vraiment servi. Vous pouvez la voir jusqu’au 27 juin.
La guillotine : le seul appareil de mort avec lequel vous ne pouvez pas vous suicider. C'est ça qui est terrifiant. Un appareil d'état qui ne sert qu'à donner la mort sans que vous en puissiez mais. On peut se tirer une balle dans la tête, se pendre, se noyer, se jeter du haut d'une falaise, se taillader les veines, avaler des médocs, on ne peut se guillotiner.
Comme d’ailleurs on ne peut se suicider en retenant sa respiration. Le vouloir-vivre, toujours plus fort que la volonté. C’est ça qui est tuant.
Trichons donc.
Ou plus exactement, faisons semblant de tricher. Faisons semblant d'être malhonnête. Avançons en biais. Finalement, je tiens plus du crabe que du lion.
Et vivons un peu. A vue d'oeil, mon existence de littérateur aura officiellement commencé à 35 ans, il y a cinq ans, avec l’ouverture de mon blog. Avant, il y eut Péplum, Ecrits Vains, et avant encore, il y eut le minitel : 36 14 Klok ou Mcr, avec *Logo, *Alberich, *Méphisto, *Swoui, *Sophia, *Plip, *Laure, *Moonette, *Lynxette, des amis-ennemis absolument fabuleux, salopes de première, repris de justice, intellos marrants, et une femme qui m’aura au moins remodelé, remonté, réaccouché. Sans elle, je ne serais pas là. Mais j’en reparlerai un jour. On avait tous une étoile devant notre nom – cela signifiait que l’on était inscrit au secteur. Moi, c’était *Noodles. Elle, c’était *Mademoiselle. Puis, je le disais, le net. Le blog. Vebret, et maintenant le Ring. Fin de l’enfance. Si cela continue comme ça, je me vois bien multiplier les articles, les revues, de manière plus sérieuse et plus fournie, plus légitime, disons, encore cinq ans. Puis le livre, vers 45 ans, en pleine adolescence. Celle-ci risquera de durer jusqu'à 60 ans, mais c'est dans cette période que je produirai le plus. Enfin, la maturité, et un certain bonheur, conjugal même pourquoi pas, soyons fou, de 60 à 80 ans - même si j'ai l'impression, depuis mes 37 ans, que je ne dépasserais pas 74 ans. Enfin, si je triche bien, peut-être que j’arriverais à 80, 90 ans ! Peut-être même que j’aurais baisé correctement une seule fois dans ma vie. Vers 47 ans, ce serait pas mal.
« Le problème avec toi, c'est que tu n'es pas attiré par ce qui te dégoûte ». Comme je le disais un jour à mon collègue Francis M… à propos de je ne sais plus quoi.
Donc, quand je dis que Paul est mon meilleur ami, il faut me croire. Même si ma préférence, en ce moment, va à Matthieu. Et demain, à Marc. Et la semaine prochaine, à Luc. C'est moi surtout qui dois ne pas me mélanger les pinceaux. En me partageant comme une brioche, je dois faire attention à ne pas m'abuser moi-même. Mentir aux autre, qui plus est pour leur bien, ce n'est pas si grave. C'est à soi qu'il ne faut pas mentir. Aux autres, ma foi, tout dépend de leur connaissance d’eux-mêmes. Pas blesser l'un, pas vexer l'autre. Il faut savoir prendre sur soi. La franchise, c'est le langage des imbéciles et aussi des méchants. Combien de salauds se protègent-ils derrière la franchise ? Alors oui, je mens pour ne pas faire de la peine. Ou plutôt, je superpose les vérités. Je choisis la meilleure. Je privilégie tout le monde chacun à son tour. La vérité ne blesse jamais avec moi. Elle embellit. Elle fait plaisir. Elle console.
Il y a ce que je suis (ou ce que j'ai été, mais dans mon cas, c'est la même chose), ce que je ne serais jamais (un actif-primaire), ce que j'aurais pu être (un écrivain). Ah les livres ! C'est eux qui constituent la vraie fracture sociale entre les gens. Le malentendu qu'il y a entre les uns et les autres. Les lecteurs sont comme les religieux (ce qui est normal puisqu'au commencement était le Verbe, et que la Bible contient tous les livres), ils croient dur comme fer que les non-lecteurs sont dans le désespoir. Mais les non-lecteurs se foutent de la littérature sans en être désespérés une seconde ! Les non-lecteurs sont heureux de vivre, ces cons ! Ils rient. Ils baisent. Ils font des enfants. Ils sont heureux. Exactement comme les athées. Le désespoir des athées, c'est un fantasme chrétien. Et au contraire, ce sont les athées qui trouvent que les chrétiens font perpétuellement la gueule et les antilittéraires qui trouvent que les amateurs de littérature font triste mine - quand ils n'ont pas l'air tordu et pervers. Combien de lecteurs par famille ? A peine un, disait Powys. Et toujours le plus ravagé, cela va de soi.
(Un peu romantique tout ça, non ? Un peu « moi contre eux » ? Un peu merdeux, ado, maldoror en culottes courtes. Mais quoi ? « C’est une imposture, mais nous n’avons que ça », comme disait Michon. Il faut bien survivre, je l’ai déjà dit. Et la vérité n’a jamais été qu’une illusion vitale.)
C'est pourquoi le plus beau livre paraîtra toujours un peu surfait à quelqu'un qui pense que la littérature n'est qu'un divertissement comme le golf ou la collection de timbres. Prenez Le sagouin de François Mauriac - apparemment, le roman le plus émouvant qui soit, et pour beaucoup, le chef-d'oeuvre de son auteur. Une enfance brisée, une mère indigne, un milieu pourri, et le salut (momentané) par Jules Verne. C'est là que ça coince. Car l'idée de la littérature qui sauve est bien une idée de littérateur. Mauriac, Proust, Aragon. Ils sont tous tombés dans le panneau. Le livre salvateur, c'est bon pour l'élite. Enfin, l'élite.... Les gens qui se proclament telle. Des snobs impuissants, des happy few anémiés, des tours d’ivoiristes fuyards – regardez, moi. Rien de plus. Rien à voir avec la vraie vie qui est tout ce que l'on veut sauf élitiste. Du moins du point de vue de Marx qui est toujours le point de vue le plus contrariant, donc le plus vrai, être du côté de la vie, c'est être du côté du collectif, du transindividuel, de l'espèce – de la termitière. Pauvres littérateurs qui se veulent aristocrates - comme tous les bourgeois !
Bien sûr, on peut toujours se consoler avec Terezin - ce camp d'extermination tchèque qui, comme le dit Kundera dans Une rencontre, servait aux nazis de vitrine pour tromper « les nigauds de la Croix Rouge internationale ». Une antichambre de l'enfer dans lequel les futurs exterminés se lancèrent à corps perdu dans l'art et la littérature et prouvèrent que la culture peut sauver, au moins un temps, de l'horreur. Unique exemple dans l'histoire contemporaine de la résistance à la barbarie par la culture ? Je me demande ce que mon ami Guillaume en pense. Guillaume est un garçon très intelligent et très cultivé, marxiste de droite qui se méfie de la culture, « l'autre nom sucré du pouvoir », comme il dit. Je peux approuver cette définition même si elle me chiffonne un peu. Au fait, Guillaume est-il mon meilleur ami ? Le dire serait prétentieux. Disons qu'il est mon meilleur Guillaume. Comme je suis le meilleur Pierre d'Amélie (c’est elle qui me l’a dit !). Et le pire lecteur de Nabe – même si ces derniers temps, j’ai plutôt eu l’impression d’être devenu le Marc-Edouard Nabe de ce George-Marc Benamou qu’est devenu, via sa racaille de fans, Marc-Edouard Nabe. Il faut suivre.
Bref, à Terezin, on fit de l'art - seule « façon de tenir pleinement déployée l'éventail des sentiments et des réflexions afin que la vie ne fût pas réduite à la seule dimension de l'horreur ». Ca peut exister, donc - Schoenberg contre la chambre à gaz, Mahler contre le crématoire. Et aujourd'hui, on a oublié Schoenberg, et on visite Auschwitz. On nous rebat les oreilles avec la barbarie, on n'écoute plus ce qui a pu lutter contre cette barbarie. Il est vrai que l’époque n’est plus à l’excellence. Quel théologien juif a dit que tant qu'un homme étudierait la vie continuerait ? Ca me parle, ça, mais en même temps, je me dis que c'est un credo qui ne s'accordera jamais avec l'humanité prise dans son ensemble. Y z'ont en rien à foutre, les mecs, de l'herméneutique, de l'exégèse, du commentaire. Et les vrais sagouins ne trouvent pas une raison de vivre en se prenant pour Ayrton ou pour Marc-Aurèle. Les droidlom, c’est le pain et les jeux pour tous tout le temps. La démocratie, c'est le droit à la camelote. Et quand on n'a pas accès à la camelote, on brûle des voitures. Imaginez qu’un jour nos banlieues se mettent à Marc-Aurèle : « depuis que dans le neuf trois, les habitants se sont mis aux Pensées pour moi-même, lirait-on dans tel ou tel canard, le calme est revenu. Et à Sarcelles, c'est désormais Epictète et Sénèque qui rythment la vie des djeuns. La paix sociale était une affaire stoïcienne ». Je suis un peu odieux d’écrire des choses comme ça. Petit bourgeois qui tête le biberon de la culture et qui colorie les images des livres de George Steiner, va...
La faute à ma… Comment dit-il ? Ah oui. La faute à ma « connerie intellectuelle qui [le] fascinera toujours ». Sacré Jacques Etienne ! Le plus antilittéraire, le plus normatif, le plus prudhommien de mes lecteurs-amis. Qui vient régulièrement me faire la leçon depuis que l’on s’est croisé sur les forums de Vebret. A propos de « L’amour est dans le pré », une émission de téléréalité comme seule la Six sait en faire, et que je regardais l’autre jour, avouant ma fascination coupable pour ces « bouseux » à la recherche de l’amour, qui osent prendre des risques, y croire, et qui constituent sans doute ceux que Dieu préfère, voilà que je me fis tacler par ce grand dadais :
« Mon pauvre Pierre ! Vous avez une de ces conneries "intellectuelles" qui me fascinera toujours. Votre condescendance vis-à-vis du peuple "culs-terreux", "bouseux", etc. me fait rire.
Qui êtes-vous? Un petit bourgeois plus ou moins déclassé, un gardien de musée qui en remercie "Dieu", un gars qui écrit d'interminables tartines indigestes sur des sujets qui n'intéressent personne, un gros garçon qui ne saurait bander sans l'aide d'un marquis fou du XVIIIe et dans ce fatras de tares, vous trouvez la justification d'une supériorité sur ceux qui vous nourrissent et qui sont vos ancêtres, forcément ! »
Ce qu’il ne faut pas entendre, tout de même ! Mais c’est ma faute, aussi. Qu’est-ce que j’ai aussi à raconter ma vie sur le net ? A prêter le flanc en permanence. Pas étonnant que j’ai attrapé un zona au flanc. Toutes ces misères que l’on me fait. Ok, mon masochisme bien connu fait que je fais tout pour. Mais comment écrire autrement ? Comment ne pas se sacrifier ? L’écriture, la mienne en tous cas, ne saurait être ni responsable ni défensive. Ni même mature. Quand on est mature, on n’écrit pas, on fait des procès contre ceux qui écrivent. On choisit la loi contre le Logos. Bon, c’est vrai, il y a des logos un peu bruyants, mal élevés, dont l’éructation perpétuelle appelle la paire de claques, mais de là à les ruiner… Non, moi, je suis pour les lignes, le paddle, la mise au piloris, et éventuellement l’euro symbolique, …. mais quarante mille euros !!! Même ce con d’Anelka, il n’a pas eu droit à ça ! Il ne faut pas oublier, et c’est la grande différence entre eux, que les blogueurs risquent finalement plus gros que les écrivains. Avec tout le dispositif de la lecture en live, des commentaires et de l’anonymat, les blogueurs sont toujours menacés d’être pris à partie par la meute. Sur le net, la moindre de vos paroles peut être anéantie par mille paroles. Le moindre texte attaqué par des dizaines, des centaines de trolls. On est finalement beaucoup plus exposé derrière son écran que derrière son Gallimard ou son Albin Michel. Sur le net, les gens réagissent comme devant leur télé, sauf que la télé les entend vraiment ! C’est comme si vous insultiez tel joueur ou tel arbitre de votre canapé et que ce joueur et cet arbitre entendaient vos éructations, d’ailleurs celles du monde entier, et devaient les prendre toutes en compte. Difficile alors de jouer sereinement. C’est ça, l’interactivité : le fait que les spectateurs soient aussi importants que les intervenants et puissent intervenir contre eux comme il leur plait. Certes, on peut toujours critiquer un livre par voie de presse - mais dans ce cas, il y a toujours une distance spatiale et temporelle entre le livre et les journaux qui contiennent ces critiques. Le livre reste propre quelles que soient les saletés qui se déversent sur lui ailleurs. Alors que sur un blog, les critiques suivent le texte et peuvent l’engloutir. C’est comme si vous aviez été obligé d’acheter, par exemple Les particules élémentaires, avec à la fin du livre un autre livre contenant toutes les opinions pour ou contre, opinions d’ailleurs ne s’arrêtant jamais et vous obligeant à recevoir volume sur volume.
C’est pourquoi il est si facile et en même temps si difficile d’écrire sur le net. Ici, aucune sacralité de la parole, aucune parole en paix, aucune qualité que l’on traitera comme telle. Ce qui compte, c’est le quantitatif – c’est-à-dire le commentaire. Alors on peut toujours jouer les modérateurs et limiter ces derniers, mais quand on le fait, on a une fois sur deux le sentiment de manquer de courage. Comment ? Vous imposez votre parole et vous interdisez les paroles des autres sur la vôtre ? Mais vous n’êtes qu’un troll comme nous, un troll solitaire, voilà tout. Non, si l’on vient sur le net, il faut jouer les règles du net, soit se jeter en pâture aux autres. La gueule du loup ou rien. Dans le gueuloir des autres plutôt que dans le vôtre, absolument. Et si vous trouvez ça trop pénible, qu’on vous gueule dessus sans cesse, eh bien, vous pourrez gueuler vous aussi sur qui vous voudrez. En enfer, on est successivement démon et damné. C’est notre loi, notre enfer. D’ailleurs, « Hautetfort » est cité dans l’Enfer de Dante, chant XXIX, vers 29, ça ne s’invente pas :
« Tu eri allors si del tutto impedito
sovra colui che già tenne Altaforte »
« Tu étais si absorbé
à voir celui qui tint jadis Hautefort »,
dit Virgile à Dante.
Bon, je ne dis pas ça pour Jacques Etienne et son droit imprescriptible à lire au premier degré. Evidemment, quand il ose rajouter :
« Vous êtes jeune, cependant. Si vous vivez la vie vous guérira. Peut-être. »
… j’aurais envie de dire « Quel Etienne, ce Jacques ! », mais je préfère m’abstenir. Nous sommes du même bord, après tout. Et puis, je n’aurais pu rêver mieux comme caricature d’anti-moi-même que ce lascar-là. Il est un peu mon « Robert », comme aurait dit Stendhal. Mais si, « Robert », ce roman que Stendhal a failli écrire et qui aurait été une sorte d’anti-autobiographie. L’histoire d’un type qui aurait été son opposé total, son négateur absolu, son aimant impaire, son père non-aimant, une sorte de Bernard Desqueyroux – vous vous rappelez ? Le mari de Thérèse qui regrette que sa femme ne soit pas plus « simple » et qui, lorsque celle-ci lui a sorti une remarque intelligente ou paradoxale, lui répond des choses comme : « ce n’est pas malin d’avoir de l’esprit ; on n’a qu’à prendre en tout le contre-pied de ce qui est raisonnable ». Bernard Desqueyroux, l’homme entier et humble (soit en langage montalto-mauriacien : le salaud) totalement dénué de sensibilité et d’imagination littéraires, pour qui seule la terre ne ment pas, qui ne rêve jamais, ne jouit d’aucune musique ni d’aucune peinture (sauf celle de sa localité), déteste la littérature (sauf celle découverte dans la bibliothèque municipale et parce que c’était la bibliothèque municipale), ne sachant s’occuper que de ses intérêts immédiats et régionaux - et sans doute n’ayant aucune difficulté intime, baisant sans problèmes, et regardant le journal de Pernaud sans complexes, comme je me plais à lui déplaire. Quitte à caricaturer. Romantique, je vous dis ! L’homme sans fêlure, sans contradiction, qui appartient à « la race implacable des simples », et pour qui pour qui Flaubert est réellement un âne, j’en ai des frissons….
« De plus, Flaubert ou Villiers de l'isle-Adam ne m'ont jamais frappé par leur intelligence. Ni par autre chose d'ailleurs »
n’a pas eu peur de me dire l’homme le plus anti-snob de France. L’angoisse que ça me fout, moi, les gens authentiques. Mais pourquoi Flaubert aurait-il raison d’abord ? Entre le type qui mouille sa chemise et celui qui mouille devant la vie, pourquoi toujours se moquer du premier ? Encore un trip de littérateur en manque, ça… Et si ça me vexe, c’est bien fait pour ma gueule.
C’est tout moi, ça. Ne cesser de me débattre contre moi-même et ce faisant sembler donner raison à ceux qui me donnent tort. S’il y a une chose dont je suis fier, c’est que je ne connais personne comme bibi pour percevoir ce qu’est véritablement l’incompatibilité d’humeur, mais personne non plus pour souffrir autant lorsque la logique d’autrui n’est pas la sienne. « Vous êtes un chat, je suis un rat », avait l’habitude de dire Stendhal pour clore une discussion qui allait à son désavantage – chose qui m’arrive assez peu, heureusement. Ce principe de contradiction appliqué à soi-même est une nécessité autant morale que littéraire. En tant qu’homme, il faut maîtriser ses faiblesses, en tant qu’écrivain, il faut chercher à tout dire, tout laisser dire. Il faut se faire perspectiviste. Un écrivain qui n’intègre pas tous les points de vue dans son écriture, c’est-à-dire tous ses ennemis intérieurs, les démons, les salauds, les connards, les juifs, les arabes, les Jacques Etienne, ne fait rien de bon. Il faut savoir écrire contre soi-même. Il faut savoir donner la parole à ceux qui vous tuent. Il faut même savoir être imbécile de temps en temps – la pure intelligence étant l’ennemi de la littérature (voyez Valéry ou Sollers). Exactement comme Stendhal qui avouait dans Henry Brulard qu’il lui arrivait de sortir « des bêtises exprès avec moi-même, pour me faire rire, pour fournir des plaisanteries au parti contraire (que souvent je sens parfaitement en moi)… » Masochisme, égotisme. Faire tout pour qu’on nous aime dans ce que nous avons de plus déplaisant. Ne savoir séduire que par ce que l’on a de plus déplaisant. Houellebecq, évidemment. Au fait, Jacques Etienne aime-t-il Houellebecq ?
Je reviens au Mentir-vrai. Un texte qui n'est pas si fort mais qui est très stimulant. Je ne sais pas vous, mais moi, ce sont finalement les œuvres les plus discrètes, les moins géniales, qui m'accouchent le plus. Dostoïevski, c'est sublime, mais il est difficile de s'y installer durablement. Il paralyse. Proust aussi. Alors que ce Mentir-vrai d’Aragon donne l'envie et la force d'écrire - la preuve. Tant pis pour ma médiocrité - au moins, je l'assume. Je ne serais jamais ni Stendhal ni Cioran, c’est clair, mais éventuellement, je pourrais être un Octave Mirbeau de seconde zone, ou un Rétif de la Bretonne de troisième rayon, à moins que je ne devienne un sous Suarès. Je l'ai découvert l’été dernier à Nice, Suarès, c'est extraordinaire. Le lyrisme dans l'admiration, la perspicacité dans la ferveur, le bonheur dans le goût. L’exaltation jamais tarie. L’empathie dans la beauté. Même quand il désapprouve, il approuve. Tout ce que j'aime.
Pour finir, ce souvenir d'enfance d'Aragon. « On y sortait nos accessoires de jeux, un arc, des flèches, est-ce que je sais ? et on y restait des heures à bavarder, des histoires de Peaux-Rouges, en réalité, je n'avais pas grand-chose à lui dire, à ce Noël. » Comme c'est vrai que les enfants parlent ensemble plus qu'ils ne jouent ! Les jouets, les déguisements d'indien, les arcs ou les pistolets en plastique, ça sert plus à imaginer un monde qu'à jouer à ce monde. Imaginer, c'est déjà jouer. Comme Cosette avec sa poupée. Eh bien joue ! lui dit la Thénardier. Oh je joue ! répond Cosette en ne faisant que contempler sa poupée. Ca nous avait ému, ça, Mawie et moi. Très hugolien, Aragon, d'ailleurs - désolé, ma chère Mawie, voilà un jugement qui va encore faire que tu me détesteras pour t'amuser, que tu me diras : « la honte, Pierre, la vraie honte ! ». Comme d'habitude, je trouverais un échappatoire qui te fera rire. Mais toi, quel genre de meilleure amie es-tu au fait ? Pour moi, c'est simple, tu es une rencontre céleste. J'aurais raté quelque chose de ma vie si je ne t'avais pas croisé. Boucle d'or immaculée. Dame d'outre-monde. Anna Livia mordorée. Sorcière ponyesque. On est tous cracmol à côté de toi.
A SUIVRE : « Le carnet rose » (juillet 2010)
Cet article a été d'abord publié sur le Ring le 22 juin 2010.