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CAUSEUR - Page 38

  • Bayreuth / Hollywood, même combat !

     

     

    mehdi belhaj kacem,opera mundi,la seconde vie de l’opéra

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    Moïse et Aaron, de Schoenberg, mise en scène Willy Decker (2009) & Les dix emmerdements, de Cécil Bé 2000, avec Charles Tonne Est Tonne (1956).

     

     

    [L’opéra, comme le cinéma, c’est mieux à la télé….]

     

    Le cinéma est la seconde vie de l’opéra. Et cela pas seulement parce que certains cinéastes sont dit « opératiques » (Kubrick, Coppola, Léone) et certains opéras « cinématographiques » (Aïda, Carmen, Salomé),  pas seulement parce que ces deux arts s’échangent continuellement leurs genres (le péplum avec Oedipus Rex de Stravinski, le western avec La fille du far-West de Puccini, le film d’horreur avec Erwartung de Schönberg, le mélodrame ou la comédie sentimentale avec presque tout depuis les madrigaux de Monteverdi), pas seulement parce que de Visconti à Haneke, de Bergman à Rosi ou de Losey à Chéreau, nombre de metteurs en scène se sont révélés dans les deux mondes, pas seulement parce que quatre-vingt dix pour cent des musiques de films sont des plagiats de Wagner (écoutez John Williams chez Lucas & Spielberg), Strauss (écoutez Max Steiner dans Autant en emporte le vent) et Berg (écoutez Bernard Hermann chez Hitchcock), pas seulement, enfin, parce que les cinémas UGC proposent depuis peu des spectacles d’opéra live dans leurs salles, mais parce que depuis ses débuts le cinéma utilise l’ensemble de la syntaxe musicalo-scénique. « Le cinéma, c’est l’opéra moins le théâtre. » Tu l’as dit, Mehdi !

    Juste retour des choses : aujourd’hui, ce sont les films qui inspirent les mises en scènes d’opéra : combien de Ring et de Parsifal  montés comme Star Wars ? De David McVicar qui conçoit « sa » Salomé de 2008 à partir du Salo de Pasolini à Krystoph Warlikovski qui dans son Parsifal, d’ailleurs controversé, de la même année, utilisait quelques images d’Allemagne année zéro de Rossellini et faisait revenir régulièrement sur scène un personnage de cosmonaute muet et qu’un cinéphile averti reconnaissait comme le Dave Bowman du 2001 de Kubrick, sans même parler du Tristan et Isolde, celui-ci culte, de Peter Sellars et du vidéaste Bill Viola qui projetaient sur de gigantesques écrans des films de vague, de brasier ou d’homme et de femme se dénudant au fil des scènes, faisant de la partition une véritable projection, l’opéra contemporain suit le cinéma classique ou réciproquement.

    Du lyrique au cinématographique, il n’y a qu’un pas… rétroactif – le cinéma naissant virtuellement à Munich le 21 juin 1868 avec la première représentation des Maîtres-Chanteurs de Nuremberg de Wagner -  « le premier film de l’histoire du cinéma » selon Mehdi Belhaj Kacem et dont s’inspireront Eisenstein, Hitchcock, Lubitsch, Capra, Chaplin et même Godard, Syberberg, les Straub et Monteiro. Seuls les cinéphiles intégristes (cliché) et les mélomanes puristes (rengaine), au fond pas assez dilettantes, c’est-à-dire pas assez innocents dans leur admiration, ne comprendront rien à ce que l’hybride auteur de Cancer propose dans cet épatant Opera mundi. « Qui aime le cinéma sans connaître l’opéra n’est cinéphile qu’à moitié ». Bien d’accord.

    Voyez plutôt.  Les lumières s’éteignent. Le rideau se lève. Le générique sert d’ouverture. Les images défilent comme les mesures. Le montage est affaire de rythme. Le travelling fonctionne comme une mélodie. Les fondus enchaînés se déroulent comme des fondus sonores. Les raccords ne sont rien d’autre que des accords. Le zoom est diatonique. Le suspense lui-même est une question de chromatisme visuel. Tout est fait absolument pour hypnotiser le spectateur, le foutre dans une caverne, l’attacher au fauteuil, lui mettre des écarquilleurs de paupières comme Alex dans Orange mécanique et lui envoyer tout ce que l’on peut en images et en son. Bref, le manipuler à son aise, tourner ses affects en bourriques, faire de son système nerveux le réceptacle idéal de tous les discours, totalitaires ou non - en un mot, le wagnériser.  Car c’est évidemment Wagner, l’éternel coupable des XIXème, XX ème et XXI ème siècle, l’ensorcelant celtique qui non content d’avoir « rendu la musique malade » selon le mot célèbre de Nietzsche, aura en outre inspiré Hitler, puis inventé le cinéma, cet art le plus trouble – et qui devra par conséquent subir comme il se doit les petites remarques désagréables habituelles de ceux qui, tel Beljah Kacem, le chérissent, mais se sentent obligés de bien montrer à leurs lecteurs qu’ils ne sont pas dupes, qu’ils savent garder la distance, et que leur wagnérisme est avant tout « critique ». Un peu comme les cinéphiles hystériques qui après avoir pleuré toutes les larmes de leurs corps devant un Douglas Sirk, s’être pris pour Batman ou le Joker dans The Dark Knight ou s’être masturbés frénétiquement pendant Le dernier tango à Paris, rappellent immanquablement que le cinéma ce n’est pas « une image juste mais juste une image ».

    Au fond, tout ce que les contempteurs du cinéma ont pu dire de celui-ci (et notamment Stéphane Zagdanski dans sa Mort dans l’oeil, où le cinéma en prenait pour son grade comme « vision, domination, falsification, éradication, fascination, manipulation, dévastation, usurpation »), on pourrait le dire tout autant de l’opéra - ce qu’enfermé dans son racisme anti visuel, « Zag » du reste n’a jamais compris, mais passons. Qu’on les dénigre ou qu’on les adore, opéra et cinéma restent ces deux grandes machines à tromper de l’art moderne qui savent mieux que tous les spectacles vivants, et sans doute encore plus le cinéma qui est un spectacle mortifère, aveugler et assourdir le spectateur, et lui donner «  envie d’envahir la Pologne » selon le mot célèbre de Woody Allen à propos de Wagner.

    Avec la part d’esbroufe qui convient à ce genre d’essai, ses digressions improbables (pourquoi n’a-t-on jamais créé d’opéra pornographique – la pornographie étant l’apothéose du cinéma comme le cinéma étant celle de l’opéra, hein, on se le demande  ?), l’auteur, lui-même jamais à l’abri de célébrer son génie messianique et d’ailleurs connu pour ça (« Vous me suivez ? Non, ça viendra », répète-t-il comme un métronome au lecteur comme s’il voulait créer son propre leitmotive), conduit néanmoins son exercice d’admiration tordu avec brio et conviction – celui-ci ayant d’abord le mérite de rendre hommage et justice à ces grands génies de la mise en scène télévisuelle d’opéra qu’ont été Joachim Hess, Goetz Friedrich et surtout l’immense Jean-Pierre Ponnelle, le seul qui soit comparable au Bergman de La flûte enchantée de Bergman, et dont Belhaj Kacem nous vante avec des trémolos fort légitimes ses productions de La clémence de Titus de 1980, l’opéra mal aimé de Mozart et qui devient un sommet de « chorégraphie strictement musicale », ou  du  Couronnement de Pompée de 1979,  qui constitue selon lui l’accomplissement de cette création mutante qu’est l’opéra mis en scène en dehors de sa scène. Le DVD d’opéra est en effet ce « quelque chose  qui n’est ni de l’opéra proprement dit, son expérience vécue, et sa synchronie, ni du théâtre lyrique, ni du cinéma. Quelque chose qui s’intercale entre tout ça et dont personne [sauf Mehdi Belhaj Kacem bien entendu] n’a jamais parlé comme tel ».

    Rien ne remplace l’opéra en live, argueront les puristes et autres terroristes du jouir authentique. Pour l’ambiance salonnarde, le prix prohibitif et le spectacle raté une fois sur deux, certainement. Mais pour  la connaissance intime de l’œuvre et son plaisir ad vitam aeternam, rien ne remplace aujourd’hui le DVD d’opéra. Tant pis pour ceux que cela va faire hurler, mais l’écran plasma vaut largement la scène de la Scala. Et il n’est pas sûr que le geek mélomane qui a vu et revu le Peter Grimes de la BBC de 1969 ou le Lulu de Graham Vick de 1996 avec la fabuleuse Christine Schäfer dans le rôle titre ait à apprendre quelque chose du mélomane mondain qui passe sa vie entre le Met de New York ou le festival de Salzbourg. En vérité, et comme l’avait déjà prouvé Roberto Rossellini avec ses films « pédagogiques » des années 60 et 70,  et pour ne pas reparler de l’intégrale Shakespeare de la BBC faite quelques années plus tard, il se pourrait bien que la haute culture repasse aujourd’hui par la télé et nous fasse oublier la basse (Inquisitio). Le DVD d’opéra réaliserait ainsi l’utopie rossellinienne d’une télévision artistique et encyclopédique et le rêve d’une haute culture pour tous.

     

    Mehdi Belhaj Kacem, Opera mundi, la seconde vie de l’opéra I, Variations XX, Editions Léo Scheer.

     

    Cet article a d'abord été publié sur Causeur le 22 juillet 2012.

     

     

    Fétiches, joyaux, Indispensables - comme on voudra :

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