Depuis le début, Harry Potter est une quête du passé, une recherche des origines - on serait même en droit de dire que toute l’oeuvre est une aventure de la mémoire. Au fond, et c'est là, me semble-t-il, la raison de leur succès phénoménal, ces romans d'initiation sont avant tout des romans d'archéologie familiale. L'enfant, on le sait, est l'égyptologue de ses parents et de ses grands-parents. Que s'est-il passé avant ma naissance ? Comment papa et maman se sont-ils rencontrés ? Pourquoi sont-ils morts ? Comment, moi, suis-je encore vivant ? Est-il possible que papa ait été à mon âge aussi cruel avec Rogue que Rogue l’est avec moi aujourd'hui ? Est-il vrai que ce Rogue ait été…secrètement amoureux de maman depuis l’enfance ? Est-ce concevable de penser qu’il aurait pu être mon père ? Tout l'intérêt dramatique des Harry Potter, et qui fait qu'on ne peut littéralement pas en décrocher une fois qu'on s’y est plongé, réside dans ce suspense œdipien des origines.
Donc, Rogue s'est donné le nom de sa mère. On dira que ce fut plus pour des raisons de pouvoir que pour des raisons affectives et l'on aura sans doute raison. Seulement dans Harry Potter, les transmissions vont souvent plus que loin que prévu. Il n'était pas prévu que Voldemort transmette son don du Fourchelang à Harry en voulant le tuer. Il n'était surtout pas prévu, même dans un monde magique, qu'Harry survive au maléfice mortel de Voldemort. Or, en se sacrifiant pour son fils, Lily Potter lui transmet une sorte d'invulnérabilité qui fait que Voldemort n'a pu, ne peut et ne pourra tuer Harry. Mystique de l'amour maternel - le grand thème de Jeanne Rowling. Dès lors, pourquoi ne pas croire qu'Eileen Rogue née Prince est la meilleure partie de son fils ? Significatif que celui-ci ait repris le nom de jeune fille de sa mère, c'est-à-dire sa mère à l'état pur, non salie par le père, non ensemencée par l'homme, sa mère virginale, sa mère mariale ! Dans sa Présentation de Sacher-Masoch, Deleuze a bien montré que le rêve de l'homme (masochiste ou non) est de se faire réaccoucher par la mère, soit de naître sans père, sans Joseph, sans sang moldu - de naître comme un Christ.
Rogue christique ? Pas exactement. Trop équivoque pour l'être, trop chargé d'anciens péchés, trop en conflit avec lui-même aussi - et pourtant comme il accède à l'exigence folle et pourtant légitime de Narcissa Malefoy qui lui demande pour protéger son fils de faire le Serment Inviolable. N'a-t-on pas vu que ce serment entre la mère de Drago et son professeur était déjà une trahison envers Voldemort ? Que Rogue jure de donner sa vie pour une cause qui n'est pas celle du Prince des Ténèbres ? Que l'amour d'une mère pour son petit salaud de fiston et la complicité d'un « oncle » providentiel dépassent largement les intérêts de ce Dernier et sont presque en contradiction avec ceux-ci ? Pauvre Rogue, quand on y pense, détesté de tout le monde, qui depuis le début doit protéger Harry malgré la haine qu'il lui porte et qui désormais se retrouve le tuteur héroïque et sacrificiel de Drago. On imagine ce que le magnifique Alan Rickman pourra faire dans ce rôle qui est devenu presque le second personnage principal de la série - le sixième tome se décryptant précisément "Harry Potter et Rogue".
Alors, cette mort de Dumbledore à la fin du sixième tome. Ce choc absolu. Non seulement la perte du personnage le plus rassurant de la saga mais aussi et surtout la preuve que Rogue, sur qui l'on comptait tant, n'était qu'un traître de la pire espèce. Les primaires avaient raison ! Les méchants sont méchants, les gentils sont gentils - et un peu bêtes car ils font confiance aux méchants. Quant aux intellos, encore plus bêtes, toujours à vouloir sauver l'insauvable ou à défendre l'indéfendable, les voilà pris en flagrant délit de déni de réel et de complaisance avec le mal. Que le faux méchant se révèle un vrai méchant est dans l'ordre des choses et c'est tant mieux si les pro-Rogue vont se taper la tête contre les murs. Il est bon de revenir à une saine orthodoxie et de mortifier un peu tous ceux qui ont perverti leur intelligence et dévoyé leur sensibilité à force d' « attirance » pour le salaud. La morale de l'histoire, c'est qu'il faut cesser de plaindre Judas.
Evidemment, c'est se faire violence que d'écrire comme cela. Pour nous qui avons décidé depuis longtemps de croire en Judas autant qu'au Christ, ce manichéisme angélique ne se peut. Insoutenable que Rogue ait tué Dumbledore mais intenable que Rogue soit coupable. Ce serait comme si dans Les Misérables Jean Valjean redevenait voleur de poule, abandonnait Cosette et Marius et se faisait le complice de Thénardier. Non, cette morale puritaine ne nous intéresse pas. Et nous dirons les choses nettement : si Rogue avait été coupable, alors Jeanne Rowling aurait écrit un mauvais livre qu'il aurait fallu jeter aux ordures.
D’abord, il aurait été un peu fort que Dumbledore se trompe à ce point sur son professeur des potions. Ensuite, rien de plus fort et de plus littéraire que la jouissance de la vertu. Rogue innocent est une bénédiction pour l'âme. Une réconciliation du bien avec la volonté. Une promesse de paradis. Et pour le personnage, une montée en héroïsme sublime. En acceptant de tuer Dumbledore comme celui-ci le lui demandait, Rogue aura pris le risque de se retrouver totalement isolé dans « le camp du bien » - aussi incompris et haï que Judas.... à qui sans doute Jésus demanda un jour qu'il Le trahisse. Judas, l'homme qui accomplit les Ecritures, qui prépare la résurrection, Judas qui a le rôle le plus difficile et le plus ingrat mais qui fait partie du plan de la miséricorde. Judas, l'homme de Jésus jusqu'au bout. Rogue, l’homme de Dumbledore jusqu’au bout – par amour pour Lily.
Dans une interview, Jeanne Rowling a avoué qu’elle avait fondu en larmes en terminant un chapitre de son livre. Parions que c’est celui intitulé Le récit du prince et que l’on ne peut en effet lire sans sangloter. Rogue et Lily enfants, adolescents, Rogue et Lily, les meilleurs amis du monde et les plus complices – de cette complicité originelle qui naquit ce jour où le petit Severus dit à la petite Lily, bien avant tout le monde, qu’elle était une sorcière. Rogue, celui qui a nommé le sang de la mère de Harry Potter. Et qui mourra pour un fils qu’il n’a pas eu !
Comme elle est belle cette mort ! Comme elle nous poursuivra longtemps ! Voldemort vient de le tuer. Il agonise. Harry entre dans la pièce. Rogue perd son sang mais aussi ses ultimes pensées que Harry, aidé par Hermione, recueille dans une flasque et qu’ils liront plus tard. Puis, il demande à Harry de le regarder dans les yeux. « Les yeux verts de Harry croisèrent les yeux noirs de Rogue… » Depuis le début, les potteriens se demandaient pourquoi Jeanne Rowling avait précisé que les yeux verts de son héros allaient avoir un rôle déterminant à la fin. Non qu’ils soient l’occasion d’un nouveau sortilège ou d’un ultime retournement de situation. En fait, c’est d’amour fou qu’il s’agit. Pour la dernière fois de sa vie, Rogue voit dans les yeux de ce garçon qu’il a tant haï et tant sauvé ceux de sa mère qu’il a tant aimée et qu’il a laissée mourir. Il est là l’ultime secret du Prince et d’une certaine manière celui de toute la saga : c’est parce que Rogue a aimé qu’il a trahi le mal.