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altérité - Page 2

  • Les bassins du bonheur

     

    medium_Clara_Serena_Rubens_1615-1616.jpg"Rien qu'entendre le nom de Rubens, cela fait du bien." Paul Claudel, AEgri somnia.

    « Oui, j’aime Rubens. C’est fait, c’est dit, je ne pense plus qu’à Rubens ; il fallait bien que cela arrive. Je ne m’intéresse plus qu’à lui, à ce qui en parle, à ce qui lui ressemble, et tout ce qui ne m’y reconduit pas, de près ou de loin, m’ennuie. » Ainsi parle Philippe Muray dans La gloire de Rubens, peut-être son plus beau livre – pourtant méconnu. Aussi méconnu que Pierre-Paul Rubens, le plus grand peintre de l’époque baroque, plus grand même que l’époque baroque. Pourquoi diable traite-t-on toujours un artiste en fonction de son temps, de son école, et pire, des musées où il a échoué ? Connaître un tableau, pour les étudiants en art, c’est connaître sa date de composition, ses dimensions, sa matière et son accrochage dans tel établissement – Les Trois Grâces, 1636-1638, huile sur bois, 221x181 cm, Madrid, Musée du Prado. Pratique, mais peu métaphysique – et n’allez surtout pas dire ce que le tableau vous inspire, il paraît que ce sont des bêtises. Devant un chef-d’œuvre, dit-on benoîtement, le silence est d’or. Cette manie d’encenser le silence ! Alors que, comme disait Jules Renard, « il ne disait rien mais on voyait qu’il pensait des bêtises ». Pour notre bonheur et le sien, Muray écrit haut et fort les siennes. La chair comme Weltanschauung. La femme comme transcendance de l'homme. La volupté comme force de l'âme. Aimer Rubens, pour lui, c’est exprimer un point de vue sur la vie – pas toujours consensuel comme nous allons le voir. Et d’abord dénoncer cette manie des conservateurs à toujours parler plus de l’école que de l’artiste, plus du genre que du génie, plus du « baroque » que de Rubens. Qu’en ai-je à foutre du baroque ? C’est les œuvres qui m’intéressent, m’émeuvent, me font bondir. Et si Rubens est « baroque », c’est formidable pour le baroque et non l’inverse. Hélas, la culture l’emporte une fois de plus sur l’art – et dans le domaine de la peinture plus que dans nul autre, car les tableaux, contrairement aux livres ou aux disques, on ne peut pas les découvrir chez soi, il faut aller au musée, soit faire un acte social qui consiste à se retrouver piégé entre des conférenciers qui feront tout pour vous persuader que si vous ne connaissez rien au contexte du tableau, vous ne comprendrez rien au tableau, et des agents d’accueil et de sécurité dont le seul mot de Muray qu’ils prononcent (sans le savoir) est « il est 17h10, on feeeeerme m’sieurs-dames ». Enfin, j’exagère. Et j’ai tort : la plupart des toiles que nous admirons, nous les avons vus en reproduction dans des livres ou sur le net. Et à Orsay, le mieux est de venir en nocturne le jeudi soir.

    Femmes, pommes et cruches.

    medium_Venus_au_miroir.jpgMéconnu Rubens ? Mal connu plutôt. A priori, tout le monde connaît ses « grosses femmes pleines de cellulite » qui font dire à chaque fois cette sottise immense, que la Joconde pour une fois n’aura pas entendu, qu’ « à l’époque, les canons de beauté étaient différents de ceux d’aujourd’hui ». Comme si un artiste représentait les canons de son époque ! Comme si on disait qu’à l’époque du Gréco les gens biens étaient longs et maigres et qu’à l’époque de Francis Bacon tout le monde avait le visage défiguré ! Mais non voyons. Rubens peint les femmes ainsi car c’est ainsi qu’elles le font bander. Pas plus compliqué que ça. Et Muray d’ajouter qu’il faut en finir avec ce credo de la critique d’art qui consiste à toujours dire que « ce n’est que de la peinture, seulement de la peinture, rien que de la peinture ». Selon les conservateurs et les étudiants en art, il faudrait regarder une femme nue de Rubens comme on regarderait une pomme de Cézanne. Moins vous verrez le cul, sermonnent-ils, mieux vous apprécierez l’œuvre. Franchement, un cul, ça vous fait l’effet d’une pomme à vous ? Et L’origine du monde, c’est comme une cruche sur une table ? A la limite peut-on dire que si le cul n’est pas une pomme, une pomme peut-être un cul, comme une cruche peut-être une femme, comme n’importe quoi peut être une femme d’ailleurs, car en peinture, comme dans la vie, tout peut s’érotiser. Tout peut devenir femme. En vérité, le visible, c’est ce qui est féminin. Et l’œil, qui peut écouter, goûter, sentir ou raisonner, c’est ce qui est masculin bien entendu. Avec Rubens, la question sexuelle, c’est-à-dire la différenciation, réapparaît dans sa joie et sa plénitude. Qu’est-ce que le sexe ? C’est tout ce qui refuse ce qu’il n’est pas, ou comme le dit plus solennellement et peut-être un peu tristement Georges Bataille, cité par Muray, «  la sexualité est sans nulle doute une négation éperdue de ce qu’elle n’est pas. » Les femmes de Rubens incarnent cette négation de tout ce qu’elles ne sont pas. Et se demander si elles sont baisables, en passant par la question de leurs rondeurs, est pour Muray un signe de bonne santé et une preuve de bon désir. Devant ces « ogresses de charme », nous sommes de nouveau pris à partie par la violence jouissive de la vie, et quand nous disons qu’elles sont obèses, nous voulons dire bien autre chose, « comme si brusquement quelque chose d’oublié reprenait la parole. » Le sexe pardi ! Le vrai, le bon, le beau, qui se passe de la dictature anorexique de l’époque (je ne m’intéresserai aux défilés de mode que lorsque les mannequins auront trente kilos de plus !), qui se fout des conseils télé-médicaux Dorcel-Durex, qui n’a pas peur de prôner la seule obscénité de l’époque, l’obscénité du bourrelet, et qui remet à l’honneur ce qui sera bientôt tabou – l’altérité de l'homme et de la femme. Ah les femmes de Rubens ! « Elle sont formidablement insolentes ; elles n’ont aucun sens social, aucun idéal, aucune idée de ce que peuvent vouloir dire les mots solidarité, devoir, responsabilités. » Disons-le, leur volupté pleine de vitalité, leurs débordements magnifiques, leur chair généreuse et adorable constitueraient presque des atteintes à notre modernité hygiénique et précautionneuse. Au fond, Rubens apparaît « comme le nom d’une grande déroute pour tout ce que l’humanité comporte de mesquineries, calculs peureux, sécheresses, fatigues, illusions romantiques, superstitions même pas camouflées, chantages, vengeances en silence, ramollissements sentimentaux, moralisations ternes, envies sans souffles. » Il était normal qu’en bon maître-fouettard de l’époque, Philippe Muray trouve en ses Nymphes, ses Grâces, ses Vénus, ses Isabelle et ses Hélène les fesseuses idéales de tous les idéaux travelos-transparents, ectoplasmiques ou sidaïco-minimalistes de nos crétins de contemporains. A la « fête » perpétuelle d’Homo Festivus et qui n’est jamais que celle des passions tristes, des plaisirs procéduriers, des orgasmes citoyens et de la jouissance médicinale, Muray, via Rubens, oppose la vraie fête, saturnale, dionysiaque, celle qui subvertit l’ordre social plutôt qu’elle le renforce. Ne confondons surtout pas érotisme et « libération sexuelle », philosophies du boudoir et mai 68. La pelisse d’Hélène Fourment n’a rien à voir avec le sac à foutre de Catherine Millet. La jouissance de Rubens, comme celle de Muray, comme sans doute celles aussi de Clément Rosset, d’Alina Reyes, et si je peux me permettre, de la mienne, n’a rien à voir avec la jouissance pédagogique, indifférencialiste pour tous, et bientôt obligatoire d’Homo Festivus. Les femmes de Rubens n’ont cure des intérêts et des soucis de la mairie de Paris, d’Act Up ou d’Ovidie pour qui le bonheur sexuel ou moral doit désormais être affaire collective, gestion des particularités, confusion volontaire et éhontée des sexes. Contre ces impératifs d’époque, les femmes de Rubens se placent résolument du côté de la différence et de la singularité, c’est-à-dire de la nature. «  Leur comédie n’a rien de commun avec cette injonction protestante, c’est autre chose, une frivolité impassible, un érotisme somnambule, sans fondement, sans but, sans limites, un plaisir rigoureusement sans conscience des intérêts sacrés du troupeau. » Ce qu’il faut retenir, quand on parle de jouissance ou de jubilation, c’est que Dionysos n’est ni William Reich ni Herbert Marcuse et encore moins un « teufer » ou un « raver ».  Le plaisir d’être et d’aimer se conjugue au singulier non au pluriel et ne se conçoit que dans la vraie altérité. Voilà le paradis, car « le paradis, c’est les autres à condition, bien sûr, de mettre « autre » au féminin » et de fait, «  il n’y a pas de femme idéale, mais des foules de femmes, en revanche, et une ivresse de les savoir nombreuses ». En vérité, « la peinture est un moyen de détruire l’illusion que les sexes n’existeraient pas ». Diable ! Encore un peu et il écrivait que la peinture est hétérosexuelle...

    Des culs pas bi lisez

    medium_Le_Calvaire_ou_Le_Coup_de_Lance_1620.jpgDonc, Rubens redonne confiance à l’homme et à la femme – ce qui de nos jours ne va plus tellement de soi, tant on nous rabat les oreilles qu’ « homme » et « femme » ne sont que des notions idéologiques, patriarcales, ringardes, et qui ont fait le malheur de toutes les femmes depuis Eve, mais qui sont heureusement condamnées à disparaître dans l’avenir radieux, transhumain, soit-disant « déculpabilisé », qui nous arrive. La culpabilité, parlons-en. Bataille la définissait comme le contraire de la gloire. Et comme il n’y a pas plus grande gloire que celle de Dieu, ou qu’être en Dieu, on osera dire que la culpabilité est le contraire de Dieu et subséquemment que le croyant, tout pénitent, voire tout auto-flagellant qu’il puisse être, est le contraire de l’être culpabilisé à mort (même s’il croit le contraire), c’est-à-dire l'être désespéré -  le non-croyant. Kierkegaard a tout dit là-dessus. Cela dit, même avec Kierkegaard, il devient ici très difficile de lutter tant tout le monde est persuadé de l’essence judéo-chrétienne de la culpabilité - et de sa scolie encore plus idiote : l’innocence naturelle du paganisme. S’il n’y avait qu’une seule idée reçue à dégommer aujourd’hui, une seule désinformation à pulvériser, ce serait bien celle-là. La culpabilité judéo-chrétienne est une imposture intellectuelle. Hélas ! Muray peut bien rappeler que « Tous les documents ont beau indiquer que c’est lorsque le catholicisme a commencé à reculer comme tissu social homogène (jusqu’à se réfugier dans les expériences individuelles) que la morale a découvert sa vitesse de croisière efficace », personne n’en tient compte. Non, non, il faut que cela soit l’Eglise qui soit et qui rende coupable et il faut que cela soit la mort de Dieu qui libère à tous prix. Dieu est coupable de nous avoir rendu coupable, qu'on se le dise matin, midi et soir ! Le plus drôle est qu’il suffit de défendre les Indulgences, la naissance du Purgatoire ou les bienfaits de la Confession, soit ce que l’Eglise a instauré de meilleur pour adoucir la condition humaine, pour que l’athée moderne qui vous écoute vous hurle à la seconde qu’on ne peut se contenter d’un Pater Noster ou de deux Ave Maria pour être sauf, que croire qu’il suffit de faire de bonnes œuvres pour se faire pardonner est inique et hypocrite, et que décidément « il est trop facile » d’être chrétien. CQFD. Il suffit de montrer à l’athée combien nous pouvons être libérés de cette culpabilité pour s’apercevoir que lui ne veut surtout pas que nous le soyons. La culpabilité, ardeur du monde. En réalité, comme le dit Muray, « nous n’avons pas du tout besoin de Dieu pour ressentir la culpabilité, au contraire, il ne ferait que nous gêner. »

    Encore faut-il préciser que ce n’est pas la même. Aujourd’hui, « la culpabilité individuelle [soit celle de l’homme en face de Dieu] a presque totalement disparu au profit de la culpabilité collective, c’est-à-dire d’une comédie perpétuelle de solidarité-fiction bien décidée à saboter les causes qu’elle soutient ». Non au péché originel, mais oui à la « tâche » sociale (telle que Philip Roth a pu l’illustrer), voilà bien le premier commandement moderne. La souffrance, comme la jouissance, est encore et toujours l’affaire de tous. On produit de la conscience malheureuse de masse autant que de l’immaturité individuelle - elle-même promue comme idéal psychologique. On exige que les idées soient généreuses et que les sentiments soient justes. Plus question d’avoir du mal en soi en pensée, en parole, par action et par omission. On se met à rêver d’un homme bien sous tout rapport, tout à l’empire du bien. Qu’a-t-on alors besoin de ces vieilles notions de pardon et de rédemption ? On n'a fondamentalement plus rien à pardonner à l’homme puisqu’on le conçoit ultra-parfait. La millénaire scolastique du bien et du mal, qui arrangeait bien notre condition humaine, est abandonnée au seul profit de l’éloge perpétuel de ce qui est et ce qui est est forcément bien – car le mal, dans le monde d’Homo Festivus, c’est ce qui n’est pas. Les guerres et autres misères du monde existent bien sûr, mais presque par défaut. Ontologiquement, on ne les comprend plus et on ne veut surtout pas les comprendre car ce serait la preuve que le mal est encore en nous, et comble d’horreur moderne, la preuve que nous sommes peut-être « pécheurs ». Ne retombons pas là-dedans par pitié ! Si l’on réfléchit bien, les malheurs du monde ne peuvent être que le fait d’hommes du passé qui pensent et qui agissent encore en fonction de l’ancien paradigme séparatiste, les malheureux ! Le jour où l’on n’envisagera plus du tout les choses et les êtres selon les anciennes différences, altérités, frontières, limites, contours, identités, il n’y aura plus de guerre et plus de méchancetés – et sans doute aussi plus d’humanité, mais c’est une autre histoire.

    Les coccyxs du divin

    medium_Les_Trois_Graces_2.jpgQue la culpa puisse devenir felix, c’est ce que ne peut admettre le post-mortel, pardon, le post-moderne. Dans son empire du Bien, le Beau, qui est si souvent une transfiguration du Mal, aura du mal à se faire une place. Il est vrai que dans la lente protestantisation du monde qui commence avec la Réforme, les œuvres d’art, à l'instar des œuvres de charité, ne font plus recettes. C’est que l’art aussi passe pour une charité répugnante ou pire une Indulgence nocive et manipulatrice. Avec Luther puis Calvin, la vie sérieuse (la tristesse) a triomphé. Plus un seul tableau dans les églises ou les maisons ! Plus aucune représentation du divin ou de l’humain ! L’image est interdite partout ! Si Rubens choisit de s’installer à Anvers, c’est précisément parce que les protestants l’ont dévasté – humainement ET artistiquement. Cette ville vide de tableaux, il va la remplir, croyez- moi ! D’autant qu’il comprend qu’il peut avoir le soutien des catholiques, car à Rome, on prépare la Contre-Réforme. Or, pour redonner le moral, la foi, et un sens joyeux de la vie à ses ouailles, l’Eglise a besoin de peintres qui n’ont pas froid aux yeux. Ainsi, le « moment de Rubens », et pour parler un moment de son époque, est celui où pour la première fois de leur histoire, l’église catholique et la peinture se réconcilient contre la philosophie et la théologie du temps. Redonnons de la couleur à la Lumière ! Remettons de la chair dans l'incarnation, et de la chair de femme qui plus est. Vénus à la rescousse de Marie ! Dionysos au service du Christ ! Le bonheur catholique contre la rigueur protestante. Le combat n'est pas seulement théologique, il est aussi géographique. C'est le bassin méditerranéen contre les plaines, les peines, du Nord. Et Muray de se lancer dans l’apologie de Mare Nostrum. « Oui, c’est là, c’est bien là, par ailleurs, aux franges de la Mer Intérieure civilisatrice, sur les rives de vignes et de cyprès, que la mise en ordre protestante rencontre sa vraie chimie dissolvante, sa grande confusion, sa seule défaite. » Et si, comme disait Céline, « l’humanité ne sera sauvée que par l’amour des cuisses. Tout le reste n’est que haine et ennui » (dommage que lui-même ait fini par oublier l’amour des cuisses pour tomber dans "le reste"), alors, passer du bassin méditerranéen aux bassins des femmes n’est pas qu’une figure de rhétorique. On ne parle pas assez dans la littérature érotique des bassins de femmes. Il adore, ça, Muray. « Oui, tout Rubens est dans le bassin, quel beau mot ! Bassin ! C’est lui qui s’offre, c’est lui qui se tord, c’est lui qui frémit et qui se tend. Vitesse et précipitation. Approche de volcan ou batailles d’organes entre eux. Réseau de ligaments joignant en coulisse les différentes pièces. Sacrum, coccyx, symphyse pubienne, sacro-iliaques. Articulation de la colonne lombaire avec les membres inférieurs (…). Délectable coincidentia oppositorum où la nécessité technique du vieux principe classique (partir du milieu, du noyau, peindre en rond, chauffer le tableau par encerclements) rencontre sa justification charnelle (…) » Et d’avouer ensuite qu’il aimerait se balader dans les tableaux du maître. Comme on le comprend ! Ah être un de ces bambins qui évoluent entre les cuisses et les genoux de ces géantes, au risque de suffoquer sous les moiteurs éternelles. Rubens était un Cancer. Le Cancer, c’est l’imaginaire, la lune, le giron, la mère. Les jambes et les bras des mères. Les cous et les épaules des mères. Les cuisses et les mains de la mère. Les chairs et les touffes des mères. Pour un enfant, la mère, même petite et mince, a toujours quelque chose d’énorme, de plantureux, de géant. Plus tard, bien d’entre nous regretterons d’avoir une taille et un poids « adulte » et de se retrouver le plus souvent plus lourd et plus grand que la femme que nous aimons. Certes, il est doux de posséder une femme mais il l’est encore plus d’être possédé par elle. S’étouffer dans ses seins, se perdre sous ses aines, se sentir humide sous sa matrice, remonter sous ses aisselles et se sentir bloqué entre son bras et son flanc. Fellini n’a filmé que ça. Rubens n’a peint que ça. Evoquant tout ça, Muray s’embrase et nous avec.

    Mars ou la virilité impuissante

     

    medium_Venus_cherchant_a_retenir_Mars_ou_Les_consequences_de_la_guerre_1638.jpgBeauté et bonté bandantes des femmes, contentement adorable des enfants. Et les hommes dans tout ça ? C’est vrai qu’ils ne sont pas terribles les mecs dans l’univers de Rubens, Christ excepté. Satyres répugnants, Silènes ventrus, vieillards cacochymes. D’eux, on peut dire qu’ils sont gros, cons et moches. Voyez mon Bacchus et sa gueule tristounette, on dirait qu’il boude, qu’il n’arrive pas être heureux alors que tout le monde l’est autour de lui. Pour une fois, le vin est triste. Voyez surtout ce crétin de Mars dans Vénus cherchant à retenir Mars ou Les Conséquences de la guerre. La femme qui retient l’homme. La volupté contre la volonté. La vie contre l’histoire. Mars, imbécile bravache, s’en va à la guerre envers et contre tout. Fort, brave, courageux, viril… mais impuissant ! « Ce que Rubens peint, explique Muray, c’est un drame, oui, mais celui d’abord d’une impuissance, celle de Mars incapable de s’exciter sur Vénus. Il préfère l’Histoire à des hanches de femme, le malheureux ! Il aime mieux remettre l’Histoire en marche par le fer et par le feu, comme tous les assassins frigides, plutôt que de faire onduler sous les caresses le magnifique besoin de la déesse qui s’accroche à lui. » Autre leçon à retenir. Les hommes vont faire la guerre quand les femmes ne leur font plus l’amour. Dès que la vie devient sérieuse, historique, anti-érotique, elle devient sanglante, mortifère, masculine. Pour autant, loin de Rubens (et de Muray) l’idée de nier la tragédie du monde et de se réfugier dans une philosophie de « chochottes », mais pas question non plus de glorifier cette tragédie. Pas d’art militaire. Pas d’idéal spartiate. Les sociétés d’hommes, on sait ce que c’est. De la brutalité et de la mort. Le cinéma a exploré ces enfers. Salo. Fight Club. Les pédés du « Rectum » de Irréversible de Gaspard Noé. Ou les SS viscontiens dans Les damnés. Sans oublier nos chers Djihadistes. Il est remarquable de constater les tendances homosexuelles de l’art fasciste. « En des périodes plus systématiquement et techniquement dévastatrices, ce sont des torrents de nus d’hommes que l’art, pas tout à fait par le plus grand des hasards, déchaînera : ceux de David accompagnant la Terreur, par exemple, ceux d’Arno Breker le nazisme ». A quand le coming out (évident) des films de Léni Riefenstahl ? De toutes façons, et contrairement à ce que pensent les imbéciles, ce sont les femmes et non les hommes qui font les hommes. Nos mères, nos sœurs et nos amantes ont plus fait pour nos couilles que nos pères, frères et confrères. C’est avec des femmes que nous nous sentons pleinement hommes et c’est avec des hommes que nous nous sentons pleinement cons.

    medium_Simon_and_Pero.jpgVoilà donc Rubens. Avec lui, s’ouvre de nouveau « la Route mythique des Epices de l’art », la chair en peinture, "le dessin saoulé par la couleur", la couleur mise en transe par le sang – le sang qui bat dans les veines, non celui qui gicle de blessures (même si une légende dit que Rubens peignait parfois avec du sang humain pour obtenir son rouge vif.) Dans l’histoire de la peinture, il reste ce jaillissement carnin de l'homme sans dette, ce vermeil pour les sens et la pensée, cette vulve qui donne une raison de vivre. Selon Muray, le seul dont la santé, le génie et la quantité peuvent se comparer à Rubens sera Picasso – choix pour le moins bizarre tant l’univers violent et viril de ce dernier, et tout génial qu’il soit, n’a que fort peu à voir avec l’exubérance voluptueuse du maître d’Anvers. Pour mon compte, s’il y avait « un Rubens du XX ème siècle », c’est à Matisse que je penserais en premier lieu. Et encore. Car le scandale de Rubens, c’est que nulle part dans ses toiles on ne déniche quelque chose qui ressemble de près ou de loin à cette « dette » qui nous concerne tous trop. Il est impensable que l’on ait pu peindre avec autant de bonheur. Notre idéal toujours romantique et toujours mensonger de l’artiste exige que celui-ci crée dans la misère et  l’angoisse – et surtout sans cette insolente facilité qui nous renvoie à nos laborieuses tentatives de « création ». Et puis un tableau, il faut le faire tout seul dans le noir crasseux de son petit atelier. Rubens, lui, s’est vite entouré d’artisans et d’apprentis, transformant son atelier en « usine à chefs-d’œuvre ». Avouons-le, son côté producteur de toiles, Walt Disney de la peinture flamande, nous agresse. Sans même parler de sa réussite matérielle qui, celle-là, nous paraît comme une preuve de sa vulgarité. Nous admirons en effet plus spontanément (triste spontanéité) un Rembrandt, un Gréco ou un Van Gogh, ceux que Muray appelle « les Pathétiques Admirables », qui ont trimé toute leur existence, incompris de tous, et parfois en proie à la haine et au mépris des bourgeois. Alors que Rubens ! Pas plus anti-suicidé de la société que lui, pas plus bourgeois que lui ! Et le comble, pas plus artiste que lui ! Rubens, en effet, est ce miracle d’affirmation pure, qui exalte toujours la force et la joie – même quand il peint la guerre (Le combat des Amazones, 1615), le rapt (L’enlèvement des filles de Leucippe, 1616), ou ses multiples crucifixions dont le sublimissime Calvaire (dit aussi Le Coup de Lance), 1619-1620. Pas de négatif, jamais, même dans l’horreur du réel. « Rubens, c’est une catastrophe sans destruction, le déchaînement violent des colombes les plus suaves, la Voie Lactée tordue de baisers. » Rubens, c’est la gloire de la chair et de la vie ! Gloire partout, tout le temps, sur le ciel et la terre, dans les siècles des siècles ! Extase perpétuelle ! Carnation de la lumière ! Paradis !

    La gloire de Rubens, Philippe Muray, Figures/Grasset, 1991.

    Reproductions :

    Portrait d'une petite fille (Clara Serena Rubens), 1615-1616, collection particulière - mon fameux "plus beau portrait du monde".

    Vénus au Miroir, ?

    Le Calvaire (ou Le Coup de Lance), 1619-1620, Anvers.

    Les Trois Grâces, 1636-1638, Madrid, Musée du Prado.

    Vénus cherchant à retenir Mars ou Les Conséquences de la Guerre, 1637-1638, Florence, Palazzo Pitti.

    Simon and Peroo (Roman Charity), 1630, Rijksmuseum, Amsterdam

    (Pour les amateurs, on peut se faire une jolie collection d'images sur http://abestoilpainting.com/rubens/)

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