Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

amelie nothomb - Page 12

  • Barbe bleue, d'Amélie Nothomb : Honte au logis du secret

     

     

    amélie nothomb,barbe bleue,albin michel,don elmirio nibal y milcar,critique littéraire

    Au Salon littéraire

     

    "Choisissez le camp de la culture", titre sans rire Transfuge dans sa "nouvelle formule" avant de poser la question qui tue "0 quoi ressemble la nouvelle génération d'écrivains de gauche ?" et d’aligner sans pleurer Olivier Adam, Stéphane Zagdanski, Mathias Enard, Christine Angot, Nick Flynn comme les valeureux boxeurs de cette rentrée qui osent partir à l’abordage des "grandes questions de notre temps." Pendant ce temps-là, Amélie Nothomb (à qui on pardonne sa participation honteuse à l’infâme pétition d’Annie Ernaux contre Richard Millet, mais personne n’est parfait) réécrit Barbe Bleue et prouve, une fois de plus, que question "grandes questions de notre temps", le conte de fée n’a rien à envier au roman social (alors que l’inverse n’est pas toujours vrai), que la culture est avant tout celle du style, que le sien, dont on dit pis que pendre, est pourtant reconnaissable entre tous, ce dont ne pourrait se réclamer aucun des boxeurs précédemment nommés, enfin, que l’inactuel a ceci de supérieur sur l’actuel qu’il dure. 

    Inactuel, don Elmirio Nibal y Milcar, l’est à coup sûr. Grand d’Espagne, "digne à plein temps", spécialiste des questions théologiques et de l’Inquisition, il ne sort plus de son hôtel de maître de La Tour-Maubourg depuis des années quoique recherchant chaque année la colocataire qui voudra bien vivre chez lui pour un loyer dérisoire et à condition qu’elle n’ouvre jamais la porte d’une chambre secrète. S’impose alors à lui Saturnine Puissant, vacataire à l’école du Louvres, jeune femme qui n’a pas froid aux yeux, évidemment belge, et avec laquelle va commencer, sur fond de séduction tordue, une série de dialogues nothombiens en diable portant sur des sujets aussi divers que le siècle d’or espagnol, la grandesse, les vertus de l’ascèse en toutes choses, la propension de l’époque à nier le mal et à faire des méchants des gentils qui s’ignorent (comme dans la saga Twilight), l’Ars magna de Raymond Lulle, l’or en bulles qu’est le champagne, la théorie des couleurs et de l’amour ("couleur" pouvant être synonyme d’ "amour" en japonais), la sacralité du jaune et de l’œuf, le masochisme féminin, la couture et les robes (et qui font que Peau d’Ane perce aussi derrière ce Barbe Bleue), l’expression « ça ne mange pas de pain », la digestion, "phénomène purement catholique", surtout chez les Grands d’Espagne qui ont les intestins plus longs que les autres, et la photographie, art de l’instantané et de la mort et dont on ne dira pas plus. 

    Comme toujours chez l’auteur de Péplum, le dialogue étincelle, les formules font mouche, le duel des deux protagonistes fouette le sang (et rend peut-être tous les passages non dialogués un peu lourds). L’électrocution du lecteur a lieu et il en redemande.  C’est superficiel par profondeur, exaltant de drôlerie mouchetée et d’érotisme tout cérébral, étourdissant d’érudition insolente et mise à la portée de tous – et par conséquent atrocement anti-universitaire, anti-esprit de sérieux et de système, anti-Masque et la Plume. Normal, au fond, que Nothomb ne puisse être appréciée par la critique ou par tous ceux qui lisent comme la critique. C’est que la critique, y compris la bonne, a trop lu, trop étudié, trop comparé et se relève souvent incapable de considérer quelque chose qui précède tout ce qu’elle croit, elle, avoir dépassé. Trop occupée à scruter l’horizon, la critique a perdu le sens de l’élémentaire, du primitif, de l’originel, de l’enfantin, de ce pourquoi un écrivain prend d’abord la plume.

    Or, ouvrir un roman d’Amélie Nothomb, c’est retomber en enfance, en merveille, en épouvante, et aussi en virginité – cette virginité que les grands auteurs ne perdent jamais et que les lecteurs professionnels perdent à coup sûr un jour ou l’autre. Les critiques, ces êtres trop dépucelés.

    Impossible de leur faire comprendre que ce que l’on chérit entre autres chez Amélie, c’est son spinozisme prépubère, sa conscience que "chaque système tend au comble de son plaisir et s’organise en fonction de lui (…)  toute chose vivante [aspirant] à son exultation maximale", sa perception ado-nietzschéenne (sinon puérilo-claudélienne, mais oui, allons-y !) du beau : "C’est beau mais ça ne m’aide pas. L’énoncé l’indigna. Si c’est beau, ça m’aide", son stendhalisme à fleur de peau : "Il eut un sourire merveilleux. Saturnine le détesta", son surréalisme typiquement belge : "Hier, quand vous avez vanté la beauté du jaune d’œuf dans la tasse en or, j’ai éprouvé une transe comparable à celle de mes sept ans et j’ai su que je vous aimais", sa barbarie joyeuse et jouée : "Nous tuons dès que nous nous ennuyons", sa psychologie hors pair : "Vous avez très mauvais caractère, comme tous les gens qui ont peur" - autant de phrases qui fonctionnent comme les fameuses phrases en italiques de Gaston Leroux et font tilt dans la tête du lecteur non contaminé par le snobisme lettreux. Tenez, encore quelques-unes qui font mon bonheur : "Voir les photos d’autrui est toujours une punition""la jeune femme dut convenir que cet assassin cuisinait à merveille »« il faut reconnaître que les parents sont l’instance la plus antiérotique du monde » et enfin celle-ci que je goûte particulièrement : "Vous êtes d’une mauvaise foi carthaginoise."

    Or, justement, cette mauvaise foi carthaginoise qui est celle de ce "Don", et au fond celle d’Amélie Nothomb elle-même, notamment quand elle répète d’interview en interview qu’elle a chez elle une centaine de manuscrits qu’elle ne publiera jamais mais qu’elle souhaite garder en cachette pour l’éternité, consiste non pas tant à avoir des secrets qu’à dire qu’on en a sans les dévoiler, et dans le cas de l’exquise Belge, sans les faire lire. Et de fait agresser la curiosité de celui ou de celle dont on s’est fait le confesseur forcé -  et frustrer sadiquement ses lecteurs.

    La vraie perversité de Barbe Bleue, ce n’est pas tuer des femmes et les garder derrière une porte fermée à clef, c’est dire à la prochaine femme qu’il y a un secret derrière la porte. C’est susciter le désir (de savoir) sans jamais l’assouvir et au contraire menacer de le punir sans pitié s’il s’assouvissait. C’est en effet se prendre pour Dieu le Père – Dieu qui permet le serpent.

    Et elle là la réelle surprise métaphysique de ce vingt-et unième tube de la mère Nothomb : avoir réussi à pervertir cette ontologie du secret, chère à Pierre Boutang, en en faisant une  honte au logis du secret. Ce qui n’est rien d’autre qu’inventer une nouvelle perversion littéraire. On n’en attendait pas moins d’elle – et à ceux qui ne manqueront pas de me reprocher de dire chaque année que le nouveau Nothomb est formidable, je répondrai que cette fois-ci, il faut me croire.

     

    Amélie Nothomb, Barbe Bleue, Albin Michel, août 2012, 180 pages, 16,50 euros.

    amélie nothomb,barbe bleue,albin michel,don elmirio nibal y milcar,critique littéraire


    Lien permanent Catégories : Très chère Amélie Pin it! Imprimer