(Ce texte, paru dans Les Carnets de la philosophie en avril 2008, et déjà publié en septembre de la même année, est une "reprise" revue et augmentée d'un ancien post sur Kierkegaard, commis en février 2007. Ordre de lecture : Le temps des amours, puis Imposteur et postillon.)
Le sens de la vie ? C’est ce à quoi nous tenons. Et ce à quoi nous tenons, c’est ce que nous faisons et refaisons sans cesse. C’est un mouvement perpétuel de notre volonté. Un leitmotive de notre âme. C’est lorsque nous voulons qu’une chose qui nous a plu revienne. Mais sommes-nous capables de l’accueillir ? Sommes-nous dans le même état d’esprit que lorsqu’elle nous avait convenu ? Gare aux souvenirs que l’on s’acharne à revivre. Gare au retour éternel des simulacres. Notre vie a changé mais nous lui imposons le même sens que celui de notre adolescence. Nous croyons avoir trouvé notre chemin alors que nous ne faisons que suivre indéfiniment celui qui nous a égaré – comme les Dupondt dans le désert. Pour l’auteur de ces lignes, une réflexion sur le sens de la vie ne pouvait passer que par la vie réelle, la sienne, autant que par la lecture édifiante de Kafka, Alain-Fournier et Kierkegaard. Et comme le maître danois, notre texte procèdera par sauts et redites, confessions honteuses et souvenirs heureux, associations d’idées et découverte de l’Idée.
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« Chaque matin, je dépouille toute l'impatience de mon âme et son effort infini ; peine perdue : à l'instant suivant, ils sont là de nouveau. Chaque matin je rase la barbe de tous mes ridicules ; peine perdue : le matin suivant la barbe est aussi longue. Je me révoque moi-même comme une banque annule un billet pour en mettre un nouveau en circulation ; l'opération ne réussit pas ! »
Kierkegaard, La reprise.
Le jeune homme attend l'orage. Il attend que quelque chose se passe en lui. Un appel. Un signe. Une métamorphose. N'importe quoi pourvu que ça change. Qu'il se réveille un beau matin différent de ce qu'il était. Pas si différent que ça d’ailleurs mais mieux. Oui, voilà : qu’il soit mieux. Lui en mieux. Lui sans ses démons, ses misères, son éternelle acédie. Lui sans peines et sans efforts. Car que d'efforts il faut pour être ! Il a beau serrer les dents, se perdre en prière ou compter jusqu'à trente-huit (son âge) quatre fois par jour (comme les quatre saisons, les quatre coins d’un carré, les quatre points cardinaux, les quatre mousquetaires), il reste toujours le même - un esthète dépressif et plein de TOC qui passe sa vie à attendre que celle-ci le prenne en main, alors que c’est lui qui devrait le faire. Mais il a beau se lever tôt, l'avenir ne lui appartient jamais. Autant dormir jusqu'à midi ! Ce qu'il fait d'ailleurs, de plus en plus. Au moins ses journées sont plus courtes, donc moins souffreteuses. Comme tout est long, compliqué, et difficile pour lui ! L’on dit que l’on accouche dans la douleur, mais même dans la douleur, l'on n’est jamais sûr d’accoucher. L'on avorte en permanence. Alors, on retourne aux endroits où l’on a cru être heureux. Berlin. Nice. Copenhague. Hélas ! Cela ne marche pas non plus. Les souvenirs sont là mais c’est nous qui n’y sommes plus. La porte de Brandebourg ne s’ouvre plus. La baie des Anges est splendide mais ennuyeuse. La petite sirène a l’air de se foutre de nous. Qu’est-ce qu’on fait là d'abord à vouloir refaire tout comme avant ? Les mêmes gestes, les mêmes promenades, le même café. Ca reste beau et bon mais ça ne revient pas. C’est loin. C’est mort. A moins que cela nous qui le soyons. Zombie.
C’est que la reprise n’est pas plus une remémoration qu’un retour en arrière. La reprise n’a rien à voir avec la nostalgie. La reprise n’est pas un rêve éveillé - c'est-à-dire un rêve qui « marcherait ». A moins que l'on s'enivre pour de bon au café. Alors là, oui, ça marche. Blanches, blondes, brunes, poires et prunes. Toute une vie dans un verre ! Toutes les vies que j’ai cru revivre dans ces états… Le passé qui devient le présent, le présent qui devient l’avenir, l’avenir qui devient le passé, et tout qui recommence, et tout qui recontinue. « Mes » trois années de classes prépa à Nice. « Mon » lycée Massena. « Ma » classe d’hypokhâgne. Emile Gorcca, le charismatique prof d’histoire, sans doute Lion-Gémeaux, qui, avec sa voix de stentor et ses brimades drolatiques, nous faisait autant rire que peur – « la chronologie, Cormary, la chronologie, et non pas l'astrologie ! » ou quand il rendait une copie particulièrement défectueuse – « eh bien, monsieur Corps de Sainte Marie, ce n’était pas particulièrement la grâce, cette Troisième République, pour vous, n’est-ce pas ? » Edmond Laro, le prof de français, ultra doué et ultra sensible, qui semblait plus malheureux que nous quand il nous remettait une mauvaise note – « Cela aurait mérité un quinze, un seize, un dix-sept même, mais vous avez sabré votre plan, mon pauvre Cormary, vous avez tout fait pour que je vous enlève six, huit, dix point. Sciemment, comme ça, pour me contrarier… Mais pourquoi faites-vous ça ? Vous méritez tellement mieux que d’être simplement vous » Et Meuboul, l'affreux Meuboul, le prof de géo qui faillit ne pas me faire cuber. En classe, il feignait de m’encourager, alors que pendant les conseils de classe, on me l’a dit, il faisait tout pour m’enfoncer – sale jésuite, pire que moi ! Arno Levani, enfin, MON prof de philo, que j'eus trois ans durant, en tronc commun et en option, et dont je me demande encore s'il m'a structuralisé, déterritorialisé, ou rendu dingue : "Cormary, là, bon, je dois avouer, c'est 18, mais bon, je préfère vous mettre 2, vous comprenez pourquoi, disons 3, allez ? 17, vous êtes sûr ? Un peu gourmand, mon ami, non, 4, c'est mieux, mais un 4 qui veut dire 19, Cormary, vous et moi le saurons." Il y avait aussi madame Daubigné, la spécialiste de Rachilde et de Gide, et qui avait fait de moi une sorte de chouchou – « tout à fait, Pierre-Antoine, contrairement à vos camarades, vous avez bien vu que dans ce passage des Faux-monnayeurs, le pervers n'est pas du tout celui qu'on croit.... » Elle était belle, grande, ample, rousse, et avait tout de la rassurante bourgeoise qui prend sous son aile les élèves de sa caste et exaspère les autres. Evidemment, je l'adorais
Même les professeurs des autres prépas, je m’en souviens. David Quacker, le professeur d’anglais, magnétique et pervers, l’homme le plus craint, donc le plus fascinant, du lycée, sorte de Séverus Rogue dont toutes les filles (et certains garçons) tombaient amoureux. Hélène Fillol, la sublime prof de biologie des Véto, pour qui tout le monde se serait fait basset, siamois ou boa constrictor. Et Sampiero, bien sûr, le secrétaire de l’école, irascible avec les lycéens, bonhomme avec les khâgneux, et mascotte du lieu.
Certains sont morts, la plupart sont partis en retraite, mais il en reste quelques uns qui continuent de dispenser leurs cours, toujours dans les mêmes salles, toujours avec les mêmes gestes. Surtout, il y a des condisciples qui sont aujourd’hui les collègues de nos anciens professeurs. Entre leur dernier exposé et leur premier cours, ils n’ont pas vu leur vie changer. Comme je les envie ! Moi aussi, j’aurais voulu rester toute ma vie à Masséna, jouer indéfiniment au jeu des perles de verre comme Tégularius à Castalie dans le roman de Hermann Hesse. Avec le cher Emmanuel Harter, mon grand camarade de ces années-là, mais qui, hélas, ne dépassa pas la première année d’hypokhâgne (Meuboul avait réussi à le faire virer, lui !) Comme moi, il venait du lycée Saint-Exupéry de Saint-Raphaël, mais là-bas, nous nous snobions cordialement. Son look à la Robert Smith avec sa mèche pendante sur le visage, ses airs de poète-musicien-qui-confie-tout-à-sa-gratte me le rendaient fort antipathique. Ce n’est qu’à Nice que je découvris qu’il était un garçon intelligent et sensible, fin lecteur de La Fontaine comme de Lou Reed. Après son échec en Hypokhâgne, il quitta Nice pour devenir chanteur et y revint en tant que professeur des écoles. Entre temps, j’avais passé ma maîtrise de philosophie sous l’égide de Clément Rosset et j’étais monté à Paris poursuivre des études que je n’ai jamais rattrapées. Depuis, nous ne nous sommes vus qu’une seule fois, avec sa copine (la même qu’à Masséna), dans leur agréable studio tout blanc du vieux Nice. Avec plaisir, mais sans renouvellement amical. Aucun de nous n' avait réellement changé mais nous n'avions plus grand-chose à nous dire. Ce n’est qu’à Masséna que notre duo avait un sens. Ces amitiés que je laisse mourir quand mes amis n’habitent plus près de chez moi, aussi. Didier qui me disait un jour que lui ferait « des kilomètres pour un copain », et que je pris plaisir à consterner en lui répondant, un peu ridicule, que pour moi, « comme pour Proust », l’amitié n’était qu’une perte de temps. Juste retour des choses - c'est moi qui, pendant toutes ces années, fut pour l'amour une perte de temps. Pour autant, on ne peut dire que je ne fus pas obsédé par le beau sexe. Mais une timidité maladive, mêlée à des désirs inavouables, et l'absence totale de flirt jusqu’à trente ans, firent croire à mon entourage que je pouvais être homosexuel. Quelle ironie !
Toutes ces filles dont je me suis fait l’ami parce que j’étais amoureux d’elles. Karine Führ, la brune hitchcockienne qui sentait toujours bon et avait une sifflante merveilleuse dans la voix. Un mercredi sur deux, nous passions trois heures au téléphone à tenter, entre fous rires et digressions infinies sur nos camarades, de faire notre version d’anglais – à deux, nous n’avons jamais dépassé cinq, je crois. Suzanne Ficci, la grande blonde brutale et magnifique, qui faisait un peu épouse de Viking, et qui avait tout l’air d’avoir les mêmes goûts honteux que moi. Un jour, elle apporta en classe un album de Eric Stanton, et pendant la pause du cours de français, elle l’ouvrit sur son pupitre avec une certaine ostentation. Comme j’étais, ce matin-là, assis à côté d'elle, je pus tout voir, photos, dessins, couleurs, hommes en sang, femmes en transe, fouets brandis, chevelures de feu, talons aiguille dans le cul. Elle vit que je vis tout, je vis son regard ravi, presque reconnaissant… mais au lieu de lui rendre le mien, au lieu de rougir dans ses yeux, au lieu de lui dire un mot qui aurait pu changer notre vie, je me détournai du sien et me mis à fixer un coin de la classe. Elle soupira, ferma le livre, le rangea, et je sentis, sans le voir, le sourire de mépris qu’elle m’envoya dans la nuque. Une minute après, Laro avait repris son cours sur les Salons de Diderot, elle reprenait ses notes, et je sentis poindre en moi un remords rageur et rongeur qui en vérité ne m’a jamais lâché. De même, il n’y a pas un jour où je ne me souvienne du front, des yeux et du nez de Marie Fontanez (que de F !), la première et avant-dernière grande passion platonique de ma vie (la dernière, je vous en parlerai une autre fois !) Elle aussi avait fait ses « années lycée » à Saint-Exupéry, et nous avions même fait une Seconde ensemble. Mais, comme avec Emmanuel, je ne lui adressai pas la parole une seule fois en ce temps-là. Heureusement d’ailleurs, car sans le masque de lettré trouble et brillant à la Thomas Mann que j’allais me trouver quelques années plus tard, elle m’aurait jugé, avec raison, disgracieux et désagréable (la timidité ne rend pas aimable) Il faudra un jour écrire le Golgotha des timides. Chère Marie-Carmen, il n'y a pas un jour où je ne pense à toi et aux vies surhumaines que nous aurions pu vivre. Ton visage à la fois plein et diaphane, quelque chose de Taureau dans la poitrine et de Scorpion dans le regard - mais un bassin de Bélier à coup sûr ! Ta présence (espagnole) que je humais dix lieues à la ronde, ta voix de harpe, ton intelligence merveilleuse et moqueuse des êtres et de la vie, si tu savais toutes les heures que j’ai passées à te parler dans le vide de mon studio niçois… et parfois encore à Paris. A vrai dire, tu étais bien trop belle et bien trop « adulte » pour moi, et tu n’aurais su que faire de ma trop sensible personne. Sais-tu pourtant que j'ai encore dans mes cartons une devoir de géographie qui t’appartient ? Et corrigé par Meuboul ! (Décidément, il ne nous lâche plus, celui-ci !) Comme nous avions fini par devenir amis, et les meilleurs du monde, tu avais eu la gentillesse de me prêter ta copie (toujours excellente, ma chère Hermione !) afin que je m’en inspire pour la mienne. Je ne sais d'ailleurs si je me suis jamais acquitté de ce concours blanc, mais ce qui est sûr, c'est que je n'ai jamais eu l'occasion de te rendre cette copie - dont l'encre et le papier ont encore ton odeur. Enfin, je dois me l'imaginer. Pense ce que signifie pour moi avoir quelque chose de toi, quelque chose de tamain... Comme je t’ai aimé, Marie, et comme j’ai aimé t’aimer ! D’ailleurs, je t’aime encore puisque je ne t’ai jamais possédée.
Il n’empêche. Nous fûmes très proches à cette époque. En tant qu’anciens de « Saint-Ex », c’est tout naturellement qu’Emmanuel, toi et moi, nous nous retrouvâmes à Masséna, et pour constituer bientôt, à ma grande joie, le trio de choc de la classe. Le punk, l’andalouse et le Mort à Venise plein de secrets – tous les trois apparemment plus mûrs en expérience, en existence et en littérature, et dont les autres rechercheraient bientôt la flatteuse compagnie. Les modes littéraires que l’on lançait dans la classe. Je me rappelle qu’un mois tout le monde s’était mis à lire Thomas Mann, Gombrowicz et Georges Bataille, à notre exemple ! Ce qui plaisait aussi, c’était qu’on paraissait plus fort par rapport à la « pression » qu’exerce une classe prépa. Pour la plupart, c’était une galère quotidienne, alors que pour nous, c’était un paradis – même si nous n’avions pas les meilleurs résultats, loin de là. Mais disons que nous avions réussi à mettre de l’amusement dans des situations censées déstabiliser l’élève (les fameuses « colles » par exemple) et à rire franchement des « brimades » de Gorcca, qui, parfois, en faisaient pleurer certaines - quel salaud impayable tout de même ! « De quoi vous plaignez-vous Georgette ? Vous avez eu deux sur vingt, bon, évidemment, vous avez toutes les raisons de vomir, mais dites-vous qu’au moins, vous avez doublé votre note depuis la dernière fois. » Non, Marie, Emmanuel et moi, c’était le plaisir immense, aristocratique, béni des dieux, de la complicité.
Bien entendu, ceux qui nous ont connus à cette époque ne seront pas forcément d’accord s’ils me lisent, et diront que j’enjolive à notre avantage, sinon au mien, un groupe comme il y en avait beaucoup dans la classe et qui n’influa en rien sur celle-ci. Quant à « nous admirer », c’est sans doute moi qui me mire avec indécence en essayant de récréer des souvenirs glorieux. On me fera même remarquer qu’il n’est pas sûr du tout que Marie et Emmanuel aient vécu cette époque sous un mode aussi romanesque que le mien - et qu’en outre, Marie, comme Suzanne et Karine, trouveraient indécent, sinon salissant, que j’ai pu oser, même de loin, les « aimer ». D’ailleurs, l’amour… Ce n’est finalement ni avec Emmanuel ni avec moi que Marie sortit, mais bien, la seconde année, avec l’un des « cubes », Alexis Bachovski, le Jude Law de la classe, Stavroguine élégant et racé contre lequel personne n’aurait pu lutter. Il est sûr que c’est lui et non moi qui a compté pour elle à cette époque – mais il n’est pas certain qu’elle ait compté pour lui comme elle a compté pour moi. Quoiqu’il en soit, le souvenir n’est jamais une reprise et celui que j’étais en train de forger serait bel et bien une méprise fantasmatique… et diffamatoire, car quelle mouche m’a piqué d’évoquer mes pseudo « copaindavant » ? En suis-je encore à espérer, dix-huit ans plus tard, les faveurs d’anciennes condisciples idéalisées ? Décidément, même en m’engageant sur Kierkegaard, je ne sais parler que de ma bite en jachère et de mon gros cul frustré.
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Au moins comprendra-t-on que la reprise, la vraie, n’a rien à voir avec ces répétitions de piteux Peter Pan. La reprise ne relève en effet pas plus d'un pays imaginaire dont on est le héros que d’un retour au bercail où l’on se plaît à croire que les gens qui nous ont connu nous ont adoré ! Ce n’est pas parce que l’on reprend le petit chemin des bois qui mène au château d’Yvonne de Galais que l’on revivra le bonheur de cette nuit magique pendant laquelle l’on a rencontré celle qui a cristallisé notre existence. Cela, c’est le drame du Grand Meaulnes, le grand spécialiste des reprises ratées, le rêveur qui croit dur comme fer que refaire les mêmes pas, revoir les mêmes gens, respirer le même air, suffisent à ressusciter le passé. Pauvre frère d’impuissance ! Pas plus qu’une madeleine, une reprise ne se suscite « techniquement ». L'orage n'arrive pas dans ces conditions, et même quand il arrive, ce n’est jamais celui-là - et l’on se retrouve gros-jean comme devant. Au lieu de s’acharner à revivre ce qu’il a déjà vécu, Augustin aurait dû tenter de vivre sa nouvelle vie. Aimer maritalement Yvonne plutôt qu’aimer son souvenir. Vivre tout de bon avec elle au lieu d’aller à la recherche désespérée de son imbécile de beau-frère. Mais non, il a voulu à tous prix retrouver son passé enchanté et n'a réussi qu'à en détruire l’enchantement.
La vérité est que la reprise de l’homme se fait par la femme. La femme sauve l’homme de lui-même et l’homme sauve la femme d’elle-même. Que serait-ce d’ailleurs qu’une femme qui ne reprendrait pas l’homme dans l’amour? « Une hommasse », bien entendu. La féminité est sacrifice ou n’est pas, écrit Kierkegaard contre toutes les suffragettes de son époque. Dieu a voulu que chacun des deux sexes se reprenne dans l’autre. Sinon, c’est l’altérité impossible, le moi haïssable, l’onanisme du désespoir, l’instant comme seul temps.
L’instant - le temps du célibataire par excellence. Comme le dit cet autre K. avec une terrifiante lucidité introspective, « le célibataire n’a que l’instant ». Le célibataire vit en dehors de sa famille, de son clan, du monde. Il est comme un trapéziste au-dessous du vide, seul sur sa barre, et risquant de tomber à tout instant – sans filet, sans vagin, sans rien. Encore ne l’admire-t-on pas comme on admire un trapéziste. Au contraire, on a beau s’en défendre, on le méprise un peu, ce type qui ne baise jamais, donc qui est imbaisable. Même avec les putes, il reste sur le tapis. Il a mauvaise mine, un air déplaisant, un regard qui fuit comme tous les gens qui se masturbent trop. Nos grands-parents avaient raison : la masturbation rend sourd et aveugle… à l’autre ! Tant mieux si le jeune homme solitaire en crève ! Il n’avait qu’à se reprendre.
-Et pourtant, il l’a aimé.
-Oui, mais il ne l’a pas épousée.
-Il ne se sentait pas assez mûr.
-Il aurait dû. Le mariage, c’est la reprise de l’amour.
Sexe, seins, yeux (âme). Femme, enfants, Dieu. Esthétique, éthique, religieux. Chacun de nous se doit de sauter de stade et de stade. Au minimum le premier. Car ce misérable esthète qui ne décolle pas de l'éros (avec ses variantes, le vin et la musique) et sombre dans la dépression (qui n’est rien d’autre que la forme psychologique de la damnation) rate sa vie et ratera sa mort. Suit l’homme de l’éthique qui s’arrête au mariage, aux enfants, et aux visites chez les beaux parents. C’est le plouc, le beauf à qui l’espèce suffit, mais qui, au moins, a rempli ses devoirs d’homme. Enfin, apparaît l’homme religieux, le seul qui dépasse les attachements humains, filiaux, et s’ouvre à l’amour de Dieu. Pour Kierkegaard, c’est l’homme accompli - l’homme repris par le Christ.
Encore que… L’on peut s’arrêter à l’enfant – quoi de plus religieux que l’enfant ?
Dans Le Grand Meaulnes, Augustin a bien eu une fille avec Yvonne – mais dans un premier temps, il l’abandonne, comme sa mère, à son ami François. Et quand il revient, c’est pour l’emporter avec lui, sans tenir compte des liens qui se sont noués entre l’enfant et son père de substitution. En fait, Meaulnes ne reprend sa fille que pour répéter ses aventures avec elle – au risque d’en faire une Ligéia, pauvre enfant ! Dans La reprise, Constantin ne fait pas mieux. En s'abîmant dans la répétition des choses passées, il rate la reprise – c’est-à-dire le renouvellement de son existence. Dès lors, il doit se faire sournois s’il veut survivre dans son entourage. Parents et amis l'enterreront bien un jour, mais pour l’instant, il doit leur complaire. Ne pas mourir, mais faire comme s'il était mort. Qu’attend-on d’un fils ? Qu’il réussisse socialement et sexuellement sa vie. Qu’il ramène des bonnes notes du lycée autant que des petites amies. S’il est vraiment trop nul en classe, on lui donnera des cours particuliers. S’il n’a pas l’air non plus de briller dans l’altérité, on… on sera bien embêté. Surtout aujourd'hui, où les bordels ne sont plus subventionnés par les familles, où les voisines ne dépucellent plus les jeunes gens à la discrétion des parents, et où le mariage, surtout, n’est plus de saison - sauf pour les homosexuels. Quand même, on le regarde d’un drôle d’œil, ce jeune homme qui n’est plus si jeune mais qui semble inapte au mariage, étranger à l’amour, toujours seul. Il ne peut devenir un Epoux ? Il deviendra célibataire – statut qui a l’air d’en être un, mais qui, profondément, est la condition de toutes les misères. Le célibataire, en effet, c’est celui qui va avoir le monde contre lui, et même lui contre lui. Le célibataire, c’est celui qui se dévore lui-même. Kafka a tout dit là-dessus :
« Pour celui-ci, il est déjà bien content s’il parvient à maintenir sa personne physique, d’ailleurs pitoyable, à défendre les quelques repas qu’il prend, à éviter l’influence des autres, bref, s’il conserve tout ce qu’il est possible de conserver dans ce monde dissolvant. Mais ce qu’il perd, il essaie de le regagner par force, fût-ce transformé, fût-ce amoindri, ne fût-ce même son ancien bien qu’en apparence (et c’est le cas la plupart du temps). Sa nature relève donc du suicide, il n’a de dents que pour sa propre chair, et de chair que pour ses propres dents. Car sans un centre, une profession, un amour, une famille, des rentes, c’est-à-dire sans se maintenir en gros face au monde – à titre d’essai seulement bien sûr,- sans décontenancer en quelque sorte le monde grâce à un grand complexe de possessions, il est impossible de se protéger contre les pertes momentanément destructrices. Ce célibataire avec ses vêtements minces, son art des prières, ses jambes endurantes, son logement dont il a peur, et avec tout ce qui fait d’autre son existence morcelée, appelée à ressortir cette fois encore après longtemps, ce célibataire tient tout cela rassemblé dans ses deux bras, et s’il attrape au petit bonheur quelque infime bibelot, ce ne peut être qu’en en perdant deux qui lui appartiennent. » (…)
La solution, c’est Job.
Tout cela ne choquera que le législateur féministe, « hégélien » s'il en est, c’est-à-dire celui ou celle qui n'a des rapports homme-femme qu’une vision sociale, historique, morale, égalitariste, c’est-à-dire qui ne considère ces rapports que comme purement extérieurs. Or, ceux-ci sont précisément intérieurs et relèvent d'une réalité singulière, asymétrique et amorale par excellence. La relation homme-femme dépasse en effet largement le cadre féministe ou antiféministe dans lequel notre hégélien veut l’enfermer. En fait, celui-ci a le tort de prendre souvent trop au sérieux les discours des uns et des autres et de confondre ce qui est légal avec ce qui est réel. Piégé lui-même par la catégorie de l’intéressant, il ne comprend pas que l’intéressant n’est pas tout dans ce monde. Notre féministe manque en ce sens de féminité, car la féminité, c’est précisément la suspension de l’intéressant, soit du discours masculin. Comme le dit si bien Kierkegaard lui-même : « Si un homme s’est égaré du côté de l’intéressant, qui pourra le sauver, sinon précisément une jeune fille ? Mais ne pêche-t-elle pas, elle aussi, en le poussant de ce côté-là ? (…) Une jeune fille devrait précisément être assez prudente pour ne jamais jouer avec l’intéressant. La jeune fille qui le fait perd toujours, du point de vue de l’idée : car l’intéressant ne se laisse jamais re-prendre. Mais celle qui ne le fait pas, celle-là gagne toujours », et un peu plus loin : « Une jeune fille qui veut l’intéressant devient le piège, où elle se prend elle-même. Une jeune fille qui ne veut pas l’intéressant, croit, elle à la reprise. » Sauver l’homme de lui-même, pour la femme, c’est d’abord ne pas prendre au sérieux les élucubrations de la dialectique masculine. Pour ce faire, elle comprendra vite qu'il faut lui laisser, non le pouvoir, grands dieux, mais la croyance au pouvoir. Il suffit de voir comment fonctionnent les familles pour se rendre compte quela « loi du père », le « pouvoir patriarcal », sont des fadaises auxquelles n’ont jamais cru que les niais et les féministes. Certes, c’est le roi qui légifère sur la peine de mort mais c’est la reine qui fait couper les têtes – comme dans Alice au Pays des Merveilles. Royauté officielle des pères, fascisme officieux des mères.
Franz Kafka, Journal, Le livre de Poche, Biblio., p 10 et suivantes.