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LA REPRISE

  • Le "sentir fondamental" (Reprise VI)

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    Encore Bespaloff... Cheminements et carrefours...Chestov devant Nietzsche... Histoire de passer cet après-midi médicamenteuse... Le mal de gorge persistant et agaçant... Un peu abruti par le sirop et Facebook... Les bienfaits de l'été sont bien passés et c'est pourquoi j'attends beaucoup de mon séjour breton la semaine prochaine... Pendant six jours, ne vivre plus que d'embruns, d'huîtres et de Muscadet. Et tenter de me réconcilier avec Chateaubriand que je n'ai jamais pu saquer... L'orgueil pas drôle, c'est pas drôle... La vanité tristounette, pire que tout... Il ne faut jamais se tromper quand on mélange ses affects... C'est se tromper de sentir fondamental... On va y venir... Quelques détours...


    I - "L'être au supplice" -

    Kierkegaard et Nietzsche s'opposaient à Hegel, le premier au nom de l'existence, le second au nom de la vie. Contre le thomisme, soit la théologie arrangée, réconciliée et réconciliatrice, apaisée et apaisante, Chestov pose le cri.

    "Lorsque nous sommes affrontés à l'intolérable, traqués jusqu'à la mort au-delà des forces humaines, le cri primitif de faiblesse et de peur qui nous échappe malgré nous a-t-il un rapport quelconque avec le vrai ?"

    C'est que le savoir absolu a fait long feu. Le savoir absolu ne nous a jamais consolé. "Au plus profond de nous-mêmes, l'être-voué-aux-supplices, le condamné attaché au poteau, qu'à chaque instant nous sommes ou pouvons devenir, reconnaît profondément pour sienne cette exigence de non-savoir." On ne dialectise pas avec la Croix. "Cela n'est pas, cela ne se peut pas, répète le condamné acculé au miracle."

    Dans La guerre est déclarée, le film de Valérie Donzelli, qui racontait la guerre médicale menée par des parents contre la maladie de leur petit garçon condamné, on y voyait la mère interprétée par Donzelli elle-même (et d'ailleurs racontant sa propre histoire de famille) dire un soir à son mari : "bon, on ne ne croit pas en Dieu, mais là on est obligé d'y croire, il faut prier".

    Le "sentir fondamental" serait quelque chose comme ça...

    "Je perds pied, je suffoque, une lame m'abat, je m'enfonce. De la rive, Chestov m'ordonne : "marche sur les eaux, tu le peux.""

    Oui, encore que... Chestov, lui, reste quand même sur la rive. Et de fait rejoint les philosophes qu'il escomptais dépasser. Mais peu importe, il faut oublier le locuteur. Le locuteur n'est là que pour me rappeler que quelqu'un a vraiment marché sur les eaux - et que je pourrais faire peut-être comme lui, en une imitation fondamentale.

    Alors qu'imiter Kant et Hegel... 

    En vérité, si la connaissance est là pour abolir la croyance et dissoudre l'illusion, l'illusion et la croyance sont là pour entraver la connaissance. Heureusement que nous pouvons croire aussi bien que savoir - ce qui nous permet d'aimer. Heureusement que nous avons des illusions aussi bien que des certitudes - ce qui nous permet de vivre. Car s'il n'y a que du savoir, il n'y a que du déterminisme. La religion du savoir absolu serait alors une forme de prédestination, et la prédestination est quand même la pire forme de croyance qui soit. Un jour, il faudra que je demande à Jean-Yves Pranchère qu'est-ce qui a pu séduire chez Calvin. Son écriture géniale ? Ah bon. Mais encore?

    Au savoir mortifère, on opposera la croyance amoureuse et l'illusion vitale. Par exemple que l'amour est possible même pour un type comme moi, ou que je puisse un jour bander par des voies plus orthodoxes que celles qui me brûlent depuis l'époque sadique anale, ou qu'enfin, quoique dans une autre vie, notre bébé ne soit pas forcément un Richard III.

    Cette croyance en l'amour absolu fut si forte chez certains croyants qu'elle leur a fait dire des choses qui dépassaient l'orthodoxie. Ainsi, quand Maître Eckhart finit par scinder Dieu entre Lui-même et la "déité", ou mieux quand Dostoïevski parle de rester avec le Christ plutôt qu'avec la Vérité si le Christ n'est pas la Vérité.

    Mais le Christ est la Vérité, est Dostoïevski dit là quelque chose de bien hérétique. Et pourtant, on comprend ce qu'il veut dire car on est en plain dans ce "sentir fondamental" (dont d'ailleurs on ne donnera ici aucune définition mais que des exemples. Car le "sentir fondamental" ne se prouve pas mais s'éprouve.)

    On aime tant Dieu en soi qu'on le scinde hors de ses catégories afin de retrouver son essence première, sa divinité primitive, sa déité fondamentale. Comme on aime une femme ou un homme jusqu'à arriver à la petite mort. La vérité vraie de vraie n'est pas la vérité objective mais la vérité subjective. Et mieux : la vérité du désir. La vérité de notre désir. Toute félicité qui ne concernerait pas notre désir nous resterait étrangère. Le sentir fondamental est un désir fondamental. "Tout ce que nous sommes, souffrance, vide, néant compris - que nous le sachions ou non - travaille à notre foi."

    Même la peur participe à notre foi. "La peur propre à toute foi", selon Kafka à Milena. La peur, "sentir fondamental" princeps. Et c'est pourquoi il ne faut pas avoir peur de sa peur. Il faut accepter sa peur.

    Il faut donc écouter. "Les mystères de l'être sont soufflés silencieusement à l'oreille de celui qui sait, quand il le faut, devenir tout ouïe", écrivait Chestov dans Le pouvoir des clefs. Sauf que là encore, toutes les ouïes ne sont pas identiques. Même entre synesthésiques, on n'entend jamais pareil. La vérité de Chestov ou de Nietzsche n'est jamais que la leur. Quelles que soit nos inclinaisons, nos attentions ou nos érections les uns envers les autres, nous somme toujours des monades sans porte ni fenêtre, incapables de communiquer vraiment. Et c'est un fait que ce qui est tangible pour l'un sera abstrait pour l'autre, que ce qui est incarné pour moi sera désincarné pour toi, que ce te semble une vérité m'apparaît comme un jugement, bref que nous sommes tous daltoniens devant les êtres et les choses et condamnés, notre seul vrai point commun, à ce daltonisme.

    La seule chose que nous avons en commun, c'est l'écart dans le sens commun (la chose finalement la moins bien partagée du monde). Cet écart, c'est chacun de nous. Nous sommes cet écart comme nous sommes notre corps. Sollers avait mille fois raison : nous n'avons pas un corps, nous sommes un corps.


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    Et cet incarnation ne relève pas du tout d'un impératif éthique comme le croit Chestov encore bien coincé mais bien d'un désir plus ancien que toutes les catégories et qui est le désir d'exister, de se dépenser, de jouir, de faire jouir, mais aussi de s'imposer, de se livrer, d'être livré, de se confondre avec la matière dont on est tiré, en un mot, de se prostituer. "La sainte prostitution de l'âme, chère à Baudelaire, qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe." La prostitution qui n'est rien d'autre qu'entrée charnelle dans le monde, participation à celui-ci, création de vérité, mais le tout dans la nécessité vitale. Avant de vivre, il faut survivre, et survivre signifie prendre la meilleure apparence. Faire dans le faux mais dans le faux puissant, séducteur, par lequel on pourra continuer à vivre. Parce que la vérité, c'est la guillotine.

    "La vérité, dit Nietzsche, est une sorte d'erreur faute de laquelle une certaine espèce d'êtres vivants ne pourrait vivre."

    Et que l'on me pardonne, mais moi, j'aurais dit :

    "La vérité L'erreur, dit Nietzsche, est une sorte d'erreur de vérité faute de laquelle une certaine espèce d'êtres vivants ne pourrait vivre."

    ... Ne pourrait vivre. Je le prends pour moi. Ce qui m'a fait survivre, c'est l'illusion vitale en même temps que l'exigence du vrai. D'un côté les puissances du faux (l'art, l'alcool, la pornographie), de l'autre la force du vrai (le travail, la nage, la femme aimée même de loin.)

    C'est quoi être nietzschéen ? C'est vouloir la vie hors de la vérité tout en voulant en même temps la vérité de la vie. Encore une distinction impossible à la Dostoïevski et pourtant nécessaire si l'on ne veut pas exploser sur place.

    "Si les catégories ne peuvent aucunement nous fournir un critère de la réalité, elles ont leur raison d'être comme moyen de se tromper intelligemment au sujet du réel. (...) Cette falsification du devenir dans le sens du permanent se trouve légitimée par la réussite vitale qu'elle comporte."

    Comment puis-je accéder au vrai sans perdre la vie ? Ce sera l'affaire de mon sentir fondamental. Ce qui en moi désire et saisit le monde. Ma puissance du faux au service du vrai et de ma survie. MON DOUBLET. Ce qui fait que j'ai le beurre, l'argent du beurre et le cul de la crémière. Désolé d'être grossier, je le suis depuis huit ans.

    Mais le désespoir aussi n'est-il pas un sentir fondamental ? Certes, mais à condition d'en sortir. Le problème du désespoir est qu'il est aveuglant à force de tautologie et d'abolition de tout ce qui n'est pas lui. Plus d'écart possible avec soi-même = la mort de soi-même. Exactement comme l'étoile dans la nuit. Pour pouvoir la voir il faut regarder à côté. Le désespéré ne peut plus regarder à côté.

    Tant que je peux regarder à côté, tant que je peux m'écarter de mon propre être, tant que je peux marcher en biais, tant que je peux faire des courbes, eh bien je survis et je me rapproche de la vérité. Mon salut est dans mon Cancer.

    - Mais tout cela, c'est de la croyance ?

    - Et même mieux, de la croyance dans la croyance.

    - Mais je ne comprends pas. Il faut la détruire ou la garder ?

    - Les deux.

    - Je ne comprends pas.

    - Vous n'êtes pas assez stratège.

    - C'est-à-dire ?

    - C'est-à-dire qu'il faut toujours avancer vers la lumière tout en apprenant à marcher dans les ténèbres.

    - C'est la duplicité que vous prônez !

    - Sans doute, mais parce que je ne suis pas aussi fort que vous. Et que je n'ai pas envie de me casser la gueule dans la premier trou.

    - Lâche !

    - En fait, je suis à la fois plus faible et plus fort. Mon côté dionysiaque. Arracher l'homme aux apparences  et glorifier le monde des apparences. Tout dépend avec qui on parle et dans quelle situation on est.

    - Eh bien moi, je préfère prendre les choses telles qu'elles sont !

    - Voilà, moi, je les reprends afin de m'y insérer, de les intégrer, et de les tirer à moi. De leur donner un nouveau sens. Un nouveau point de croix.

    - Votre philosophie, c'est de la couture, quoi ?

    - Oui, de la reprise.

     

     II - "Dieu peut..."

    Y compris d'aller contre les lois qu'il a édictées ou faire que le reniement de Pierre n'ait pas eu lieu. Ce pouvoir, absurde pour nous, nous garantit de la prédestination. Car dans la prédestination, Dieu ne peut pas. Ou plutôt n'a pu qu'une fois. Dans la prédestination, Dieu s'est bloqué et nous a bloqués avec lui.

    Alors que la véritable volonté, celle de Dieu comme la nôtre, signifie "improviser le possible". La vérité se crée, le réel s'improvise, et le "sentir fondamental" nous guide comme le fil d'Ariane.

    Parce qu'au bout du compte, ce n'est pas la vérité que nous cherchons dans le labyrinthe avec notre fil à la con, mais bien notre Ariane.

     

    III - "Au terme de cette étude, je m'aperçois qu'à mon tour j'ai éludé l'alternative posée par Chestov. Je n'ai pu ni adopter sa position ni la rejeter absolument. . C'est peut-être que l'existence concrète ne comporte pas pour moi la possibilité d'un tel choix. Dans l'adhésion profonde qu'obtient de nous l'énigmatique banalité, il n'y a ni place pour le oui sans réserve de Nietzsche, ni pour le non sans nuances de Chestov. Il n'est pas si difficile d'avoir raison contre Chestov ; mais impossible d'avoir raison de Chestov."



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    Addendum qui n'a rien à voir, mais tant pis - Ayant une rétine (et sans doute un surmoi) beaucoup moins développés que ceux de mon ami Guillaume O., j'ai évidemment beaucoup plus aimé ce film sublime que lui, le trouvant même exceptionnel, notamment grâce à ses scènes de cul, les plus belles et les plus légitimes qu'on ait vues depuis longtemps. Si je peux comprendre que ce film ne filtre pas le regard du spectateur comme c'était le cas avec les précédents, ce qui créait sans doute un conflit des regards face à une image interrogée jusqu'au supplice, n'étant pas puritain, et Kechiche à mon avis non plus (la preuve, ce film), je ne vois pas en revanche où est le problème. Il n'y a pas la distanciation habituelle - et alors ? La distanciation n'est pas le but ultime du cinéma, que je sache. Adèle ne se veut que la chronique naturaliste d'un amour passionnel, la découverte, pas si problématique que ça, de son identité sexuelle, la rencontre, pas si lutte des classes que ça, de deux mondes - les deux étant constitués de gens très sympathiques, presque trop, et avec tout de même l'idée que la culture apaise, concilie et conduit au septième ciel, telle cette scène où la caméra filme une toile de maître avec Mozart en musique d'accompagnement (mon Dieu, Guillaume, et tu as supporté ça ? ;) ) et cela juste avant, me semble-t-il, la première grande scène sexuelle. Il semblerait d'ailleurs que toutes les scènes socialement conflictuelles (hors celle, d'ailleurs un peu facile car caressant de manière trop commode le poil de l'indignation du spectateur, de la copine hystérique qui découvrant qu'Adèle est allée dans une boite gay se met à l'insulter comme une furie de Civitas) aient été supprimées - comme si Kechiche ne voulait s'intéresser qu' à son double portrait de femmes, et montrer pour le coup que sur le plan de l'amour et de la perte, du désir et de l'abandon, les homo sont des hétéros comme les autres, et que le drame vient toujours de l'intérieur, non de l'extérieur. Avec son Allegro barbaro de la première partie et son lento adagio de la seconde, Adèle fait penser à EWS de Kubrick (lui-même cité dans le film) dans sa manière de faire monter les mystères orgasmiques jusqu'au point de non-retour avant de les faire retomber dans la vie banale. Ainsi Adèle passe de l'état d'ado romantique ultra-physique à celui de l'instit courage visiblement abstinente tandis qu'Emma, la fille aux cheveux bleus qui faisait peur aux autres redevient la blonde qui tente de se faire vendre (du moins ses tableaux.) Quand la vie reprend le dessus, tout est foutu et la nuit ne nous appartient plus.

    A part ça, les deux actrices sont sublimes, même si l'on a quand même envie de dire que la première, celle dont le prénom coïncide justement avec celui de l'héroïne, est plus sublime que la seconde et qu'il est difficile de ne pas en tomber amoureux et de désirer, comme l'avouait Olivier N., la suivre encore et encore. De ce point de vue, le film pourrait durer six ou huit heures... La version DVD aura, paraît-il, quarante minutes de plus.

    Bref, on comprendra que j'ai passionnément aimé ce film, le meilleur de l'année, d'autant plus passionnément qu'après le ratage du Dumont et l'échec du Desplechin, je ne savais plus à quel saint du cinéma français me vouer. Kechiche, "sentir fondamental" du cinéma français.

    Mais il faut lire l'intraitable Orignac - http://www.chronicart.com/Accueil/Bienvenue/Categorie/cinema-1.sls#!Article/Entree/Categorie/cinema/Id/la_vie_d’adele-12662.sls

    Ainsi que le de plus en plus humain Transhumain - http://findepartie.hautetfort.com/archive/2013/10/30/la-vie-d-adele-d-abdellatif-kechiche-5209384.html

     

     

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