Et c'est là ce que dans une certaine mesure, M. Shaw a toujours fait. Quand nous voyons réellement les hommes tels qu'ils sont, nous ne les critiquons pas, nous les adorons et très justement. Car un monstre aux yeux mystérieux, aux doigts miraculeux, avec des rêves étranges dans le crâne, une tendresse singulière dans le coeur pour cet endroit ou cet enfant, est une chose extraordinaire ou déconcertante. C'est uniquement l'habitude arbitraire et pédante de la comparaison qui nous permet de nous sentir à l'aise en face de lui. Un sentiment de supériorité nous rend impassibles et pratiques ; les simples faits nous feraient ployer les genoux sous l'effet d'une terreur sacrée. C'est un fait que chaque instant de vie consciente est un prodige inimaginable, c'est un fait que chaque visage que nous croisons dans la rue a l'imprévu incroyable d'un conte de fées. Mais ce qui empêche l'homme de s'en rendre compte, ce n'est ni sa clairvoyance ni son expérience, c'est simplement l'habitude d'établir des comparaisons pédantes et précieuses entre une chose et une autre. M. Shaw, qui est peut-être, au point de vue pratique, l'être le plus humain qui soit, est inhumain sous ce rapport. Il a même été infecté en quelque mesure de la faiblesse intellectuelle de son nouveau maître Nietzsche, de l'étrange notion que plus un homme est grand et fort, plus il méprise le reste du monde. Plus un homme est grand et fort, plus il sera porté à se prosterner devant une pervenche. Il ne suffit pas que M. Shaw contemple la tête haute et le visage dédaigneux l'immense panorama des empires et des civilisations pour nous convaincre qu'il voit des choses comme elles sont. Il m'en convaincrait plus sûrement si je le voyais contempler ses pieds dans une religieuse extase. Je me l'imagine se disant à lui-même : "Quels sont ces deux êtres beaux et industrieux que je vois partout me servir sans que je sache pourquoi ? Quelle marraine-fée à ma naissance les fit venir du pays des Elfes ? Quelle divinité de la pénombre, quel dieu barbare des jambes dois-je me rendre propice avec le feu et le vin afin qu'elles ne me quittent pas ?"
La vérité, c'est que toute appréciation sincère repose sur un certain mystère d'humilité, presque d'obscurité. L'homme qui a dit "Bienheureux celui qui ne s'attend à rien, parce qu'il ne sera pas déçu", exprime la béatitude d'une manière imparfaite et mensongère. La vérité est celle-ci : Bienheureux celui qui ne s'attend à rien, parce qu'il sera magnifiquement surpris. Celui qui ne s'attend à rien voit les roses plus rouges que le commun des hommes ne les voit, l'herbe plus verte et le soleil plus éblouissant. Bienheureux celui qui ne s'attend à rien parce qu'il possèdera les cités et les montagnes. Bienheureux celui qui est doux parce qu'il héritera la terre. Tant que nous ne concevons pas que les choses pourraient ne pas être, nous ne pouvons concevoir qu'elles soient. Tant que nous n'avons pas vu l'arrière-plan des ténèbres, nous ne pouvons admirer la lumière comme une chose unique et créée. Dès que nous avons vu ces ténèbres, toute lumière est claire, soudaine, aveuglante et divine. Tant que nous ne nous sommes pas représentés le néant, nous n'apprécions pas à sa valeur la victoire de Dieu et nous ne pouvons concevoir aucun des trophées de son ancienne guerre. La vérité a un million de jeux fantasques, l'un d'eux est que nous ne savons rien tant que nous ne sommes pas au point de ne rien savoir."
Hérétiques, pp 59-62, "M. Bernard Shaw", Idées-Gallimard, 1979 (édition introuvable hélas)
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La pensée de Chesterton en cinq lignes ? Une rhétorique de la grâce. Une apologie de l'homme. Un plaisir de croire en Dieu. Et la conscience du non-être dans l'appréhension de l'être. La conscience que l'être s'érige sur fond de ténèbres - que la vie surgit du néant. Mais comment faire comprendre à nos Festivus ce qu'est le néant ? Pour moi, j'ai trouvé cette définition qui vaut ce qu'elle vaut : le néant, c'est le contraire du plaisir sexuel.