INTRODUCTION GENERALE
: Le nihilisme dans la littérature française contemporaine, à partir de deux lectures de De l’extermination considérée comme un des beaux-arts, essai de François Meyronnis.
La littérature – nouveau lieu de l’expression nihilisme contemporaine ? C’est la thèse de François Meyronnis qui, en 2007, publiait De l’extermination considérée comme un des beaux-arts, dans lequel il s’en prenait à Michel Houellebecq et à Jonathan Littell comme les deux représentants les plus côtés du nihilisme contemporain. Pour Pierre Cormary, c’est surtout la haine de la littérature qui est l’œuvre dans cet essai - Meyronnis apparaissant comme la réincarnation d’Ernest Pinard, le procureur puritain du XIX ème siècle qui traîna Flaubert puis Baudelaire au tribunal. Antoine-Marie Bellame, lui, y voit plutôt le meilleur antidote contre deux professeurs de désespoirs, deux marchands de misère, qui n’ont cessé d’aliéner les lecteurs depuis dix ans et de répondre au besoin malsain d’adultération intellectuelle. Alors, Houellebecq et Littell – cyniques libérateurs ou nihilistes corrupteurs ?
(Les Carnets de la philosophie, été 2010)
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« Crime et malheur, voilà qui ce qui frappait [dans l’ancien temps] ; mais nous, artistes d’un autre siècle, que peindrons-nous ? Chercherons-nous dans la pensée de la mort la rémunération de l’humanité présente ? l’invoquerons-nous comme le châtiment de l’injustice et le dédommagement de la souffrance ? Non, nous n’avons plus affaire à la mort, mais à la vie. Nous ne croyons plus ni au néant de la tombe ni au salut acheté par un renoncement forcé, nous voulons que la vie soit bonne, parce que vous voulons qu’elle soit féconde. »
George Sand, premier chapitre de La mare au diable
Enfin Meyronnis vint. De l’extermination considérée comme un des beaux-arts, paru en septembre 2007, restera sans conteste comme l’événement littéraire le plus considérable et le plus heureux de ces vingt dernières années.
Depuis combien de temps l’attendions-nous ? Un essai qui dévoilerait le nihilisme profond de la littérature contemporaine, déboulonnerait les idoles à la mode et dénoncerait les succès douteux d’un roman sur le nazisme et d’un autre sur le clonage, qui surtout réhabiliterait la vraie lecture, la lecture authentique, seule valable, des textes. Celle qui ne prend pas des vessies pour des lanternes. Celle qui sait que c’est la lettre qui fait l’esprit, le mauvais esprit en l’occurrence, et non le contraire comme on voudrait le faire croire partout. Celle pour qui un texte ne dit jamais rien d’autre que ce qu’il dit. Celle qui ne s’en laisse pas compter par la sacro-sainte « distanciation » ou par la trop fameuse « ironie » - tarte à la crème des nihilistes et des pervers. Car en effet, au risque de faire grincer des dents, nous sommes de ceux qui pensons que la littérature qui se complaît dans la charogne ou dans l’horreur, sous le beau prétexte de les « dénoncer », y participe bellement et relève de la plus infâme. Aussi talentueux soit-il, un auteur ne peut éternellement fuir ses propres textes. aprèsA un certain moment, le signifié rejoint le signifiant et la fleur du mal devient vraiment une fleur mauvaise. Il ne faut alors pas hésiter à désherber. François Meyronnis est ce désherbeur idéal qui n'arrache les mauvais herbes (donc Houellebecq et Littell) que pour en replanter de bonnes (tels Gérard Guest, Yannick Haenel, Stéphane Zagdanski et lui-même) .
D'abord, qu'est-ce que la littérature sinon l'expression si souvent complaisante de soi-même ? Que l’on s’appelle Baudelaire ou Houellebecq, Céline ou Littell, que l'on soit grand écrivain (ou considéré comme tel) ou littérateur à la mode, on écrit toujours que pour révéler ce que l’on est. Pour nous qui ne cherchons pas midi à quatorze heures, pour nous qui ne croyons pas à cette foutaise qu’est la « polyphonie » romanesque, écrire, c’est dire ce que l’on ressent, point barre. Tout le reste est littérature – c’est-à-dire hypocrisie. Et des quatre auteurs cités, quatre misanthropes, quatre professeurs de désespoir, quatre charognards, quatre racistes, nous affirmons qu'ils ne sont pas nécessaires pour comprendre notre monde. Lorsque nous lisons Extension du domaine de la lutte ou La Possibilité d'une île, nous ne lisons que les déboires d'un pauvre homme qui s'appelle Michel Thomas et rien d'autre. Et nous refusons énergiquement, c'est-à-dire sainement, l'idée vénéneuse qui voudrait que ce Thomas parle de la société tout entière. Nous n'acceptons ni l'introjection ni, justement, l'extension d'une pathologie à tous. Nous ne sommes pas les frères du narrateur. Et le début des Bienveillantes, avec son désormais si célèbre appel au lecteur, nous fait gerber. Nous ne sommes ni nazis ni dépressifs, nous baisons bien, nous avons lu Primo Levi et Ian Kershaw et nous ne tombons pas dans les filets de ces messieurs Thomas et Littell. Nous sommes avec François Meyronnis du côté de la vie, de l'amour et de l'innocence.
Pourquoi diable la littérature qui peut être si belle a-t-elle tant d’attirance pour le glauque et le mortifère ? Pourquoi l’écrivain se croit-il toujours obligé de désespérer son temps ? Pourquoi patauger sans fin dans ce qui ne peut que débecter une âme pure ? Nous ne pouvons plus supporter cette manie qu’ont les littérateurs de sauver les « génies » sous prétexte de style, alors que le seul style qui compte, c’est l’homme. Ils le disent eux-mêmes mais refusent d'en tirer des conclusions, car pour nous, quand l’homme est hideux moralement, le style l’est de même. Mais il faut lire entre les lignes, rétorquent-ils. Il faut lire au second degré, et même au troisième, au dixième, au trente-sixième !
Eh bien non ! Heureusement non ! Grâce à François Meyronnis, la lecture au premier degré est redevenu ce droit imprescriptible qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être – et tant pis si Philippe Muray s’en serait plaint : « en point d’orgue, écrivait celui-ci dans un de ses pamphlets antimodernes et donc malveillants, il y aura toujours quelqu’un pour dénoncer Sade comme nazi au nom du droit imprescriptible à la lecture au premier degré ». Eh bien, oui, désolé, Muray ! Fini le temps où l’on nous expliquait que Sade n’était pas sadique, que Lautréamont-Dutroux ne voulait pas pour de bon enfoncer ses ongles dans la gorge d’enfants, que les romans de Céline ne disaient pas au fond la même chose que les pamphlets ou que Kafka n’était pas ce qu’il a toujours été à savoir un dépressif déprimant et dont l’œuvre n’a jamais servi qu’à corrompre les forces vives de la jeunesse !
La lecture authentique des textes, qu’ils appellent « lecture au premier degré » pour nous ridiculiser alors que ce sont eux les ridicules, est non seulement la seule possible, la seule souhaitable, mais encore marque-t-elle une victoire de la démocratie contre un certain élitisme. Car Meyronnis dit tout haut ce que plein de gens, de vrais gens, pensent tout bas - que certains livres sont vraiment dégueulasses et qu'y en marre de ce vice impuni qu'est indubitablement la lecture. Ce n'est pas que nous condamnons toute lecture, non, mais la lecture pourrie, oui, nous la condamnons. En retrouvant le droit d’appréhender vraiment la réalité transparente des textes, les gens vont s’apercevoir combien on leur a pollué l’âme jusqu’ici. Le perspectivisme apparaitra comme ce qu’il fut toujours - un révisionnisme larvé au service des causes les plus répugnantes. Et la fameuse « littérature et le mal » se révèlera une littérature nuisible ni plus ni moins.
Oui, lecteurs rescapés de l’ancien temps, vous vous apercevrez, grâce à Meyronnis, qu’un Houellebecq dont on dit qu’il nous révèle la misère sexuelle nous révèle surtout la sienne et à travers elle sa volonté perverse de miner celle des autres... Quant à Littell, la seule chose de claire qui apparaisse des Bienveillantes, c’est qu’il bande pour le nazisme et puis c’est tout (quelle différence avec un Yannick Haenel, compagnon de route de Meyronnis, et qui dans Jan Karski, a subjugué la critique de Lignes de risques et de L'infini par son approche du nazisme, un vrai bienveillant, lui !) Oh bien sûr, Littell le fait habilement (car nos auteurs sont des demi-habiles en diable). Pas question de nier l’holocauste ou de faire une apologie directe de Hitler, non, il s’agit plutôt de faire semblant de le dénoncer, il s’agit de se mettre à la place du bourreau, comme on l’a dit, mais attention, pas de n’importe quel bourreau. D’un bourreau supérieur, d’un bourreau qui n’est pas dupe, d’un bourreau souffrant mille problèmes existentiels – donc forcément humain, comme vous, comme nous ! Max Haue est en effet cet esthète kierkegaardien perdu à Auschwitz et qui décrit les massacres comme des moments de son propre désespoir à lui. Une photo de juifs pendus lui rappelle un condisciple qui s’était lui-même pendu à l’internat. Un coup de matraque sur le front d’un enfant ne lui sert qu’à se souvenir d’une gifle qu’un prof un jour lui donna. Un charnier enfin lui rappelle une mauvaise sodomie. Bref, tout le nazisme apparaît aux yeux du narrateur (donc à ceux de l'auteur) comme une métaphore particulièrement féroce de ses propres déboires. Nouveau mode de négationnisme : il ne s’agit pas de dire que les camps de la mort n’ont pas existé, il s’agit de dire que les camps de la mort sont des images de notre propre mélancolie. Dès lors, tous les fantasmes sont permis : Moïse égale Hitler, Hitler lui-même est habillé comme un rabbin, Israël est la vraie race aryenne, et toute l’histoire de la destruction des juifs d’Europe relève d’un complexe d’Œdipe mal géré. On ne dissout pas mieux l’esprit humain. Comme l’écrit génialement Meyronnis,
« Les Bienveillantes sont une initiation à cette mort de l’esprit. La voix du narrateur n’a-t-elle pas partie liée avec un vomissement (…) Or, un vomissement ne pense pas. Ni un blocage. Et un haut-le-cœur ne dit pas la vérité. Dans le grouillement de l’infamie, épuisé sous la tension des crimes, on entre dans le cercle pur de la vengeance. On pénètre dans une sphère errante et hors d’elle-même : celle d’une passivité à la fois nauséeuse et brutale, où la mort commute avec un mauvais jouir. » (p 40)
Bien sûr, les adeptes de Littell diront qu’il faut lire tout ça au second degré. Mais Auschwitz, était-ce du second degré messieurs les adeptes ? Allez-vous bientôt même parler d’un complexe d’Hitler comme l’on parle d’un complexe d’Œdipe ? A la fin, vous nous dégoûtez et nous pouvons dire avec Meyronnis que nous refusons de « jouer à colin-maillard avec l’événement », et qu’entre « les livres qui tiennent debout dans le langage – comme ce fut le cas dans L’axe du Néant » [Meyronnis se cite lui-même et il a bien raison] et « ceux qui participent du crime et se soutiennent par lui », nous choisissons les premiers. Car au bout du compte, si Littell est un salaud, les lecteurs de Littell sont aussi des salauds – et des collabo. Il fallait que cela soit dit. Nous l'avons déjà dit. Nous le redirons. C'est dit.
Faire de la question politique – ou de la question sociale - une question sexuelle, c’est aussi l'affaire de Houellebecq. Le cul fait vendre, pourquoi s’en priverait-il ? Sauf qu’avec lui, le cul devient le prisme par lequel s'explique toute la société française et européenne et du coup fait bander tous les peine-à-jouir de France et de Navarre. Le pire (et qui est le tour de force de Houellebecq) est que plus l’auteur s’enfonce dans les bas-fonds de l’être humain, s’acharne à nier cet être humain, bon qu’à partouzer, se suicider ou se cloner, plus cet être humain, malheureux lecteur manipulé, prend plaisir à cet enfonçage. Houellebecq traite ses lecteurs de zombies et les zombies l’applaudissent ! Encore ! Encore la merde ! Notre merde ! Notre misère ! Notre envie de crever ! Vive la mort ! Meyronnis le dit mieux que nous : « Toute sa pensée [à Houellebecq] est là – dans une ascèse tendue vers la vengeance. » (p 47) Il nous dégoûte de la vie et ensuite nous fait jouir de notre propre dégoût. Contrairement à Meyronnis qui, sans fausse humilité mais avec un orgueil légitime, nous rappelle encore que dans ses livres à lui, la grande santé nietzschéenne est au rendez-vous.
« Dans Ma tête en liberté les phrases tournent sur elles-mêmes et pivotent dans la dimension spiralo-vibratoire de l’événement. Pour cela, c’est un livre qui vit. »(p 54).
Et à l’instar de son maître Nietzsche, Meyronnis sait que ses livres à lui sont en train de bouleverser le monde. Comme moi-même, à l’instar de mon maître Meyronnis, je sais que cet article à moi est en train de changer la mentalité de ceux qui le liront et que moi aussi j’écris de cette façon serpentino-vibrionnesque et même sollerssino-égayante qui vous scotche tous. C’est que Philippe, François et moi, nous sommes du côté du vrai roman de la vraie vie et contre le complot judéo-antisémite d'un Littell et l'islamophobie néocolonialiste et partouzarde d'un Houellebecq.
A l’instar de George Sand, le premier écrivain français à avoir voulu réconcilier littérature et positivité, et dont La mare au diable vaut bien toutes les « Comédies humaines » et autres « Voyages au bout de la nuit » du monde tant l’espoir est à l’œuvre dans ce modeste mais sublime conte, la leçon de François Meyronnis est qu'il ne faut jamais désespérer. Si la mauvaise littérature (celle qui feint d'ignorer encore ce qui se dit dans les colonnes de L'infini et de Ligne de risque) aura passé son temps à tenter de ridiculiser les mœurs de son époque et à subvertir l'événement, elle se sera au final fort heureusement cassé les dents. Arrive toujours le moment où l'époque (et Meyronnis, c'est l'époque) se rebelle contre les prétendus grands auteurs du passé et impose les siens, soient ceux du courage et de l ’honnêteté progressiste. Avec De l'extermination considérée comme un des beaux-arts, Meyronnis administre une sérieuse correction de style et de pensée à ce qu'un courageux programme politique appelait naguère « les nihilistes de service » : Balzac, Flaubert, Zola, Céline, c’est fini et c’est tant mieux.
Soyons donc optimistes et gageons que même si Houellebecq et Littell ont pu ensorceler un « public » en manque de haine, ils finiront par tomber dans l'oubli et que l'on s'apercevra bientôt que la vraie littérature n'est pas tant celle qui se lit (contrairement à ce que pensent les lecteurs non avertis) ni même d'ailleurs celle qui s'écrit (contrairement à ce que pensent les écrivains qui ne nous ont pas lus) que celle qui, comme la nôtre, à François et à moi, se pense avant tout vraie, bonne et belle. Notre part féminine, en somme.
Antoine-Marie Bellame
[Antoine-Marie Bellame, 32 ans, spécialiste de Guy Debord, de T. S. Eliot et de Julia Kristeva, nouveau collaborateur de la revue Lignes de risque*, est l'auteur d'un essai paradoxal sur Philippe Sollers intitulé : « De Joyce à Sollers, sinon l'inverse », préface de Philippe Sollers et post-face aussi, prépare actuellement un essai sur François Meyronnis, « François Meyronnis ou la chance du lecteur », pré-post-facé par François Meyronnis.]
[*Ligne de risque, revue littéraire française ultra-prestigieuse, fondée et dirigée par François Meyronnis et Yannick Haenel et à laquelle participe royalement Philippe Sollers]
[Cet article a été publié dans Les Carnets de la philosophie d’été 2010 et a remis les pendules en place, non mais !]