"Chez Mozart, tout ce qui est lourd plane, et tout ce qui est léger pèse infiniment" disait le grand théologien Karl Barth. Et le lourd Benoît XVI d'en jouer au piano tous les soirs - d'être plus léger donc. Il a raison, Sollers, quand il dit que c'est un message politique que le Pape a voulu envoyer au monde en disant qu'il était mozartien. Franchement, quand vous écoutez le finale du quintette K. 593 (je suis dans les quintettes en ce moment, intégrale Talich), vous ne pensez guère à Ratzinger. Et pourtant, cette frivolité "divine", cette musique qui s'aime comme une femme (et qui fait qu'on l'aime pour cette raison), cette simplicité dans l'évidence (l'être pur, c'est lui) "font sens" comme on dit. Tant pis pour Bach à qui Dieu doit tout, place à l'allégresse sans histoire ou plutôt à l'allégresse contre les histoires.
Aimer Mozart, c'est d'abord vouloir un peu s'oublier soi. Il y a des musiques qui nous ramènent à nous et à nos petits problèmes (Beethoven, Schubert), d'autres qui nous présentent à Dieu le Père (Bach), d'autres encore qui nous mettent en transe, excitant et fatiguant nos nerfs (Wagner, Mahler), enfin, il y a la sienne qui nous éloigne de nous, qui nous réchauffe sans nous brûler et nous fait visiter le ciel sans pour autant nous faire nous agenouiller devant Dieu. Si Mozart est "divin", c'est du côté des Anges ou du Saint Esprit. On s'amuse avec lui et on se console. Mais on n'entend, du moins à mes oreilles, ni la voix du Père ni celle du Fils. Comme si son Paradis était déserté par créateur et crucifié. Cette absence insigne inquiète presque. On dirait que la musique de Mozart joue sur le néant, s'installe dans le rien, chante pour le seul plaisir de chanter et disparaît sans qu'on s'en aperçoive. Tant de mouvement de ses concertos ou de ses sonates qui ne se concluent jamais, qui se suspendent "comme ça", qui invitent au silence - qui "font silence" plutôt que sens.
Tous les vrais mozartiens, de Didier Raymond dans Une folie de l'allégresse (sur lequel je reviens dans LA PRESSE LITTERAIRE du mois prochain) à Jean-Victor Hocquard, s'accordent pour dire que Mozart est le seul musicien qui a vraiment congédié le discours dans la musique. Celle-ci se contente d'être un éthos sans logos. Un être qui se contente d'être et qui s'en réjouit indéfiniment. Rien à dire mais tout à célébrer, comme dans cette étonnante missive à Nannerl écrite de Milan le 18 septembre 1772 et qui donne l'idée du style mozartien :
"J'espère que tu te portes bien, ma chère soeur. Quand tu recevras cette lettre, ma chère soeur, ce soir-là même ma chère soeur, mon opéra [Lucio Silla] paraîtra en scène. Pense à moi, ma chère soeur, et fais tous tes efforts pour te figurer que tu le vois et que tu l'entends aussi, ma chère soeur. Il est vrai que c'est difficile, car il est déjà onze heures ; sans cela, je crois, sans aucun doute, qu'il fait plus clair en plein jour qu'à Pâques. Ma chère soeur, nous dînons demain chez M. Von Mayer. Et pourquoi ? Que crois-tu ?... Devine ! ... C'est parce qu'il nous a invités.
La répétition de demain se fera sur le théâtre même. Mais l'impressario, signor Castiglioni, m'a prié de ne le dire à personne, sans cela, tout le monde y accourrait, et c'est ce que nous voulons pas. Ainsi, mon enfant, je te prie de n'en parler à personne, mon enfant, de peur que trop de gens y courent, mon enfant.
Appropisito, sais-tu déjà l'aventure qui s'est passée ici ?... Je vais te la raconter. Nous sommes sortis aujourd'hui de chez le comte Firmia pour retourner chez nous. En arrivant dans notre rue, nous avons ouvert la porte de notre maison, et... que penses-tu bien qui soit arrivé ?... Nous sommes entrés !
Adieu, mon poumon ! Je t'embrasse, mon foie, et suis, comme toujours, mon estomac, ton indigne frater, frère. WOLFGANG."
Et Didier Raymond de faire remarquer que la plupart des lettres de Mozart sont toutes du même acabit, oiseuses, "inutiles", modulant dans le vide, s'étonnant de tout (à la lonesco) et ne donnant presqu'aucune information musicale qui pourrait faire le régal des musicologues. Au sens propre et figuré, Mozart n'a rien à dire. D'ailleurs l'expression "je n'ai rien à vous dire" revient comme un refrain dans ses lettres. Et de fait, rien de moins psychologique que sa musique. C'est pourquoi elle "parle" à tout le monde, indiens d'Amazonie compris. L'universalité de Mozart réside dans son indifférence absolue à toutes choses. Le monde est bien là, mais sans "explication", il n'y a qu'à le chanter. "Inépuisable invention, inépuisable néant" dit en effet Didier Raymond à propos de cet art qui est le seul, "l'unique" dirait Rossini, à pouvoir créer à partir du rien - ce qui est le propre de Dieu.
Mais un Dieu fort peu autoritaire qui n'exige rien. C'est là le secret de Mozart. "Dans sa musique, écrit Karl Barth, Mozart ne proclame pas de doctrine, il ne se proclame pas lui-même. Il ne veut rien proclamer, il se contente de chanter. Ainsi, il n'impose rien à l'auditeur, il ne l'accule à aucune décision, il n'exige de lui aucune prise de position ; simplement il le libère."
Mais voulons-nous tant que ça être "libérés" ? Ceux qui n'aiment pas Mozart l'accusent précisément de ne pas faire cas des problèmes, de passer outre avec un pied de nez au lieu de s'appesantir, comme Beethoven, sur les vraies douleurs du monde. Car Mozart, une fois qu'il nous a versé son eau purificatrice, en bon onzième signe qu'il est, passe à autre chose sans crier gare. Et ça, nous n'aimons pas. Comme dit Proust de Swann, la pire chose qu'on puisse dire à un chagriné est qu'avec le temps son chagrin passera. Il ne veut pas qu'on le console, l'inconsolable, il veut au contraire qu'on lui dise que son chagrin est éternel, qu'il chialera tout le reste de sa vie la perte de sa pute et que déjà, rien qu'en pensant à ça, il se sent déjà mieux. Beethoven et Schubert assurent ce genre d'interminable tristesse. Pas Mozart. En vérité, sa "douceur" est d'une extraordinaire dureté. Il pleure et passe. Relisons la suffocante lettre qu'il écrit le 9 juillet 1778 à son père pour lui annoncer la mort de sa mère :
"J'ai eu bien de la douleur, j'ai bien pleuré - mais à quoi bon ? - j'ai dû me consoler. Faites comme moi, mon cher père, ma chère soeur ! Pleurez ! Pleurez bien à fond. Mais enfin consolez-vous ! (...) Récitons un fervent Notre Père pour son âme... et écrivons d'autres choses" et en effet, à peine plus loin, il écrit d'autres choses : "J'écris ceci dans la maison de Madame d'Epinay où je loge. J'ai une petite chambre avec une très agréable vue et, autant que me le permet ma situation, je suis content."
Je trouve ça magnifique. Mozart ou la force d'âme. Il aurait eu deux-cent cinquante ans juste aujourd'hui. Divin anniversaire, donc, au plus grand artiste de tous les temps.