Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

didier raymond

  • Mozart ou la surprise permanente.

    medium_mozart-02.jpg

    Les femmes n’ont rien à dire, affirme sans rire Marc-Edouard Nabe dans Au régal des vermines - en rajoutant aussitôt que c’est loin d’être péjoratif. Ca tombe bien, Mozart non plus n’a rien à dire. Comme elles, il ne se contente que d’être – un être sans avoir ni vouloir ni pouvoir mais un être qui enchante, qui console et qui fait plaisir. Insouciant, il ignore scandaleusement les obstacles de la vie. Surabondant, il délivre un chant sans paroles que les hommes ont pris comme le plus universel de l’humanité et dont on se sert même pour communiquer avec les fœtus, les bochimans, et même les extra-terrestres (des enregistrements de ses œuvres font partie de la sonde Explorer en cas de rencontre avec les martiens). Indifférent à l’ordre (paternel) du monde, il se contente de créer de la joie. Joie triste, coléreuse, terrifiante,  guillerette,  érotique, joie qui ne jouit jamais que d’elle-même…avec nous. Nul destin qui frappe à la porte chez lui, nulle lourde « ode à la joie » à forcer. La musique de l’avenir ?  connaît pas. Non, la seule chose qui compte est de remplir le néant, d’aller de soi-même du rien au tout. Telle est la roborative thèse du philosophe Didier Raymond dans Mozart, une folie de l’allégresse, le livre qu’il faut absolument lire si l’on veut connaître la « pensée » musicale du plus grand artiste de tous les temps.

    Science et jouissance. 

    Et d’abord se taire. Combien de mouvements de Mozart se terminent-ils sur un accord tellement discret qu’on a l’impression qu’il se retire ? Et que le silence qui suit est, merci Sacha, encore du Mozart ?
    Ecoutez les dernières notes de l’allegro du concerto n°23 et comprenez ce qu’est un silence « mozartien ». Ca s’arrête sans conclure. Ca se suspend dans l’air. Disparaît comme un fantôme. Ou comme un ange. Verseau absolu, Mozart ne fait jamais que passer. C’est là que réside son tragique. Non dans le deuil et la douleur qui sont partie intégrante de son oeuvre (quoiqu’  « exprimées » de telle façon qu’on a l’impression que même quand il souffre, il ne souffre pas, et que la mort n’aura jamais été pour lui qu’une compagne à apprivoiser) que dans le fait qu’il était là, qu’il nous a versé son eau purificatrice, déchargé de nous-même, redonné vie et confiance et qu’il a disparu. Avant, il nous aura exhorté au silence. Comme Tamino doit passer l’épreuve du silence dans La flûte enchantée – et ne pas répondre à Pamina au risque de la désespérer et de la pousser au suicide, nous devons apprendre à suspendre la parole en nous – cette parole qui en dit toujours trop, qui ment, qui calomnie, qui pollue l’air. Etre silencieux, c’est revenir à son être pur et tant pis s’il faut que trois dames nous cadenassent la bouche comme elles l’ont fait à Papageno au premier acte pour qu’on le comprenne. Se taire, c’est renaître à soi. 
    A cela on pourra rétorquer que la musique étant par excellence l’art du silence,  Mozart n’est pas le seul à en avoir célébrer les vertus. Certes, les silences de  Bach, de Beethoven ou de Wagner sont tout aussi « fameux ». Sauf que chez eux, un silence, ça se remarque. Alors que chez Mozart, le silence va de soi. Il n’est pas comme chez Bach le point d’aboutissement ou comme chez Beethoven le point d’achoppement, il est le point de départ. Comme le dit Raymond, « il surgit immédiatement, sans le secours de l’épreuve du désert. » Il n’est pas ce qui troue la musique, il est ce que la musique troue. D’où l’effet paradoxal et unique que chez Mozart c’est la musique qui est… surprise. Surprise de jaillir, de se déployer, de jubiler, d’être seulement et totalement elle-même. Et qui nous surprend nous-mêmes non par un discours (elle n’en a aucun) que par sa seule présence. La musique de Mozart est la seule dont on puisse dire qu’elle n’a pas d’objet, de référent, de « programme » et ne relève d’aucun contexte culturel, social ou psychologique. Elle naît du rien, ne connaît rien, ne se bat contre rien. 
    Alors oui, l’on va célébrer  Mozart à tue et à dia cette année, mais va-t-on réellement l’écouter ? Les autres classiques sont souvent bien plus « accrocheurs » que lui - ils nous amènent à Dieu comme Bach (à qui Dieu doit tout, comme dit Cioran), ils nous font des tableaux vivants comme Vivaldi ou Haydn, ils nous parlent de leurs problèmes comme Schubert ou Chopin, ils nous mettent en garde  comme Beethoven ou en transe comme Wagner,  ils font tout pour qu’on chiale comme Tchaïkovski ou Verdi. Bref, ils nous disent des « choses ». Mozart, niet. Sa musique est la moins bavarde du monde. Elle est celle qui se passe de tout et qui emplit tout – sans rien exprimer. Elle précède le Verbe.
    Pour autant, cette musique qui n’a rien à dire mais tout à être est d’une simplicité qui fait mal et demande une concentration presque douloureuse. Car  l’inexpressivité va de pair avec une extrême précision, le désengagement moral avec un engagement musical sans précédent, l’absence d’intention avec un surplus d’attention.  Chez Mozart, pas une mesure qui n’ait sa raison d’être, pas une note qui ne soit calculée au plus près. Contrairement à ce que lui aurait dit l’empereur, il n’y a pas une note de trop dans son œuvre. « Chacun dépasse la vérité en cent mots », disait Kafka, « chacun dépasse la vérité en cent notes » aurait pu dire Mozart. La plénitude est à ce prix Et l’on sera d’accord avec Daniel Lazarus, cité par cet autre grand mozartien que fut Jean-Victor Hocquard, quand il avance que Mozart, avant d’être un « héros », est d’abord « un poète scientifique ». « Cette simplicité transcendante qui va au but par une obligation intérieure irréprochable, cette loyauté envers soi-même, cette fidélité aux moyens employés, qui va à toujours recommencer de même ce qui n’est jamais la même chose, ce discernement souverain qui charge d’humain – et juste ce qu’il faut - les interprètes mécaniques de la pensée » sont autant les mots d’ordre du scientifique que du musicien. Et Lazarus de comprendre le génie de Mozart comme on comprend celui de Pascal, de Newton et d’Einstein.  « L’allégresse de l’inventeur est en lui, fondamentalement. Et ses Sonates et ses Symphonies auraient pu être des vues géniales d’un physicien ou d’un astronome. »[1]
    La science, comme chacun sait, ne pense pas. Le célèbre mot de Heidegger prend ici toute sa « portée ». La musique de Mozart non plus. Mais toutes les deux font du bien à l’homme en lui rendant compte, avec la plus rigoureuse probité, toute la jouissance du réel.

    Comment être mozartien ?


    On clame souvent à propos d’un artiste que l’on admire qu’on lui ressemble. On l’aime tellement que l’on finit par faire de son nom un adjectif qui nous définit presque autant que lui. Ainsi se sentira-t-on au gré de son orgueil « baudelairien », « wagnérien », « proustien ». Que signifie alors être mozartien ? Que l’on aime la légèreté, la vitesse et la grâce plus que les autres ? Que l’on se sent « l’âme d’un libertin » parce qu’on « ressent » comme personne Don Giovanni ou celle d’un chrétien parce que l’on pleure au Requiem ? Autant dire qu’on aime Les noces de Figaro parce que l’on va se marier ou la Petite musique de nuit parce qu’il fait nuit.  En fait, il y a mille raisons d’aimer Mozart (et des meilleures que celles que nous venons d’invoquer !) mais aucune ne rend plus « mozartien » que l’autre[2].  La vérité est que le mozartien est celui qui trouve dans Mozart rien de ce qui lui ressemble. Le vrai mozartien est celui qui ne se retrouve pas en Mozart. Il attend de lui ce que le croyant attend de Dieu – qu’Il nous élève loin de nous. Qu’Il nous décrasse de notre petit moi haïssable. Si Mozart est dit « divin », c’est peut-être parce qu’il assure le même décrassage.
    Contrairement à la musique romantique qui va triompher après sa mort (et dont certains pensent que lui-même en est déjà, ici ou là, le précurseur[3]) et faire jaillir le moi et ses éclatantes vicissitudes, la musique de Mozart est celle qui nous éloigne le plus de nous-mêmes. Moins on lui ressemble, plus on l’aime. Un témoignage de Tchaïkovski est à cet égard révélateur : « Je sais que ma vénération pour Mozart vous étonne chère amie, écrit-il à  madame von Meck, le 11 janvier 1883. Je m’étonne moi-même que l’être brisé, intellectuellement et moralement en perte de santé que je suis, ait su garder en lui la capacité de trouver sa joie en Mozart alors qu’il n’a ni la profondeur et la force de Beethoven, ni l’ardeur et la passion de Schumann, ni le brillant de Meyerbeer, de Berlioz, de Wagner, etc. Mozart ne m’impressionne pas ni ne m’ébranle, mais il m’enchante, me réjouit et me réchauffe. Quand j’écoute attentivement sa musique, c’est comme si j’accomplissais une bonne action. Il est difficile de dire en quoi consiste au juste son influence bénéfique, mais il n’y aucun doute : elle est bénéfique. Et plus j’avance dans la vie et que j’apprends à mieux le connaître, plus je le prends en affection . »[4] Bref, au contact de Mozart, Tchaïkovski se « détchaïkovskise » - le vieux pleurnichard qu’il est trouve enfin une raison de ne plus pleurnicher. Divin Mozart, délivrez-nous de nous.
    Ceux qui n’aiment pas Mozart ne l’aiment pas pour cette raison. A leur sens,  cette musique « trop légère », « superficielle », ne creuse jamais rien, se contente de sautiller et de lâcher des thèmes au petit bonheur la chance, pour faire plaisir sans plus, et pour  les abandonner ensuite, comme ça, sans rien expliquer, avant de repartir aussi  impromptument qu’elle était venue. Impossible de trouver un point d’appui solide dans ces mélodies brillantes mais vaines, impossible d’imaginer quelque chose en l’écoutant, impossible surtout de parler de soi.  « Rien de plus insidieux ni de plus attentatoire contre la personne, en fin de compte, que la musique de Mozart » écrit Raymond.
    Au fond, cette musique est insolente. Non seulement, elle assure une déperdition de notre précieux moi, mais en plus elle surgit sans qu’on l’ait « sonnée », se déploie sans donner de raison et surtout se met à exister… sans se justifier. La vie sans dette, gratuite, innocente – c’est l’évangile mozartien. Un évangile fort peu évangélique, à bien l’écouter, qui irrite l’esprit de sérieux et nargue tous ceux qui croient que nous devons quelque chose à la vie. Nietzschéenne plus que chrétienne, cette musique convient  aux esprits libres et laisse de côté les  âmes captives à libérer. C’est pourquoi, malgré ses chants religieux, sa prodigieuse Messe en Ut mineur, son incroyable Requiem, on ne pourra la dire « religieuse ». Si Mozart est dit « divin », c’est moins parce qu’il fait référence à Dieu qu’il ne le remplace. Comme « Lui », il crée à partir de rien. Mais au contraire de « Lui », il n’exhorte à la sainteté, à la miséricorde ou au sacrifice. On chercherait en vain une seule mesure « pieuse » dans toute son œuvre. Mozart ? Divin à coup sûr, chrétien  à voir. 

    Ainsi font, font, font les petites marionnettes de l’amour.

    Qu’on se comprenne bien : notre propos n’est pas, loin de là, d’anticléricaliser Mozart, encore moins d’en nier l’incomparable dimension spirituelle. Mais Mozart n’est pas Bach. Il ne rend pas grâce à Dieu. Jean-Victor Hocquard va même jusqu’à dire que le Requiem lui-même, loin d’être le triomphe du sentiment religieux comme on le pense d’habitude, est au contraire « une remise en question de toute croyance ».[5] Si Mozart est un ange, c’est un ange sans Dieu.
    C’est la raison pour laquelle sa musique, qui donne les plus grandes joies de l’être, se joue toujours sur fonds d’instabilité, ignorant tout substrat solide – paternel, et menaçant à chaque mesure de s’effacer. C’est en ce sens qu’on sera en droit de la qualifier de tragique. Car le tragique, ce n’est pas tant la mort et la souffrance que la perte des points de repère, l’intermittence en toutes choses, le hasard comme seul devenir. Ainsi, ce qu’il y a de tragique en amour est moins la perte de l’être aimé que son oubli et son remplacement. Gare à celui qui veut tester la fidélité de sa belle – et qui lui fait croire qu’il part à la guerre alors qu’il s’est déguisé et a demandé à son pote d’aller la draguer devant lui, tandis que lui irait faire la même chose avec la promise de ce dernier ! Si Ferrando et Guglielmo sont de fieffés imbéciles (des romantiques avant l’heure en fait !), c’est parce qu’ils ont cru qu’ils étaient inoubliables et qu’aimer un jour, c’est aimer toujours. Or, rien de plus mouvant que le sentiment. Rien de plus hasardeux que le désir. Si l’amour est tragique, ce n’est pas parce qu’on en meurt, c’est parce qu’il nous fait changer d’avis. Ce que raconte Cosi fan tutte, l’opéra de Mozart le plus tragique, ce n’est pas que les femmes sont des salopes, c’est que tout être humain, quand il est privé de son objet d’amour, en cherche et en trouve naturellement un autre. Ainsi font-elle toutes et font-ils tous. Ainsi font, font, font, les petites marionnettes de l’amour.
    Pas plus imprévisible, donc pas plus tragique, que Mozart. Dans sa dramaturgie comme dans sa partition, son génie est précisément de suspendre le sujet et de surprendre l’auditeur. Comme l’a dit Olivier Messiaen[6], chez Mozart, « le développement circule un peut partout, et pas au seul endroit intitulé développement ». A chaque mesure, une surprise ou une diversion. Un cri de douleur en plein allegro. Un bouffée d’espoir à la fin d’un adagio (peu de compositions de Mozart se terminent réellement « mal » - à commencer par Don Giovanni dont l’apaisement final suit la mort.) Il y a des moments de pur théâtre dans ses messes (le credo de la Messe du Couronnent) et des moments de messe dans ses opéras (« le quatuor du toast » dans Cosi). Son art est celui de l’agacerie et de la stratégie. On ne sait jamais comment le suivre. C’est pourquoi il demande une audition extrêmement attentive. Contrairement à Bach où nous sommes fixés sur ce qui va se passer dans le mouvement dès les premières mesures, avec Mozart, nous sommes sans cesse plongés dans l’inconnu, le colin-maillard de ses inventions. C’est qu’il ne cesse jamais d’inventer de nouveaux thèmes… en plein thème, pourrait-on dire, au risque parfois de déséquilibrer son propre morceau -  ainsi de ce thème en fa majeur qui apparaît en plein milieu du finale du concerto n° 25 et dont Messiaen et Hocquard s’accordent à dire qu’il est presque trop beau par rapport à l’ensemble qui était déjà exceptionnel.
    Voilà donc Mozart. L’auteur d’une musique où tout se crée en même temps et où tout peut s’écrouler à tout moment. Une musique qui part de rien pour être tout, et cela, avec une joie qui n’a même pas besoin de Dieu pour l’être. Si nous sommes gais jusqu’aux larmes quand nous l’écoutons, c’est parce qu’il nous donne la vie en nous retirant tout ce que nous sommes censés devoir à celle-ci. Mozart – le Fils qui annule la dette du Père. 
    Plus diabolique que divin, Amadéus ! Et dont la seule prière qu’il nous laisserait serait contenu dans cet adage médiéval de Martinus von Biberach[7] :

    « Je viens je ne sais d’où,
    Je suis je ne sais qui,
    Je meurs je ne sais quand,
    Je vais je ne sais où,
    Je m’étonne d’être aussi joyeux. »

    Didier Raymond, Mozart, une folie de l’allégresse, Mercure de France, 1990.

    (Cet article est paru dans le numéro trois de La Presse littéraire.)




    [1] Daniel Lazarus, Accès à la musique, Editeurs français réunis, 1960 – cité par Jean-Victor Hocquard in  Mozart, l’amour, la mort, Librairie Séguier/Archimbaud 1990, p 780.

    [2] Par ailleurs, il faut toujours se défier de croire qu’on est un champion de la sensibilité toutes catégories. Gare à l’admirateur qui se vante de ses admirations –  et qui risque d’être aussi ridicule que Philaminte quand elle se pâmait devant le sonnet de Trissotin : « Mais en comprend-on bien, comme moi, la finesse ? »

    [3] Et de Hocquart à Raymond, tous les mozartiens se battent contre la récupération, sinon l’interprétation  d’un Mozart pré-romantique, qui n’aurait de valeur que par rapport à Beethoven.

    [4] Cité par Hocquard, p 781.

    [5] Op.Cit p 783

    [6] Olivier Messiaen, Les 22 concertos pour piano de Mozart, Librairie Séguier, 1990.

    [7] Cité par Clément Rosset dans La force majeure, Editions de Minuit, 1986.

    Lien permanent Catégories : Amadéus Pin it! Imprimer