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polémique - Page 3

  • De l’étrangeté cristalline, catholique et mondaine de l’art cinématographique

    Pressé par Les cahiers de la philosophie, La presse littéraire et Le magazine des livres, me voilà depuis un mois obligé de faire vivre ce blog avec les anciens papiers d'Armand Chasle, et du coup de me replonger à propos de ce papier-ci dans une vieille polémique avec le Transhumain - l'époque où il s'énervait pour un rien et où il m'arrivait d'être un peu désagréable - mais qui est bien close aujourd'hui. Le cher Chasle est décidément un avatar qui n'en finit pas de faire le revenant. J'ai bcp aimé l'être et qui sait si un jour...

    KingKong_r.jpg

    « (…) Hitler a vu quinze fois « King Kong » (Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, 1933). Staline se passait, au Kremlin, un film par soir. Les dictateurs sont souvent des cinéphiles et c'est normal, car les cinéphiles sont souvent des dictateurs. Ils ne supportent pas, par exemple, qu'on les contredise sur le sens d'un plan d'Eisenstein. Le critique cinoche est péremptoire, même quand c'est une apprentie coiffeuse. Je ne conseille à personne de ne pas être du même avis qu'un boucher à la retraite venant de pleurer à « Million Dollar Baby », de Clint Eastwood : il vous hacherait menu à l'aide de ses anciens instruments de travail. »

    Patrick Besson in Le point 02/06/05 - N°1707 – Page 115

    Il suffit d’avoir vu la violence avec laquelle La revue du cinéma a été attaquée pour se rendre compte à quel point les apprenties coiffeuses et les bouchers ont de l’avenir dans la critique cinématographique. Touche pas à mon cinoche ! semble être le credo de tous « les amoureux du septième art », véritables maris jaloux dont il est toujours plaisant de se moquer. Inhérent à l’histoire du cinéma, ce genre de rixe est pourtant un signe de santé autant que de vanité. On se souvient de la rivalité « ontologique » entre Les Cahiers du cinéma et Positif ou des duels radiophoniques entre George Charensol, le « poujadiste », et Jean-Louis Bory, « l’intello de gauche », au Masque et la Plume – aujourd’hui relayés par ceux entre Michel Ciment de Positif et Emmanuel Burdeau des Cahiers ! Si la critique de cinéma a toujours été le lieu des accrochages et des prises de bec, c’est parce que le cinéma s’est imposé comme l’art principal de notre temps et que c’est par lui et non plus par le théâtre ou la littérature que passent désormais les grands débats esthétiques et idéologiques. On ne compte plus, en outre, le nombre de vocations avérées ou avortées que celui-ci a suscitées. « Et si je n’arrive pas être violoniste, Papa ? – Eh bien tu seras critique » répondait Antoine Doinel à son fils.

    Il y a deux façons, cher Olivier Noël, de procéder à une critique. La formaliste, celle qui s’intéresse à la structure visuelle, qui dissèque savamment, parfois de manière pédante, la matière focale, et qui semble être la vôtre - non pédante et non dénuée de talent d’ailleurs, rassurez-vous ; et celle, en effet plus subjective que clinique, plus métaphysique que cinéphilique, qui consiste à dégager le sens du film, au risque parfois de le sortir de son contexte, et à laquelle semble se rattacher la mienne. Si « néo-kantien » veut dire « dégageur de sens », voire moraliste, alors je veux bien l’être. Le grand film a un sens qui dépasse largement le cadre cinématographique tout comme le grand livre dépasse le cadre de la littérature. A chacun ses lectures et ses méthodes, n’est-ce pas ? Vous me permettrez donc de cohabiter avec vous, dans la Revue du Cinéma ou dans la Presse Littéraire, je vous demanderai de rester calme quand vous me lirez - d’autant que ce qui va suivre risque de vous déplaire souverainement.

    Car répondre à la question, si typique de notre cher Joseph, « pourquoi le cinéma ? », revient à élaborer rien moins que sa propre critique du jugement, une objectivation de ses goûts, ce qui selon vous ne sera à coup sûr qu’une énième mise en scène, pataude et narcissique, de son petit moi. Pourtant, n’y a-t-il rien de plus passionnant et de plus stimulant que le goût des autres ? N’en apprend-on pas plus sur tel grand film en y risquant son être profond ? Et s’étriper autour d’un plan d’Eisenstein, n’est-ce pas là vivre à fond ce que l’on aime ? Il est là notre point commun, Transhumain, nous aimons le cinéma… Et nous aimons avoir raison ! Tant pis donc pour la boucherie et va pour l’idiosyncrasie !

    295715279_7e11d38053.jpg1 – L’inquiétante étrangeté.

    « Quand on aime le cinéma, on n’aime pas la vie » disait François Truffaut qui aimait les femmes et le cinéma - et peut-être les femmes rien qu’au cinéma. Comme Mia Farrow dans La rose pourpre du Caire de Woody Allen, nous allons au cinéma d’abord pour nous consoler de la réalité. De tous les arts, et s’il en est un, le cinéma est celui qui a le plus à voir avec le rêve et l’illusion – c’est-à-dire avec les arrières-mondes. Si l’on définit le réel comme une singularité non reproductible, alors le cinéma est, comme le dit Clément Rosset dans L’objet singulier, « celui qui entretient le moins de rapports avec la réalité ». Et le philosophe de l’idiotie d’en donner les raisons : « Capable aussi bien de s’approprier les moyens des autres arts (…), que de suggérer à s’y méprendre les traits de la vie réelle (…), le cinéma souffre à la fois d’un manque de langage spécifique par rapport aux autres langages artistiques et d’un manque d’originalité par rapport au réel qu’il est tenté de se contenter de doubler, en raison de sa dangereuse proximité. » [1] Le septième « art » ne serait donc capable que de faire dans la duplication sans surprise ou dans la doublure grossière, d’osciller entre fac-similé et le tour de passe-passe. Cette dichotomie s’avère historique puisque les « inventeurs du cinéma » furent d’une part les frères Lumières et leur cinéma du réel, documentaire et déjà social, et d’autre part, George Méliès et son cinéma fantasmagorique, délirant, digne produit de l’illusionniste qu’il était à l’origine.

    La lune ou la gare de Ciotat, voilà les deux directions premières du cinéma. Bien entendu, cette dichotomie ne resta pas telle quelle tout au long de son histoire. Au contraire, réalisme et fantastique se mêlèrent étroitement dès les débuts de cet art, et même pourrions-nous dire que le cinéma ne devint art que dans ce mélange des deux genres. Antonin Artaud, en 1949, ne prédisait-il pas que « Le cinéma se rapprochera de plus en plus du fantastique, ce fantastique dont on s’aperçoit toujours plus qu’il est en réalité tout le réel, ou alors il ne vivra pas. »[2] Faire du fantastique avec du réel (Luis Bunuel, Fellini, David Cronenberg), ou du réel avec du fantastique (Vincente Minelli, Raoul Ruiz, David Lynch), n’est-ce pas là la singularité et l’excellence propre de l’art cinématographique ? Encore s’agit-il de comprendre ce que l’on entend ici par « fantastique » - non, comme le dit Rosset, « ce qui tranche sur l’ordinaire cours des choses – comme le surnaturel, le miraculeux, l’extra-terrestre ou le divin – mais plutôt ce qui y est à la fois étranger et présent, à la fois partie contradictoire et partie prenante. Pour être fantastique, il ne suffit pas d’être différent du réel : il faut aussi (et surtout) y être inexplicablement mêlé. » Est fantastique ce qui est incompréhensible et qui ne laisse pas d’être. Des oiseaux qui attaquent sans raison, des portes qui s’ouvrent d’elles-mêmes et donnent sur un couloir, un mort que l’on enterre et que l’on déterre trois fois de suite parce que l’on se demande qui l’a tué, une femme que l’on a vu mourir et que l’on croise dans la rue, un verre de lait que votre mari vous apporte et qu’on croit empoisonné, un policier frappé au couteau et qui titube en arrière dans un escalier, agonisant sans tomber. Nul mieux que Hitchcock (dont le cinéphile joueur aura reconnu les films dans la phrase précédente) n’a rendu cette « inquiétante étrangeté » de la réalité. Dans le brouillage du réel et du virtuel, le cinéma est à son affaire. On sera donc en phase avec Clément Rosset quand il conclut que « si le cinéma est particulièrement bon dans le fantastique, c'est qu'il n'est, à la limite, de bon fantastique que cinématographique. »[3]

    Le cinéma « onirise » tout ce qu'il touche. Sa spécificité est moins de rendre l'impression des choses que de créer une surimpression de celles-ci – la surimpression étant précisément le premier des « effets spéciaux » du cinéma, de ces « trucs » du magicien Méliès qui font notre bonheur et que l’on va retrouver chez des cinéastes aussi différents que Lherbier, Murnau, Lang, Welles, jusqu’à Ruiz, Lynch et à sa manière Kubrick. Une image sur une autre image. Une image dans une autre image. « Alice a-t-elle vraiment couché avec le beau marin ? Elle me dit qu’elle a failli, mais moi, son mari, Bill je la vois faire l’amour – faire l’image - avec lui. Et là, ces femmes qui veulent coucher avec moi, qu’est-ce à dire ? Où suis-je maintenant ? Tous ces gens masqués qui baisent dans ces salons, ces couloirs, qui sont-ils ? Pourquoi veulent-ils ma mort ? Et qui est cette femme masquée qui se sacrifie pour moi ? Et ce masque que je croyais avoir caché, pourquoi dois-je le retrouver sur mon oreiller à côté de mon épouse qui dort ? Et pourquoi celle-ci me dit qu’elle vient de rêver ce que j’ai vécu ? En vérité, je deviens fou… » Un monde qui se brouille. Des fantasmes qui flirtent avec nous comme des fantômes. Des yeux grands fermés qui se font leur cinéma. En vérité, faisons un rêve avec Häxan-les sorcières, L'Aurore, Vertigo, Laura, Lola Montès, Juliette des Esprits, Persona, Eyes Wide Shut, Mullholand Drive. Voila quels sont les films, sinon les femmes, qui nous hantent, ceux (celles) qui font de la réalité un abîme, du monde un multimonde, de l’être un devenir bariolé et trouble qui ne cesse de nous échapper ou de nous atteindre, où les formes déformées et déformantes se déchaînent les unes contre les autres, où les miroirs font et défont les choses et où les reflets sont événements.

    Ainsi, non seulement le fantastique traditionnel trouve au cinéma ses lettres d’or, ou plutôt ses images de cristal (et au risque de faire hurler puristes science-fictionneux et intégristes lettreux, nous serons en droit de dire que si n'importe quel livre est supérieur à n'importe quel film, n'importe quel film fantastique est supérieur à n'importe quel livre fantastique[4]), mais surtout c’est au cinéma qu’ont lieu ces étranges noces de l’ordinaire et de l’extraordinaire, du social et de l’onirique, et nous oserions dire, à la manière du Bergson de Matière et mémoire, du matériel et du spirituel.

    985590291.jpg2 - Régime organique et régime cristallin.

    Vertov/Dreyer. Pasolini/Bresson. Losey/Bergman. Kubrick/Tarkovski. Fascinantes oppositions ! D’un côté la matière, l’homme collectif, la pulsion, l’intelligence purement cérébrale (mécanique comme une orange !) ; de l’autre la grâce, l’individu, l’âme, la miséricorde. Cela fonctionne aussi moralement : machine/humanité, aliénation sociale/liberté existentielle, violence/culpabilité, meurtre/sacrifice, mais avant tout, et pour chacun de ces chiasmes, perception/conscience, action/mémoire, mouvement/temps. C’est quand l’imaginaire devient spirituel que le cinéma monte d’un pas vers le sublime et atteint son statut d’art total. Pour cela, il lui faut faire, comme le dit Gilles Deleuze dans ses Pourparlers, « sa révolution kantienne »[5], soit cesser de subordonner le temps au mouvement et au contraire faire du mouvement une dépendance du temps.

    C’est très facile à comprendre. Dans l’image-mouvement, celle qui va en gros des débuts du cinéma jusqu’à la cassure morale de la seconde guerre mondiale, un film raconte une histoire qui suit toujours le même schème organique. Une situation donnée, généralement présentant un défaut (par exemple un petit village de l’ouest qui vit en paix jusqu’à ce qu’un bandit y arrive), doit être corrigée par une action (normalement menée par le shérif ou le redresseur de tort ou l’incorruptible) qui rétablira une nouvelle situation, celle-ci étant soit l’originelle, paisible et propre, soit une autre encore plus positive (le combat contre le méchant ayant permis de réconcilier des gens qui s’étaient fâchés ou de donner une seconde chance au cow boy déchu, tel le célèbre personnage de Dean Martin dans Rio bravo) - en attendant le prochain déséquilibre. On reconnaît là l’habituel schéma hégélien : l’histoire, grande ou petite, a pour mission de débarrasser la situation du négatif et de faire progresser cette dernière. Le réel n’est ici qu’une question de connexion logique entre différentes forces et qui suivent une harmonie préétablie où le bien finit par l’emporter sur le mal. Dans l’image-mouvement, pourrait-on dire, le réel a confiance en lui-même.

    Au contraire, dans l’image-temps, qui commence après la guerre et en Europe, soit dans les pays qui ont connu le totalitarisme ou l’occupation, tout n’est plus qu’affaire de chocs et de chaos, de hasards et de non-sens, de déviations et de déviances. Ce seront les moments du néo-réalisme italien, de la nouvelle vague française, et un peu plus tard en Allemagne celui du cinéma de Fassbinder qui semble avoir été un genre et une époque à lui tout seul. Au « mouvement » déterminé et optimiste par lequel la nation se construisait, répond un « temps » qui, selon le mot de Gaspard Noé dans Irréversible, « détruit tout. » Commence alors le règne du faux-raccord (ou du faux mouvement) où c’est le temps qui décide des devenirs, fixe les rapports, fige les actions, intensifie les réactions, sans jamais recourir à un Deus ex Machina. Dans ces films, le réel n’est plus sûr de lui. Ce qui s’y passe n’est jamais de l’ordre d’une volonté transcendante – même si la transcendance y apparaît sous une autre forme : la grande pitié a remplacé le principe de l’ordre. A peine peut-on parler de « monde » tant le caractère indécidable de ce que l’on voit sur l’écran apparaît précisément im-monde. C’est l’Italie de Rome ville ouverte de Rossellini où l’on résiste tant bien que mal au fascisme, c’est l’Allemagne d’ Allemagne année zéro ou des enfants se suicident dans les décombres, c’est enfin la petite île de Salo où les fascistes font d’un camp de concentration un bordel dans le Salo de Pasolini. Mais ce sera ensuite la Rome moderne et corrompue, envahie par les télés, les beatniks et les motards de Fellini Roma, ce sera le naufrage d’un couple qui ne trouve plus de « mouvement » à son amour, dans le Voyage en Italie de Rossellini, le film qui annonce toutes les dérélictions antonionienne. Avant, c’était l’homme qui faisait le monde, désormais, c’est le monde, l’immonde qui défait l’homme. Quand une femme disparaît, on se demande moins ce qui lui est arrivé que ce qui nous arrive à nous qui n’avons pas (encore) disparu (L’avventura). Impossible d’échapper à l’indécidabilité de son destin. Celui qui tue son identité ne peut qu’aller mourir dans une autre (Profession reporter). Ne parlons même pas d’une enquête qu’un photographe de mode mène sur un meurtre à travers des photos qu’il a prises dans un parc, elle n’aboutira à rien (Blow up). Dans l’image-temps, il n’y a plus d’action, seulement des flux, des va et vient singuliers et irrécupérables. La narration traditionnelle a éclaté, la psychologie « sensori-motrice » des personnages n’est plus. L’ordre du monde ne fut-il qu’une illusion ?

    Quant à la France de Truffaut et de Godard, elle n’est plus ce qu’elle était. Dans leurs films, les corps se mettent à errer sans but comme celui, célèbre, d’Anna Karina dans Pierrot le fou qui fait le somnambule sur la plage en répétant « j’ai rien à faire, j’sais pas quoi faire » ou encore comme celui du petit Antoine Doinel des Quatre cent coups qui court, qui court vers la mer qu’il voulait tant voir (mais pour quoi faire ? pour s’y noyer ? Décidément, il n’y a plus d’enfants dans l’image-temps). L’anarchie règne, qu’elle soit joyeuse (la série des Antoine Doinel, Une femme est une femme de Godard) ou tragique (Pierrot le fou, et le Godard des années quatre-vingt). Les présences sont intenses mais insignifiantes.

    Il y aura donc, selon Deleuze, deux régimes d’images : « un régime qu’on pourrait appeler organique, qui est celui de l’image-mouvement, qui procède par coupures rationnelles et par enchaînement, et qui projette lui-même un modèle de vérité (le vrai, c’est le tout). Et puis un régime cristallin, qui est celui de l’image-temps, procède par coupures irrationnelles et n’a que des ré-enchaînements, et substitue au modèle du vrai la puissance du faux comme devenir. »[6] Le mouvement déterminait les choses, le temps les suspend. L’organique croyait à l’action, à la solution des problèmes, au devenir positif des choses. Le cristallin annihile le monde, insiste sur des fragments de temps, instants sans foi ni loi, blocs de vie qui s’entrechoquent avant de retourner au néant. Dans les deux cas (car loin de Deleuze l’idée que l’image-temps soit « supérieure » à l’image-mouvement) la vie trouve sa voix – que cela soit dans le vrai et la loi morale, ou dans le faux et l’illusion vital - John Ford ou Luchino Visconti.

    Vertigo.jpg3 - La mort dans l'oeil (fascisme et pornographie)

    C’est cette puissance du faux qui pose problème aux ennemis du cinéma, le dernier en date, Stéphane Zagdanski. Dans La mort dans l’œil, celui-ci accuse en effet le cinéma, et à travers lui, toute l’optique platonicienne et occidentale, d’avoir remplacé le Verbe par la Vue, et ce faisant, de nous avoir proprement remis dans la caverne. Au fond, la rêverie cinématographique n’est que tromperie, sa capacité d’enregistrer le réel une imposture éhontée, et le plaisir qu’il procure au spectateur un plaisir de nécrophile onaniste ! Dans les salles obscures, nous sommes comme Scottie, le personnage de Sueurs froides, incarné par James Stewart, qui veut faire l’amour à une morte !

    Certes, comme le reconnaît Clément Rosset lui-même, la mort est partout au cinéma, « Le mort n’est pas seulement une figure fréquente dans le cinéma, il en est la figure exemplaire »[7], sauf qu’en bon nietzschéen, le gai philosophe ne fait pas de ce constat une preuve à charge contre le cinéma. Cette mort est une mort pour rire et ne fait que répondre, comme tous les arts du spectacle, au besoin cathartique qu’a l’homme de contenir la peur de celle-ci. Tout comme le faux qui, à l’instar du vrai, n’est intéressant que lorsqu’il sert la vie. Par ailleurs, belle ou laide, une image n’est malgré tout qu’une image.

    Impossible pour le puritain, protestant ou juif, d’être aussi « léger » à l’égard de celle-ci (« léger » veut dire ici « sain d’esprit »). Entre la vie et ce qui copie la vie pour nous faire mourir (et c’est, selon Zagdanski, ce que « veut » le cinéma), il faut choisir. Si le cinéma est la mort à l’œuvre, c’est non seulement parce que les cinéastes, des plus côtés aux plus méprisés, nous jettent dans l’oeil d’innombrables meurtres et actes de violence, disons un film sur deux, mais surtout parce que l’idée même du cinéma est de nous imposer des images, c’est-à-dire des copies des choses, sans que l’on puisse mentalement y résister, et qui donc nous empêchent de penser et font de nos corps des réceptacles mortifères – des tombeaux « vivants », tel celui du personnage d’infirmier halluciné et mystique incarné par Nicolas Cage dans A tombeau ouvert de Martin Scorcese. Et de fait, pour Zagdanski, le cinéma est avant tout une technique de manipulation, et par conséquent, l’art béni des dictatures. Comment y résister ? L’image a ceci de pervers qu’elle se substitue au réel avec une facilité déconcertante. Elle nous fait croire ce qu’elle veut, nous impose des fantasmes que nous n’avions pas (comme Tom Cruise dans le déjà nommé Eyes Wide Shut), triomphe de notre volonté en nous faisant adhérer au nazisme (Le triomphe de la volonté de Léni Riefenstahl) ou au communisme (La terre de Dovjenko, le fameux « plus beau film du monde » qui excite l’adhésion de n’importe qui un poil sensible), n’ayant aucun mal à remplacer notre œil par une caméra (l’homme à la caméra de Vertov), notre corps par un robot (Métropolis de Lang) et même notre sexe par un automate (Le Casanova de Fellini). Bref, le cinéma est bien cette «Matrix » qui tue notre liberté, réveille notre piété pour ce qui n’existe pas, endort notre vrai désir et nourrit notre onanisme. Son essence est n’est rien moins que pornographique. Gros plan, zooms et travellings semblent n’avoir été inventés que pour filmer des coïts - coïts improbables qui plus est puisque filmés non en fonction des hardeurs mais en fonction des spectateurs-voyeurs. On ne le dit pas assez mais personne de normalement constitué ne fait l’amour comme on le fait dans un film porno – c’est-à-dire en « montrant » à un tiers les organes en action. Pervers cinéma qui nous « montre » les étalons et les supers héros que nous ne sommes pas et nous fait croire que nous le sommes !

    A un voyeur, on peut faire tout croire. Soit qu’il fait l’amour alors qu’on le branle, soit qu’il peut ressusciter comme le héros du film alors que c’est le film qui le tue, lui, le spectateur. A la fin de Underground, chef-d’oeuvre d’Emir Kusturica[8], tous les personnages qui s’étaient entretués sur l’impossible sol yougoslave se retrouvaient enfin unis, les handicapés guéris, les morts ressuscités, les frères ennemis de nouveau amis, dans une Yougoslavie idéale en forme d’île prenant le large – parfaite image d’un paradis sans enfer et qui constitue, contre toutes les théologies officielles, le seul espoir que nous pouvons réellement avoir. Dépasser la condition tragique de l’homme, tel est le rêve théologique de Kusturica et telle est l’obscénité absolue pour un Godard pour qui revenir à cette croyance primitive en une « réconciliation universelle » dans un autre monde est de l’ordre de la séduction fasciste ! Si le cinéma ne doit se contenter que de faire « juste des images », c’est parce qu’il doit bien se garder de tomber dans le messianisme à la Kusturica ou à la Kubrick – autre cinéaste abhorré par Godard. Pour le protestant comme pour le juif, le péché irrémissible du cinéma est de vouloir faire croire au monde par l’image - et en ce qui concerne encore Kusturica, de faire croire que « la vie est un miracle » alors que pour Godard, comme il l’avait déclaré au festival de Cannes de 2003, « le seul miracle est qu’il y ait encore de la vie à Sarajevo ». Discréditer la métaphysique par la politique, la vie jaillissante par la vie résistante est le mauvais procès par excellence et une erreur ontologique profonde – car, comme l’aurait dit Pascal, il faut craindre autant la mort dans le péril qu’hors du péril. Il faut vénérer la vie dans sa fragilité comme dans son éternité. Il faut, enfin, croire au monde – et pour Deleuze, tel est, au bout du compte, l’enjeu véritable du cinéma contemporain : « La question n’est plus : le cinéma nous donne-t-il l’illusion du monde ? mais : comment le cinéma nous redonne-t-il la croyance au monde ? »[9]


    lesacrif-tark-4.jpg4 - Bethléem plutôt que Jérusalem.

    Tant pis pour Stéphane Zagdanski s’il croit que le cinéma n'est qu’un stupide « voyage dans la lune » que nous les cinéphiles prenons pour une « quête » spirituelle, confondant honteusement le lunaire et le céleste ! N’est-ce pas en fait lui qui est incapable de discernement et prend pour de bon des vessies pour des lanternes ? Oui, le cinéma agit sur nous comme un tour de magie et en ce sens nous « trompe », et alors ? Nous le savons qu’il y a « un truc ». Nous faisons semblant d’y croire pour notre plaisir et pour notre santé mentale. C’est lui, Zagdanski, spectateur candide et puritain, qui est indifférent au « truc ». De toutes ses forces d’anti-idolâtre, il refuse qu’on le trompe même pour rire, il refuse qu’on fasse « comme si », il refuse de se laisser aller au rêve éveillé. On a beau lui répéter que le cinéma ne nous ment et ne nous manipule que pour mieux nous rendre compte du mensonge et de la manipulation, il se bouche les oreilles. Drôle de nietzschéen quand même et qui, beaucoup plus qu’à Nietzsche, correspond trait pour trait à ce malade dont parle précisément l’auteur du Crépuscule des idoles et qui parce qu'il ne supporte pas le vin oblige tout le monde à boire de l'eau. Eh bien, nous qui aimons l'ivresse et la lumière, nous qui aimons le vin et la vie, nous qui croyons en la transsubstantiation, nous ne craignons ni les images ni les mélanges !

    Ce qui manque à Zagdanski, en fait, c’est la catholicité. Cette catholicité typiquement « Contre Réforme » qui est au cœur du cinéma et qui loin de nous faire fuir le monde au contraire nous le redonne – nous permet de re-croire en lui. Alors en effet, ce nouveau lien entre l’homme et le monde passe aussi par la séduction des objets d’art, des belles parures et des bonnes odeurs. Bethléem plutôt que Jérusalem. Les Rois Mages plutôt que les Prophètes. Le cinéma comme ce qui nous couvre d’encens, de myrrhe et d’ or ? Mais oui. Pourquoi refuserions-nous d’être aussi délicatement pris à partie ? Le Christ les a acceptés volontiers car il n’a pas dédaigné être homme jusque dans l’image. Est catholique celui qui n’a pas peur des visions et qui sait qu’une image, aussi belle soit-elle, n’est jamais qu’un lien sensible avec le Très Haut. Inutile donc de faire un drame de l’image qui n’est que le mal nécessaire de l’Incarnation. Païen pour rire, le catholique ne prend pas pour argent comptant ce qu’on lui « montre », même s’il s’y complait un moment.

    Par ailleurs, c’est en lui montrant la beauté du monde que l’homme pourra de nouveau y adhérer. Le beau conduit au vrai comme l’image peut conduire au monde. Car il ne faut pas se leurrer. Pour nous modernes, Dieu est mort autant que le monde ! Comme le dit Deleuze, « le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié. Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film. (…) C’est le lien de l’homme et du monde qui se trouve rompu. Dès lors, c’est ce lien qui doit redevenir objet de croyance : il est l’impossible qui ne peut être redonné que dans une foi. La croyance ne s’adresse plus à un monde autre, ou transformé. L’homme est dans le monde comme dans une situation optique et sonore pure. (…) Seule la croyance au monde peut relier l’homme à ce qu’il voit et entend. Il faut que le cinéma filme, non pas le monde, mais la croyance à ce monde, notre seul lien. On s’est souvent interrogé sur la nature de l’illusion cinématographique. NOUS REDONNER CROYANCE AU MONDE, TEL EST LE POUVOIR DU CINEMA MODERNE (quand il cesse d’être mauvais). Chrétiens ou athées, dans notre universelle schizophrénie, nous avons besoin de raisons de croire en ce monde. C’est toute une conversion de la croyance. »[10]

    C’est toujours le même problème : contrairement à ce que pensent les idiots, à un certain moment, le savoir ne suffit plus. Pour vivre vraiment, il faut remplacer le modèle du savoir par le modèle de la croyance (Kant) - car l’éthique et la foi passent par l’imaginaire plus que par la raison. Pour que l’homme aime son prochain, il lui faut autre chose que de la science. La reconnaissance de l’altérité par le visage est une question qui concerne autant Emmanuel Lévinas qu’Ingmar Bergman. Ne nous laissons donc pas impressionner par les athées qui pensent toujours que les croyants ne regardent pas la vie en face. C’est vrai, ils la regardent en profondeur, ils la regardent en hauteur (et non pas de haut), ils la regardent en gros, moyen, ou grand plan. Ce sont eux les grands vivants du monde. D’ailleurs, il suffit de parler à un croyant pour se rendre compte qu’il est dans une exigence de vie qui fait frémir le non-croyant – ce dernier toujours à faire des manières. Et qui au cinéma ne supporte ni les comédies musicales de Gene Kelly, bien trop frivoles à son goût, ni les films de Pasolini, bien trop insoutenables pour sa tiédeur. Pour nous qui aimons Brigadoon autant que Porcherie, nous avons l’impression qu’il rate tout ce qui fait le sel et le sucre de la « vraie vie » qu’il était pourtant censé aimer plus que nous.

    Alors, pourquoi le cinéma ? Parce qu’il est l’affaire religieuse de notre temps. Parce qu’il pose mieux que nul autre la question du lien, sinon du lieu, entre l’homme et le monde. Parce qu’il réenchante le monde. Parce qu’il est la Passion du monde. Parce que l’âme n’a jamais eu plus de chance qu’avec Dreyer, Bresson et Tarkovski et que le corps n’a jamais eu plus de présence qu’avec Cassavetes, Zulawski et Pialat. Parce que Gena Rowlands, Sandrine Bonnaire, Falconetti et aussi Marilyn Monroe, Kim Novac, Nicole Kidman. Parce que Chantons sous la pluie et Au hasard Balthazar, Orange mécanique et Pauline à la plage, Le dernier des hommes et Les aventuriers de l’arche perdue, Amarcord et Nous nous sommes tant aimés, Stalker et Qui veut la peau de Roger Rabbit ? Les affranchis et Les demoiselles de Rochefort, Le mystère Picasso et Monte là-dessus ! Il était une fois en Amérique et A nos amours, Providence et Kill Bill, L’Evangile selon Saint Matthieu et La passion du Christ. Oui, le cinéma est bien un truc théologique – et c’est la raison pour laquelle, nous autres cinéphiles, nous nous disputons tant le prêche…

     

    (Cet article est paru dans La revue du cinéma n°3 d'août-septembre 2006)

     



    [1] Clément Rosset, L’objet singulier, Editions de Minuit, page 51

    [2] Cité par Rosset, page 52.

    [3] Ibid, page 54.

    [4] Nous en voulons pour preuve que "Dracula" fut finalement mieux servi par Murnau, Tod Browning, Térence Fisher, Werner Herzog, ou Francis Ford Coppola que par son propre auteur, Bram Stocker. Enfin, si les contes de Perrault ou les romans de Lewis Carrol, de John Barrie ou de Collodi restent évidemment des chefs-d’œuvre de la littérature enfantine, il n’en reste moins évident que Blanche Neige, Cendrillon, Alice, Peter Pan, Pinocchio et les autres ont pris définitivement, et pour tous, les traits que leur ont donné les animateurs des studio Disney. Dans l’imaginaire et l’illustratif, le cinéma ne craint personne.

    [5] Gilles Deleuze, Pourparlers, Editions de Minuit, p 92

    [6] Ibid, page 94.

    [7] L’objet singulier, page 55

    [8] Et que je tiens, qu’il me soit permis de le dire, autant pour l’un des dix plus beaux films du monde que pour le prototype de ce que peut nous proposer le cinéma (la cristallisation du temps, le faux mouvement qui va jusqu’au délire, la mise en abîme vertigineuse, les arrières-mondes consolateurs, l’action surréaliste, les couleurs splendides, « l’émotion » enfin si chère à Samuel Fuller).

    [9] Gilles Deleuze, L’image-temps, Editions de Minuit, page 237

    [10] Ibid, page 223.

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