Qu'est-ce qu'un con ? s'est-on un jour, je crois, tous demandé. Car enfin, un con a beau être le plus grand con du monde, il n'en reste pas moins que tout le monde n’est pas de cet avis. Le con en question a des parents, des amis, des supporters même, bref, des tas de gens qui ne le prennent pas du tout pour ce qu'il nous apparaît. Pire : c'est nous qui risquons de passer pour tel à ses yeux et à ceux de ses compères. Prenez Florent Pagny, Aude Lancelin, Stéphane Guillon ou désormais Charles Dantzig (des « synthèses » comme on dit), force est de constater qu’ils ont leurs fans, leurs champions, leurs apôtres. La connerie est universelle, elle n’est pas du tout unanime. Encore moins démontrable. Le con, c’est toujours l’autre, et l’autre est toujours sacré. Sacré con. Con sacré. Putain de mentalité judéo-chrétienne augustino-lévinassienne ! J’t’en foutrai des visages d’alters ! Au fond, l’expérience de la connerie n’est rien d’autre que la fort traumatisante expérience de la « différence ». Trouver con quelqu’un, c’est se trouver borgne soi-même. Même un Pagny a la grâce de Dieu, sinon de son percepteur d’impôts. La connerie nous oblige donc à relativiser. Et pour ne rien arranger, nous voilà immanquablement le con d’un autre – c’est-à-dire quelqu’un qui ose n’être pas sensible à notre charme ni à notre esprit, un con qui met en doute notre goût et notre discernement généralement admirés de tous nos cons de proches. Non seulement notre jugement défavorable à l’égard du con en question n’a pas atteint son but mais en plus il s’est retourné contre nous-même. J’aime la compagnie des cons car je suis toujours le plus intelligent, disait Wolinski. Si au moins c’était vrai ! Hélas, la force du con est telle que précisément vous ne pouvez plus être intelligent avec lui. Avec quelle puissance, quelle évidence, quelle vie, oserais-je dire, il nous assène ses idées ! A bien des égards, il est plus fort que nous. Il nous surprend par son impudence, sa sincérité, son sérieux imperturbable, la logique interne de son raisonnement. Il nous surprend car il ne fait pas partie de nos catégories mentales. Le con, c’est celui que nous n’avions pas prévu. N’avez-vous pas remarqué que lorsque vous êtes obligé de discuter avec un con, c’est toujours lui qui l’emporte ? C’est que le con n’est pas arrêté comme vous par le bon sens, la charité ou le sens de l’humour. Dénué de toute prudence comme de toute probité intellectuelle, le con fonce dans son raisonnement avec une cohérence imparable que vous êtes bien en mal de freiner. Le con est celui qui pense plus vite que vous. Il perçoit des détails que vous avez laissés de côté, confond l’essentiel avec l’accidentel, rassemble des éléments épars qui n’ont rien à voir avec la question – ou de manière tellement lointaine que vous ne les aviez pas pris en compte – et avec une habileté brutale et irritante qui vous laisse sur le carreau. Car sa méthode est de vous embrouiller et de vous rabaisser. De vous mettre à son niveau. Or, à son niveau, vous ne comprenez plus rien. Il peut donc triompher de vous haut la main. Quel contentement pour lui d'avoir ridiculisé votre sensibilité et votre logos ! Con comme la lune dit-on. Eh oui ! Con comme une évidence, une nécessité cosmique, un bout de réalité insignifiante mais suffisante pour tout contrarier, influer sur les humeurs et bouffer de l’intelligence.
Depuis que j’ai lu ce qu’il a écrit de George Steiner (cf. Magazine littéraire de ce mois), Charles Dantzig rejoint la catégorie de ces imbéciles infaillibles. Comme beaucoup d'entre nous, je tiens George Steiner pour une personnalité remarquable, un penseur hors du commun, un éveilleur merveilleux, un maître à lire et même à vivre, car lire c’est vivre, n’est-ce pas ? « Quand je lis Don Quichotte, je sue » disait Nabe. Quand je lis Steiner, je pleure de bonheur. L’homme lui-même est lumineux. J’aime son visage de renard, son sourire gourmand, sa voix chantante qui capte l’attention (comme ce jeudi 08 juin dans l’auditorium de la BNF). Qu'il nous raconte qu'une de ses élèves l'ait quitté un jour pour aller aider Mère Thérésa après lui avoir dit que tout ce qu'il enseignait était de "la merde bourgeois" ou qu'il aille serrer la main à Lucien Rebatet en lui disant qu'il est "le dernier des salauds" mais qu'il considère que Les deux étendards est l'un des plus beaux romans français, ou encore qu'il fasse l'apologie de son ami Pierre Boutang, ce dernier au bord des larmes (dans le très bel extrait d'Océaniques), tout en lui est intelligence amoureuse, plaisir de comprendre, ou comme il le dit si bien dans Errata, à propos de son enfance, "fête exigeante". Tant pis si, paraît-il, il a un caractère impossible ! A ce grand maître, on pardonne volontiers son côté scrogneugneu d’ailleurs récent et ses déclarations un rien hautaines, d’un pessimisme facile, sur la fin de la culture et la décadence de notre monde. Comme il l’a dit lui-même et plus justement, le pourcentage de génies reste à peu près le même quelles que soient les époques et les politiques, et que même une période dite pauvre comme la nôtre n’est pas éternelle. Au fond, l’apocalypse est une complaisance comme une autre. Il n’empêche, le génie de George Steiner est d’avoir tenté de comprendre la culture comme une mystique, d’avoir voulu voir dans les grandes œuvres l’excellence et le salut de l’humanité, d’avoir cru en Shakespeare, Dante et Proust comme on croit en Dieu, d’avoir porté l’amour du Verbe aussi loin que possible, le tout à travers une œuvre incroyablement stimulante, profonde et lisible. Si la culture bouffe l’art, la grande culture s’en nourrit. Celle de Steiner n’a rien à voir avec la politique culturelle contemporaine qui confond le "pour tous" avec le "chacun", où le grand livre est un chapitre de manuel de littérature démocratique (le grand livre que certains de nos pédagogues de l'éducation nationale appellent "le support écrit"), le grand tableau une image sur laquelle on a le droit de dessiner ce que l'on veut, et la quarantième symphonie de Mozart une sonnerie de portable. Non, la culture au sens où l'entend Steiner est compréhension et mémoire, consolation et rédemption - révélation de l'absolu. L'essentiel est qu'un instant dans notre vie, chacun de nous ait approché, même de loin, l'excellence. « De façon presque inconsciente, l’excellence rudoie. Peu importe. Dès qu’un jeune homme ou une jeune femme aura été exposé au virus de l’absolu, dès qu’il aura vu, entendu, « flairé » la fièvre chez ceux qui traquent la vérité désintéressée, il subsistera quelque chose de cette incandescence résiduelle. Pour le restant de leur carrière tout à fait ordinaire, peut-être, et bien que sans éclat, ces hommes et ces femmes seront munis de quelque garantie contre la vacuité. » écrit-il superbement dans Errata. Oui, en effet. Un instant d’absolu et la vraie vie, la littérature, vaut le coup. Alors qu'un instant avec Charles Dantzig et ni la littérature ni la vie ne valent plus rien.
Donc, Dantzig n'aime pas trop George Steiner. Celui-ci lui apparaît comme un savant imbu de sa personne pour qui la littérature est une question d’éternité et de transmission, et pour Dantzig, qui conçoit précisément la littérature comme une affaire égoïste et ne tutoie Racine et Molière que pour des raisons d'égalitarisme et non pas de fraternité, c’est un peu too much. « Ainsi, quand de son style pataud (sic), écrit Charles, George Steiner définit ces classiques comme « une forme signifiante qui nous lit » et précise que leur fonction est de nous « questionner » (Errata) il oublie que les mauvais livres ont aussi cette capacité, et le Da Vinci Code donne plus à penser à quantités de lecteurs que L’école du Christianisme de Kierkegaard ». La belle affaire que de mettre un grand classique au niveau d’un best-sellers international et de faire semblant de confondre leurs critères au détriment du classique et au profit du commercial ! Autant dire qu’un vin de table est meilleur qu’un Cheval Blanc sous prétexte qu’il se vend mieux, ou qu’une belle femme est moins intéressante qu’un boudin pour la bonne raison que les boudins sont plus nombreux. Ce qui est remarquable avec les pourfendeurs de l'élite, c'est qu'ils ne se rendent jamais compte qu'ils se rendent justice à eux-même ! Et donc toi Charles, si tu appliques ton raisonnement à toi-même, tu prends Dan Brown, la vinasse et la pétasse ! Comme tous « ceux à qui le caviar répugne » (Errata), tu veux en dégoûter tout le monde et faire en sorte que ce même monde ne goûte plus que ta mélasse. Ton mépris de la hiérarchie te fait tomber toi-même dans les restes de la masse. Une masse, en outre, que tu méprises allégrement en bon petit bourgeois que tu es. Cet insupportable mépris que tu as contre ces « quantités de lecteurs » qui préfèrent un thriller ésotérique un peu lourd mais bien conçu (tu sais, il y a de bons et de mauvais blockbusters comme il y a de bons et de mauvais ouvrages de philosophie – ce n’est pas le genre qui fait la valeur), est bien de cette coterie Verdurin où l'on te donne l’impression d’être le maître mais n’a strictement rien à voir avec l’élitisme de l’excellence prisé par Steiner qui te débecte tant. Tu vois le hic, Charles. En bon démocratiste pour qui toute idée de hiérarchie fait horreur, tu finis par ne plus rien comprendre ni à Kierkegaard ni à Dan Brown ; pire, tu finis par mépriser et l’élite et le peuple, alors que Steiner, en bon anarchico-platonicien, plaide certes pour une élite mais sans mépriser personne. C’est amusant de constater que cela soit toujours chez les tenants du nivellement égalitariste que l’on trouve le plus de racisme social.
Tu t’en prends ensuite à la manière qu’a Steiner de révérer la citation et la récitation des grands textes. "L'apprentissage traditionnel, avec son par coeur aujourd'hui vénéré et qui inculquait surtout des idées reçues, avait pour conséquence principale de dégoûter la plupart des élèves de Corneille, de Racine ou du Rabelais..." Scander du Corneille, du Racine, ou du Rabelais, c'est s'aliéner à des idées reçues ? Phèdre n'est pas suffisamment pour toi du bon français pour qu'on daigne l'apprendre par coeur ? Pantagruel pervertit la tête des élèves ? « La littérature [selon Steiner],écris-tu au risque de t'étouffer, n’aurait vécu que grâce à « la capacité de citer les Ecritures, de citer de mémoire de grands passages d’Homère, de Virgile, d’Horace et d’Ovide, de renchérir immédiatement sur une citation de Shakespeare, de Milton ou de Pope. » Bref, la littérature, c’est Question pour un champion. Un professeur reste souvent un élève et George Steiner croit qu’elle consiste à passer un examen toute sa vie. N’a-t-il pas intitulé un de ses livres Maîtres et disciples ? Il n’y a ni maîtres ni disciples, sauf chez les médiocres » Voilà en effet la formule fatale, que je souligne, et qui m’a inspiré ma trop longue introduction sur le con. Ah mon pauvre Charles ! Que dire en effet d’une assertion que la totalité de l’histoire des idées et des œuvres dément ? Médiocres les maîtres-disciples ? Médiocres Parménide-Socrate-Platon-Aristote ? Ou Kant-Schopenheur-Nietzsche ? Ou Balzac-Proust ? Ou Bach-Mozart-Beethoven-Wagner-Malher ? Ou Titien-Rubens-Renoir-Matisse ? Ou Velazquez-Bacon ? Ou Renoir-Visconti ? Ou même tous ces maîtres anonymes qui ont tout appris aux noms les plus révérés au monde ? Qu’aurait été Bach sans Buxtehude ou Rimbaud sans Georges Izambard ? C’est un cliché presqu'honteux que de (te) rappeler que l’histoire des lettres et des arts est jalonnée par les liens entre ceux qui apprennent à créer et ceux qui créent et que ces liens entre maîtres et disciples (et complices dirait Matzneff) constituent la partie la plus émouvante et la plus stimulante de cette histoire… Mais visiblement pas pour toi Charles ! Il suffit d’ouvrir ton histoire égoïste de la littérature pour se rendre compte combien tu la hais cette littérature. De la béatitude qu'il y a à vivre avec les grands auteurs à l'ingratitude qu'il y a à ne les fréquenter que pour mieux se faire voir, c'est toute la différence qui existe entre Steiner et toi. La notion d'une "histoire égoïste" était déjà une radieuse idiotie, vu que s’il y a précisément quelque chose qui peut nous départir de notre égoïsme, c’est bien la littérature. Quand on lit, on a envie de partager ce que l’on lit - misérable le lecteur qui garde son Stendhal pour lui !
On atteint le fond de ta rage : « la littérature n’est pas une filiale du savoir. Il n’y a que de l’amour. C’est ce que nous disait dans son premier livre, Tolstoï ou Dostoïevski, George Steiner : « la critique devrait naître d’une dette d’amour. » Hélas ! la sienne a vogué sur un fleuve d’amertume. Je n’en chercherai pas les raisons auprès d’un roman qui était en réalité un apologue, Le transport de A.H et qui n’a marqué personne…. » Qui a marqué tous ceux qui l’ont lu, veux-tu dire freluquet analphabète ! Décidément, pour toi, un bon livre n'est qu'un livre qui marche – comme ton dictionnaire ou « ton » Da Vinci Code, je me demande d’ailleurs lequel de ces deux ouvrages pollue le plus l’esprit du public. Quant à la littérature qui ne devrait être que de l’amour et non un savoir, là, tu sombres dans le sophisme le plus éhonté, car d’une part, le savoir peut aussi relever de l’amour (et l’amour qu’il existe entre maîtres et disciples est souvent le plus grand), et d’autre part, si la littérature est un « savoir », encore que le mot soit impropre, elle en est un de la vie et de l’humanité. Un grand livre en dit plus sur l’existence que toute la science du monde. Mieux que vivre, lire, c'est comprendre ce que l’on vit, et comme disait Claudel, comprendre, c’est jouir. La littérature exprime le réel mieux que le réel lui-même. Dire d’une réalité qu’elle est proustienne, dostoïevskienne ou claudélienne, c’est l’ennoblir. Un grand livre est une réalité à qui on a donné la parole et George Steiner restera comme le monsieur Loyal des relations charnelles entre les mots et les choses – n’avait-il pas le projet de publier un érotique du langage ? Toi qui ne vois en lui ni de grandeur dans ses lectures ni, ce qui est peut-être pire, de jubilation dans son écriture (Errata, Réelles présences et même Passions impunies sont des bonheurs d’intelligence et de style, car comme tous les pessimistes, Steiner est un joyeux roboratif), on finit par craindre que tu ne comprennes rien, que tu ne jouisses de rien et que par tes erreurs de méthodes, ton système d’anté-littérature, jamais personne ne dise d’un fragment de réalité qu’elle est dantzigienne. Et c’est pour cela qu’il est pitié de te voir t’arc-bouter à toi-même – égoïste conséquent que tu es. Ne t’importe au fond, et tu l’écris toi-même avec une suffocante candeur que « George Steiner, tout au confort de son pessimisme, nie la littérature vivante, et donc, me nie.» Encore une formule fatale que même le pire Tartarin de Saint Germain n'aurait pas osé prononcé ! Comment peux-tu défendre avec autant de sérieux et d'inquiétude ton existence de petit littérateur à succès ? « …c’est méconnaître notre présomption et peut-être même notre talent. Je vais vous faire une confidence, Georges Steiner : nous sommes là. » écris-tu sans rire ni rougir. O Charles ! Charles ! Il est terrifiant qu’un auteur de ton âge parle avec une telle arrogance de sa présence qu’il espère réelle. Fais ton oeuvre, vas-y ! Mais ne polémique pas avec un génie qui a pensé de fond en comble la culture occidentale ! Ecris ce que tu as à écrire sans faire ta tronche de cake parce que tu t'es senti insulté par quelqu'un qui sous-entendait qu'il connaissait mieux Hamlet que Nos vies hâtives ! Et si tu veux te battre, bats-toi avec tes frères plutôt qu'avec ton grand-père ! Tu paraîtras moins vulnérable. Car vois-tu Charles, en général, ce sont les vieux qui se sentent menacés par les jeunes, alors que toi, au final, on dirait que tu es un jeune qui se sent menacé par les vieux.