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civilisation

  • Le bon, la brute et le truand IV (dialogue sur les civilisations)

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    QUATRE



    -    Comme je vous l’ai dit quand je suis arrivé, je crois que vous êtes coincé dans votre symétrie totalitaire. Tout à l’heure, c’était avec Le Bon, maintenant, c’est avec vous-même.
    -    Je suis coincé avec moi-même ?
    -    Vous êtes de bonne foi dans votre dire et votre être mais vous n’avez pas la distance suffisante pour les accomplir.
    -    Autrement dit, je pourrais avoir raison mais je n’arrive pas à trouver mon principe de raison ?
    -    Exactement. Et vous vous retrouvez avec des positions racistes qui profondément ne sont pas les vôtres.
    -    Je suis un raciste malgré moi comme Sganarelle était un médecin malgré lui ?
    -    Absolument. Et c’est ce que je vais essayer d’extirper
    -    Amen.
    -    C’est une simple question de raisonnement. Ce que je vous propose là, c’est de répondre à mes questions en allant jusqu’au bout de votre subjectivité puis de m’écouter.
    -    Heu… Je vais avoir besoin d’un autre verre là.
    -    Ne vous en faites pas, je nous suis pris la bouteille.
    -    Evidemment si vous m’enivrez et me parlez en même temps, à la fin soit je vous casse la bouteille sur la tête soit j’adhère à SOS racisme.
    -    J’espère que vous ne ferez ni l’un ni l’autre.
    -    Bon, alors, allons-y. Exorcisez-moi.
    -    Qu’est-ce qui s’est passé dans votre enfance pour que vous en soyez arrivé là ?
    -    Non, mais bordel, vous vous foutez de moi ????
    -    Je plaisante, je plaisante….
    -    Il commence à me faire doucement chier, le goethéen réconciliateur !
    -    Non, plus sérieusement. Depuis le début, nous parlons en fait de rapports de forces.
    -    Ouais.
    -   Et vous considérez, à partir de la saillie malheureuse de Guéant, que nous pourrions être en mauvaise posture vis-à-vis de "certaines civilisations", et qu’il faut donc rétablir un nouveau rapport de force – quelle que soit la mauvais rhétorique employée. Faire en sorte que la peur change de camp, comme on dit.
    -    Ouais.
    -    Cela va vous surprendre, mais je suis d’accord avec ça.
    -    Ah ouais ?
    -    Oui, sauf que ma divergence avec vous est que l’arrogance, le recours à la « supériorité », à la « civilisation »,  outre que ce sont des termes aussi équivoques que bien abstraits (et donc trop vides pour être efficients, même dans la bouche d’une grande gueule), n’aboutissent au final qu’à affaiblir celui qui s’en sert. Plus on est arrogant, plus on est susceptible de perdre ses moyens.
    -   Pas toujours, Le Truand, pas toujours… Je vois dans quelle direction morale vous voulez nous amener et je souhaiterais de tout cœur suivre celle-ci. Mais je pense immédiatement aux fables de La Fontaine. Le loup est arrogant mais ce n’est pas l’agneau qui gagne, vous le savez bien. Et après La Fontaine, je pense à Hobbes : l’homme est un loup pour l’homme, etc, etc. On ne s’en sort pas. Il faut se faire loup si on veut survivre.
    -    Mais pourquoi ne pas se faire Christ ?
    -    Le Truand, Le Truand… Vous voulez tous nous faire crucifier ?
    -    Gandhi a fait de grandes choses.
    -    Charles Martel aussi !
    -   Ok… Très bien… J’abandonne ma direction morale, assez casse gueule, je l’avoue. Charles Martel, donc. Mais justement, Charles Martel.
    -    Quoi, Charles Martel ?
    -    Charles Martel s’est battu contre l’invasion arabe mais pas contre la civilisation arabe. Elle est là la différence fondamentale. Ce n’est pas la civilisation, l’ennemi, voilà ce qu’il faut vous mettre dans la tête, La Brute. Au fond, excusez-moi de la comparaison, mais vous raisonnez comme une racaille. Quelqu’un vous attaque et au lieu de vous défendre réellement contre lui, et en utilisant la force (car la force fait partie du droit, absolument), vous lui dites « fils de pute » - mais sa mère n’a rien à voir avec ça… Défendez-vous contre ce sauvageon, mais laissez sa mère (sa civilisation) tranquille, d’autant qu’il y aurait de fortes chances qu’elle-même veuille claquer son gamin si elle savait comment il s’est comporté avec vous.
    -    Un exemple frappant, je l’avoue et ne peux que vous approuver.
    -   Il faut donc savoir se défendre, se protéger, s’affirmer même, mais non dans la vulgarité de sa supériorité supposée. Vous êtes fort, soyez humble.
    -    Humble, humble…
    -    En votre for intérieur, La Brute, ne  pensez-vous pas que celui qui est humble est le vrai supérieur ?
    -    C’est compliqué, l’humilité, Le Truand. Vous savez très bien que l’humilité n’existe pas, qu’elle est un tour de passe passe effectué par l’orgueil. Vous avez lu les moralistes tout comme moi, La Rochefoucauld, Nietzsche, Cioran, et les autres. Qui me fait dire que votre humilité n’est pas une sorte d’hypocrisie larvée ? De calcul d’intérêt qui se fait passer pour de la noblesse d’âme ? De vice qui rend hommage à la vertu ?
    -   Ah La Brute, on dirait que vous avez été éduqué par les Jésuites et que cela vous a tellement dégoûté que vous ne croyez plus en la vertu vraie.
    -    Mais Le Truand, elle est là l’humanité, toute sale, toute simple. Il faut faire avec.
    -    Vous allez trop vite en besogne, La Brute.
    -    Et vous, vous coupez les cheveux en quatre.
    -    Mais c’est ça être humain :  couper les cheveux en quatre. Oser la casuistique. Oser la complication – je veux dire : la civilisation, la vraie, et qui est aussi vicieuse que vertueuse. Faire de grandes choses sans s’en vanter comme un pignouf. C’est fou comme les tenants de la civilisation supérieure comme vous sont toujours les plus bourrins et les moins civilisés quand il s’agit de la défendre.
    -    Parce que vous vous la défendez la civilisation peut-être ?
    -   Oui, je la défends mais à pas votre manière de vantard souverain et à laquelle vous vous forcez pour vous faire violence.
    -    Vous croyez à l’humilité sincère ?
    -    Oui. Et pire, je crois que celui qui est humble est supérieur — même en force et en puissance — à celui qui n’a aucune humilité. Et je crois aussi que lorsque  celui qui est humble se met à dire : « moi qui suis humble, je suis supérieur à tout le monde », il perd son humilité, et donc sa supériorité. Je pense qu’on est dans un cas comparable avec cette affaire de civilisation supérieure et inférieure. Même si Guéant a raison, il ne peut avoir raison qu’à condition de ne pas le dire et de ne pas le penser. Une civilisation n’est supérieure qu’à la condition de ne pas se croire et se dire supérieure, mais de croire en des valeurs qu’elle tient pour supérieures à elle-même. Et c’est le même problème que pour l’identité nationale : on ne défend bien la nation que si on défend autre chose que la nation, autre chose par rapport à quoi la nation est une valeur subordonnée. C’est Montaigne, Molière et La Fontaine qui font la grandeur de notre nation, ce n’est pas dire « notre nation est plus grande que la tienne parce qu’on le dit. »
    -    Donc, si je veux être supérieur, il ne faut pas que je le dise ?
    -    Si vous voulez qu’on reconnaisse votre valeur, ne soyez pas obnubilé par elle. De même, si vous croyez en l’élitisme, faites en sorte que personne ne s’en aperçoive. Et si vous vous sentez si fort que ça, faites profiter les autres de votre force – et sans leur faire remarquer qu’ils sont plus faibles.
    -    Mais s’ils le sont ?
    -    Eh bien dans ce cas, vous montrez que vous êtes fort en ne les écrasant pas de votre force. Que votre force soit contagieuse et non solitaire, centrifuge et non centripète, amoureuse et non égoïste.
    -    Un prêcheur, j’en étais sûr.
    -    C’est un principe maistrien qui m’est cher : il y a des vérités qui sont détruites à partir du moment où on les énonce. Affirmer violemment une vérité sous prétexte qu’elle est vérité, c’est en faire une vulgarité. Il ne faut jamais avoir raison d’avoir raison [6].
    -    Mais si j’ai raison bordel et lui tort ? Si je suis dans la vérité et lui dans l’erreur, je me la ferme pour ne pas le vexer ? Je lui dis « continue à exciser, c’est génial » ?
    -    Encore une fois, vous confondez la partie et le tout. Votre maladie à vous les impérialistes, c’est la métonymie, je crois. Non, respecter l'autre, c'est lui dire: « je pense que tu as tort » quand on pense qu'il a tort, ou : « tu commets une injustice ou un crime » quand il commet une injustice ou un crime (et l’excision est assurément les deux). Pas besoin de rajouter : «  à cause de ta civilisation est inférieure ». Ca ne veut rien dire, ça va lui permettre de noyer le poisson en parlant d'autre chose («  tu as vu la tienne, de civilisation ? »), et en plus de continuer à exciser.
    -    Ce que vous dites, c’est qu’on peut être contre l’excision sans être contre l’Afrique ?
    -    Je ne dis que ça depuis le début.  Il faut tenir les deux bouts : la fierté de soi et le respect de l’autre, la justice et le refus du mépris – et d’ailleurs la justice, c’est le refus du mépris. Claude Lévi-Strauss lui-même  a écrit  qu’on ne peut pas comparer les civilisations et qu’en même temps « il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre ou de penser au-dessus des autres ». Parce que dans le second cas on sait de quoi on parle et ce qu'on compare, mais pas dans le premier. Car parler de civilisation, ça permet de parler sans dire de quoi on parle. C'est commode, mais c'est catastrophique.
    -    Pourtant, ce mot existe bel et bien. Et sa signification est positive comme on le rappelait tout à l’heure : « rayonnement », etc.
    -    Mais rayonner, ça ne veut pas dire brûler.
    -    Hfffm….
    -    Mais si, je vous assure. Et c’est pourquoi la question de la valeur des civilisations ne joue aucun rôle dans nos choix réels. Nous jugeons et décidons à partir d'autres critères : droit, liberté, vérité, foi, utilité, beauté… Ça n’empêche pas du tout de juger telle croyance, telle religion, telle institution. Mais cela prouve peut-être, tout de même, à quel point il est dangereux de placer le débat sur ce terrain-là : d’une certaine façon, penser en termes de « choc des civilisations » c’est produire ce choc, le faire exister, puisqu’on somme l’autre de prendre des décisions radicales sur sa propre civilisation, de la raidir et de la fixer au lieu de la laisser à sa fluidité et à ses hésitations. — Tout comme il y a des vérités essentielles qu’on détruit en les énonçant, il y a des réalités redoutables qu’on fait exister en les nommant.
    -    Je voudrais être de votre avis, Le Truand, mais je n’y arrive pas. J’ai beau retourner le problème dans tous les sens, je trouve tout cela gentiment hypocrite. Traitez-moi de bourgeois vulgaire, d’occidental arrogant, de blanc suprématiste raciste, je préfère encore être Homais à Tartuffe.
    -    Au fond, vous souffrez du syndrome très moderne de la transparence, mon pauvre La Brute.
    -    Ma transparence contre votre jésuitisme, alors ? Car c’est le jésuitisme absolu que vous érigez en principe moral, Le Truand, je suis désolé. En gros, ce que vous dites, c'est que nous sommes les plus forts et les plus moraux mais qu'il ne faut surtout pas le dire de peur de vexer tout le monde. Il ne faut surtout pas en montrer aux faibles et aux débiles, mais merde, pourquoi aurions-nous tort d'avoir raison ? Pourquoi se priverait-on de notre gloire ? Pourquoi ne chanterait-on pas à la face du monde que la démocratie est le meilleur des régimes, et que des Grecs aux Américains, en passant par les Français de la Révolution, nous l'avons, nous, Occidentaux, inventés ? Et avec tout ce qui va avec, libéralisme économique et moral, prospérité, culture, Shakespeare, Mozart, et tout ça avec l'autocritique en pointe ? Quelle civilisation se critique mieux que nous, dites-moi Le Truand ? Quelle mauvaise tradition n'avons-nous pas abolie ? Quel progrès n’avons-nous pas fait dans tous les domaines ? Est-ce de notre faute si le monde entier s'est mis à nous imiter ? A s'habiller comme nous ? Est-ce de notre faute si les Japonais aiment le musée d’Orsay bien plus que nous aimons, nous, leurs musées ? Oh je suis sûr qu’ils doivent avoir des trucs remarquables, je ne dis pas…. Mais je dis quand même que Fukuyama avait raison - la fin des temps sera sociale-démocrate ! Même les pays arabes s'y mettent, c'est dire ! Alors oui, j'admets ma vulgarité, mon arrogance, mon impérialisme - mais ce sont les vôtres, car dans le fond, vous pensez comme moi, sauf que vous, vous agissez en jésuite, en alter, en modeste, en peureux, car moi, je n'ai pas peur des réalités qu'il faut nommer. Il faut tout nommer dans le réel, tout dire dans le réel, les non-dits, c'est pour les chochottes ! Et quand on m'explique que « le choc des civilisations » est un concept opératoire et dangereux, eh ben, je dis pourquoi pas, si les mots font exister ce « choc des civilisations », c'est que celui-ci existait dans les choses, point barre ! Parce qu'à un moment, faut pas charrier. Si je dis « il y a des éléphants roses » et qu'aucun éléphant rose apparait, ça veut dire que les éléphants roses n'existent pas et que c'est un abus de langage, ok, mais si je dis « il y a une guerre de civilisation qui se prépare », et qu'effectivement on en a une, ça veut dire que c'était quelque chose qui existait. Vous dites que je mets de l'huile sur le feu ? Vous reconnaissez donc qu'ils ont mis le feu ? Et vous me reprochez mon huile ?
    -    Quel enfant  vous faites, La Brute ! Et quel prototype des Lumières vous incarnez sans vous en douter ! Votre fantasme de transparence absolue et son refus de toute diplomatie n’est qu’ un fantasme ultra-jacobin et ultra-rousseauiste, sachez-le. C’est l’homme pur et dur que vous prônez là, l’homme dénué de négatif,  de blessure, de trace, l’homme sans péché ni castration, qui se contente de sa positivité solaire et qui ne voit rien d’autre que lui-même comme le bon sauvage qu’il est. La transparence, dites-vous ? Mais nous vivons dans le régime de la finitude et de l’historicité, mon ami, pas dans le régime de la transparence, et cela signifie que nous ne pouvons pas nous voir de l'extérieur de nous-mêmes. Un être libre ne peut pas se définir lui-même sans nier sa propre liberté. Celui qui appartient à l'histoire d'une civilisation ne peut pas prendre sur elle un point de vue extérieur et anhistorique — même s'il est en droit d'affirmer par ailleurs la vérité anhistorique de tel ou tel principe universel qu'il trouve dans sa civilisation.  Et celui qui prétend se soustraire à sa propre historicité pourra bien dire qu’il refuse l’hypocrisie : il ne fera que porter l’hypocrisie au carré. C’est arrivé aux occidentaux plus d’une fois: « je suis plus civilisé que toi, c’est pourquoi j’ai le droit de me comporter avec toi comme un barbare ». Ce n’est pas pour rien que les Indiens d’Amérique disaient que les blancs avaient la langue fourchue. Et c’est pourquoi l'accusation d'hypocrisie manque sa cible. Oui, il serait hypocrite de taire ce qui est, mais il ne s'agit pas de ça : il s'agit de comprendre que, contrairement aux éléphants roses, notre civilisation n’est pas quelque chose qui existe en dehors de ce que nous disons. Elle existe par et dans nos discours, et nos discours ne la décrivent pas : ils héritent d'elle, ils la transforment, ils l'inventent, ils la font exister à tous les sens de l'expression. La distinction de la chose et du discours ne s'applique pas aux réalités qui sont tissées de discours. Ici, dire n'est pas révéler ce qui existe indépendamment de nous : c'est faire exister ensemble l'ancien et le neuf qui n'existent que par nous. L'interprétation est création.
    -    Tout n’est donc que rhétorique, Le Truand ? Il faut faire comme si. Il faut vivre sans énoncer. Il faut avoir l'orgueil silencieux de son humilité. Ok, ok… Je m’incline devant votre sentimentalité mais je me dis que celle-ci est bien fragile et que dans notre monde si dur il faut se faire dur si l’on ne pas se faire exterminer.
    -    On tourne en rond, La Brute.
    -    Eh bien, trouvez la quadrature du cercle alors… Non, non, une belle fille qui dit qu'elle est plus belle que les autres est vulgaire, je suis bien d’accord - mais elle n'en reste pas moins objectivement belle même si elle est moralement affreuse. Désolé, je rejoins encore mon obsession de la vie fasciste, de la force mauvaise, de la violence originelle de toutes choses. Et je me demande comment on peut ne pas y croire. Et que l'on a beau faire, tourner en rond comme vous dites, humaniser (« civiliser » allais-je dire), à un moment donné, on tombe sur la brute, on tombe sur moi. Comment faire autrement ? Je suis votre os, Le Truand, il faudra s’y faire. Il faut se faire brute au moins pour ne pas se faire brutaliser.
    -    Mais que cherchez-vous à prouver au fond ? Que nous sommes tous pourris et que vous allez l’être encore plus rien que pour me forcer à l’être à mon tour ? Le pire, c’est qu’en procédant ainsi, vous me donnez raison. Le choc des civilisations est un volonté opératoire, une volonté de votre fait. On va donc se battre à mort ? Et quand nous serons tous mort, vous nous aurez prouvé que vous aviez raison – sauf qu’il n’y aura plus personne pour le voir, même pas vous…Vous aimez tant que ça vous faire mal ? Vous aimez tant que ça jouer au méchant alors que vous pourriez être un gentil…
    -    Arrêtez un peu de me croire gentil !
    -    Mais vous, arrêtez de nous faire croire que nous serions tous méchants. En vérité, vos êtes dans le désespoir, La Brute. On dirait un chrétien qui voudrait croire à Thor plutôt qu’au Christ.
    -    Il faut bien se défendre, Le Truand.
    -   Et comment il faut se défendre ! Mais votre problème à vous et à Guéant est que vous vous défendez mal. Vous ne savez pas vous défendre et vous dites n’importe quoi.  Tant pis, je me répète.
    -    Et moi, je nous re-sers.
    -   Encore une fois, on a tout à fait le droit de dire qu'on défend la civilisation lorsque celle-ci est attaquée (cas du nazisme). Mais à partir du moment où l’on utilise l’argument de la civilisation comme principe d’agression, les signes s’inversent. Refuser de tenir le langage du « choc des civilisations », ce n’est pas nier ce qui est, c’est refuser de prendre l’initiative de l’agression en essentialisant l'autre. Et donc il est bien vrai que le cœur de la question est rhétorique, ou plutôt diplomatique. Sachant que la diplomatie est toujours nécessaire, qu'elle reste nécessaire même en cas de guerre, mais qu'elle ne peut pas toujours, et ne doit pas toujours, éviter la guerre. Mais voilà : la civilisation, c'est aussi de vouloir que les guerres ne soient pas des guerres totales. C'est limiter la guerre. C'est donc ne pas vouloir qu'elle soit guerre des civilisations. Je repense à la réflexion de Paulhan sur les réalités qu’on ne peut voir et penser que de biais, parmi lesquelles il rangeait la nation. Ajoutons-y peut-être la civilisation. A la vôtre.
    -    Je vous entends, Le Truand, mais si l’autre nous attaque au nom de son essentialisme, quoi ? On se laisse gentiment défoncer la gueule ?
    -   Si l’autre nous attaque au nom de son essentialisme ou de ce qu’il croit être tel, nous le combattrons lui mais nous ne croirons pas que l'essentialisme dont il se targue soit son essence (parce que cela reviendrait à donner raison à son essentialisme), pas plus que nous nous défendrons au nom de notre supposé supériorité. Ce n’est pas sur ce terrain-là qu’il faut faire la guerre, même si l’autre veut nous y entraîner comme vous-même tentez de le faire dans notre causerie. Par exemple, on a voulu la liquidation des nazis, on n’a pas voulu la liquidation des Allemands – et cela même si les nazis ont voulu faire du nazisme l’essence de l’Allemagne et qu’il y a eu des imbéciles qui ont cru que l’Allemagne ne pouvait être que nazie. C’est le plus redoutable piège que nous tend l’essentialisme et c’est le plus fort, le « vrai » fort en esprit, en âme et en muscles, qui ne tombe pas dans le piège, c’est-à-dire qui refuse de porter les conflits sur le plan de la guerre totale — puisqu’une guerre des civilisations ne peut être qu’une guerre totale.
    -    Pourquoi Le Bon n’a pas pu me dire ça ?
    -    Sans doute parce que Le Bon répugne à la guerre, au fascisme de la vie comme vous disiez. Le Bon vit dans un conte bleu et vous vivez dans un conte noir. Le Bon ne voit jamais la menace,  vous en voyez trop. Mais je n’ai pas terminé.
    -    Je vous en prie.
    -    Refuser d’être l’agresseur n’est pas être hypocrite, ce n’est pas non plus se dérober devant les faits ou l’éventualité de la guerre, mais c’est décider que justement, si on entend défendre la civilisation, on ne peut pas être l’agresseur. Autrement dit, c’est appliquer le principe de Clausewitz : la seule guerre qui vaille est la guerre défensive (et Clausewitz n’était ni un jésuite ni un peureux, lisez le.) Quant à votre belle fille qui se targue d’être la plus belle du monde, outre que se dire la plus belle, c’est risquer réellement d’apparaître la plus laide (car la laideur de l’âme finit par se voir sur le visage, rappelez-vous la méchante reine dans Blanche-Neige), elle ne le dit que par rapport à son miroir – miroir qu’elle finit par casser un jour lorsque  celui-ci lui annonce qu’il y en a une autre plus belle qu’elle. Nous aussi nous avons un miroir mais c’est un « miroir en énigme » comme disait le natif de Tarse.
    -    Qui ?
    -    Saint Paul. Oui, nous, humains, créatures de Dieu, sommes obligés de voir par énigme, c’est-à-dire par amour, surtout quand nous nous occupons de vérité et d’universel. « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas d’amour, je ne serais que bronze qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaitrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais toute la foi jusqu’ à déplacer des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne serais rien. » [7]  On n’a jamais dit mieux.
    -    Alors ?
    -    Alors, il faut « travailler à son  salut avec crainte et tremblement », « s’aimer les uns les autres », et ne jamais oublier qu’au lieu de se croire supérieur ou inférieur,  chacun devrait être le Christ de l’autre.
    -    Je… Je vais y penser, Le Truand.
    -    J’en suis sûr, La Brute.
    -    Alors, heu, à la prochaine ?
    -    A la prochaine, mon prochain.

     

     

    [1] Sur toutes ces questions, on consultera l’ouvrage de Jean-Yves Pranchère, L’autorité contre les Lumières, la philosophie de Joseph de Maistre, « bibliothèque des Lumières », Editions Droz

    [2] Saint Paul, Première Epître aux Corinthiens, XIII - 2


    (L'ensemble de ce texte en quatre parties est paru dans Les carnets de la philosophie  numéro d'hiver 2012. Retour à la partie un.)


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